À travers l’Exposition
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 95 (p. 196-211).
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A TRAVERS L'EXPOSITION

V.[1]
DE QUELQUES INDUSTRIES.

Les palais d’où nous sortons nous ont montré les ateliers du travail dans le passé et dans le présent ; pour étudier les produits de ce travail, il nous resterait à visiter les milliers de cellules alignées sous la grande ruche de verre, les galeries françaises ou étrangères, leurs innombrables annexes, le long boyau qui déroule sur les berges de la Seine, jusqu’à l’esplanade des Invalides, ses kilomètres de victuailles et de boissons. Devant une pareille tâche, Bottin se trouble et Roret se récuse. Je n’ai jamais songé à l’aborder ; je n’en veux retenir qu’un petit nombre d’observations générales et l’indication de quelques singularités.

On peut ramener toutes les créations de l’industrie à trois types déterminés qui caractérisent trois âges de civilisation. En premier lieu, la manufacture locale, individuelle et séculaire, celle où les générations se transmettent des méthodes qui ne varient jamais, non plus que leurs produits. Il faut ranger dans cette catégorie les vêtemens, les armes, les objets mobiliers de tout l’Orient et des confins de l’Europe où l’Orient fait sentir son influence, depuis la Russie jusqu’à la Grèce. Ce type correspond dans le monde industriel aux espèces fossiles encore représentées dans le monde animal ; comme ces dernières, il est condamné à disparaître dans un temps prochain. Son domaine se rétrécit chaque jour devant les envahissemens de la fabrication européenne qui submerge ces pauvres et pittoresques métiers. Elle leur emprunte quelques-uns de leurs motifs originaux pour les approprier à son puissant outillage ; elle tue les autres et les remplace par des produits plus commodes, plus économiques. Les expositions des États danubiens et des nations du Levant nous font assister aux péripéties de cette lutte inégale. Les broderies, les tissus indigènes déclinent ; la pâle rouennerie et l’ignominieuse peluche leur succèdent. Parmi les objets de physionomie orientale, un bon nombre proviennent des usines de France ou d’Angleterre. Jusqu’à ces derniers jours, les visiteurs achetaient de confiance des bibelots qu’ils croyaient marocains ou égyptiens à des marchands qu’ils croyaient Arabes ou Turcs ; le bon Parisien vient d’apprendre avec stupeur ce que savaient depuis longtemps les habitués des bazars du Levant : les étoiles et les bijoux des odalisques, débités par de fallacieux Arméniens, sont fabriqués en grande partie à Saint-Denis ou à Pantin. Au commissaire de police qui exigeait des turqueries authentiques, les hommes à fez ont livré leur secret dans un beau cri de sincérité : « L’Orient ne fabrique plus rien ! Il estampille une variété de l’article-Paris. »

La révolution commerciale apparaît clairement dans la plus importante et la plus laineuse des industries du Levant : celle des tapis. Depuis vingt ans, on la voit dégénérer et se corrompre ; les dessins européens et les couleurs tirées de la houille vont l’empoisonner jusqu’à ses sources les plus lointaines, dans les vallées du Khorassan et sur les versans de l’Himalaya. En revanche, nos grands fabricans sont aujourd’hui en mesure de reproduire, avec la perfection des originaux, les merveilles historiques dont l’Orient a perdu la tradition. Un rapprochement fortuit permet de mesurer à l’Exposition cette marche en sens inverse ; d’une salle égyptienne où l’on déballe, au milieu de quelques beaux tapis d’apparat, les produits bâtards de la Perse contemporaine, vous passez directement dans une salle française où les pièces les plus rares de la collection Goupil sont imitées à s’y méprendre. Un khalife qui voudrait meubler le yali d’une sultane favorite avec le luxe des ancêtres, tout en ménageant sa cassette, devrait aujourd’hui faire sa commande à Paris. Et il serait bien capable d’y commander aussi la sultane. Ah ! mon pauvre vieil Orient ! Pour ceux qui s’obstinent à le vouloir tel que le transposent nos étalagistes, nos reporters et presque tous nos peintres, à l’exception de quelques voyans sincères, pour ceux qui lui demandent autre chose que le charme de son agonie tranquille, sa noble misère de roi-mendiant, ses haillons éteints dès qu’on les retire de la lumière ambiante, quel décor mensonger, cet Orient de boulevard et d’atelier ! Quelle immense mystification !

Au second type d’industrie appartiennent les richesses brutes, déjà exploitées, mais qui attendent encore pour acquérir toute leur valeur l’habile mise en œuvre de la main européenne. Ce type est à, peu près le seul représenté, dans la cité bariolée bâtie au Champ de Mars par les républiques sud-américaines. Le contenu est identique dans ces pavillons si divers d’aspect : qui en a vu un, les a tous vus. A la place d’honneur, le portrait du général président ; lourde figure de beau sergent, très chamarré dans l’uniforme tout battant neuf qu’il n’aura pas le temps d’user, avec la mine et la prestance d’un Cid campéador, sorti des gardes nationales et posant pour une vignette de Gustave Aymard ; ces présidens ont un air de famille, et chose inquiétante, plusieurs ressemblent par quelque endroit à un visage connu, en très brun. Sous les yeux de cet administrateur, des cafés, des tabacs, des céréales, des laines en ballots, des cuirs tannés, des bois magnifiques en grume, des métaux précieux dans leur gangue ; ces échantillons donnent l’impression d’un nouveau monde à peine découvert, opulent et mal dégrossi, qui ouvre des perspectives sans fin à l’activité de nos vieilles races ; monde où l’homme est subordonné à une nature trop forte pour lui. Voyez, à l’exposition du Guatemala, cette grotte aménagée avec les spécimens de la flore et de la faune tropicales ; reptiles monstrueux, oiseaux au coloris aveuglant, gigantesques papillons d’azur, beaux comme un rêve de fée, et qu’on dirait découpés dans un lambeau de ciel ; c’est un coin oublié du paradis terrestre. Et l’on pense avec tristesse qu’en vertu d’une loi inéluctable, cette terre verra pâlir sa splendeur, le jour où le travail acharné de l’homme l’aura vaincue et disciplinée ; elle perdra en grâce tout ce qu’elle gagnera en utilité ; car il semble que la physionomie de la nature reflète exactement les évolutions de l’esprit humain, et que la poésie des lieux subisse la même décroissance que celle de la pensée dans sa maturité, quand l’exubérance de l’imagination y devient incompatible avec les progrès de la raison.

Parmi ces pavillons des pays neufs d’outre-mer, un seul m’a retenu longtemps ; c’est de tous le plus petit et le plus vide, celui des îles Hawaï. Il intéresse comme un germe où l’on verrait les linéamens de l’arbre futur. Dans cette chambre de quelques pieds carrés, l’état d’Honolulu nous montre l’embryon d’un empire achevé, avec toutes les parties nécessaires de son organisme. Le culte : des dieux fétiches taillés dans un bâton, plantés autour d’un enclos consacré où l’on célèbre les cérémonies de l’initiation aux mystères. Le pouvoir : deux photographies encadrées au mur ; le roi Kalakaua, avec sa bonne figure d’orphéoniste toulousain, sanglé dans le grand cordon de son ordre, bardé de plaques sous les épaulettes et les aiguillettes de sa tunique d’ordonnance ; la reine Kapriolani, décolletée, un diadème en brillans dans ses cheveux crépus, le même grand cordon sur sa gorge avantageuse ; leurs traits respirent une conviction de majesté égale, sinon supérieure, à celle de l’empereur d’Allemagne et de l’impératrice des Indes. Les insignes du pouvoir : une sorte de long plumeau, en guise de sceptre ; un casque de plumes rares, modèle excessif de ceux qui ornent les chefs des civilisés aux parades militaires ; l’argenterie de la couronne, une énorme soupière d’un bois précieux où le roi mange le poï, la bouillie nationale. Les grands services publics : le ministre de l’instruction expose son budget avec la même fierté que ses collègues d’Europe : 1,611,765 francs, dépensés pour les écoles primaires et secondaires. — Entre ce microcosme et nos empires, on voit bien des différences de dimension, de développement, on ne voit aucune différence spécifique, intrinsèque. Et dans cette petite salle, comme dans une éprouvette, les visiteurs révèlent l’une ou l’autre pente de leur esprit. Les uns raillent l’ensemble des choses humaines, qui leur apparaît là par le petit bout de la lorgnette ; leur premier mouvement est de faire rentrer le chêne dans le gland ; ils ricanent : « Les dieux, les rois, voilà ce que c’est, en dernière analyse. » Bouvard est heureux de mépriser ; et il ne se doute pas que son nihilisme, lorsqu’il refait d’un bond le chemin parcouru par la civilisation, trahit tout au fond de ses instincts un secret besoin de retour à la vie sauvage, un revenez-y de Papoua. D’autres sentent redoubler leur respect pour la longue ascension de l’humanité sur l’échelle de Jacob, pour l’effort de ce monde qui se crée perpétuellement en hauteur, pour la légitimité de ces pouvoirs qui reparaissent toujours comme le ciment nécessaire des sociétés, pour la vérité de cette divinité qui s’élève au-dessus de l’homme à mesure qu’il monte et lui dispense une quantité de lumière proportionnée à la conformation de son œil. — Ceux-là ne dédaignent pas Kalakaua, ni Kapriolani ; ces potentats d’Honolulu « font la chaîne, » comme on disait l’autre jour ; ils la font entre les animalcules qui ont bâti leur royaume de corail et les César, les Napoléon. Dans une chaîne de maillons inégaux qui soulève un poids, l’effort est le même pour tous les anneaux, aussi considérable, aussi pénible, aussi méritoire pour le plus petit que pour le plus gros. — Je crains que ceci n’ait avec l’industrie qu’un rapport lointain. Ce n’est pas ma faute si cette Exposition est une mer sans fond ; à quelque endroit que l’on jette la sonde, elle enfonce indéfiniment, elle ramène des choses inattendues, témoins qui nous parlent de régions mystérieuses, de fuites d’abîmes où n’arrive plus la lumière.

Tirons-nous du Pacifique, revenons en Europe : ce n’est qu’une rue à passer. Voici, dans les galeries de l’Europe centrale, le troisième type d’industrie : la production intense et multiforme, obtenue par la division du travail, accaparant les matières premières du monde entier pour les façonner à sa guise, perfectionnant et variant sans relâche ses articles pour les approprier aux ressources, aux goûts changeans des diverses catégories de consommateurs. Dans quel sens est dirigé le mouvement actuel de notre industrie ? Il suit les courans du siècle, politiques, économiques et littéraires ; il sollicite le plus grand nombre. Le négoce a imité le changement de front de l’histoire. Jadis, avant qu’on n’eût retourné la pyramide sociale, les artisans de marque se proposaient de satisfaire la cour d’abord, puis les grands qui singeaient la cour, la riche clientèle bourgeoise qui singeait les grands ; leur calcul était de faire payer très cher à quelques-uns des objets de choix. Aujourd’hui, les fabricans qui visent les grosses bourses sont clairsemés ; la plupart des étalages s’adressent au client inépuisable, à tout le monde. Sur plusieurs des belles étoffes exposées par les tisseurs lyonnais, des étiquettes mentionnent le destinataire ; autrefois, ces étiquettes eussent porté les noms des familles souveraines ou des gens de finance ; on y fit maintenant : « fabriqué pour tel ou tel des grands magasins à bon marché. » Ce grand magasin, qui se substitue partout aux détaillans et les écrase, c’est le bazar des villes d’Orient, où l’acheteur trouve dans un même lieu tous les objets qu’il recherche. Comme l’architecture, le commerce nous montre l’extrême civilisation rentrant dans les vieux cadres de la vie asiatique pour les agrandir à sa mesure. Sous la diversité du décor qui masque l’identité des procédés, nos nouvelles mœurs commerciales nous reportent aux marchés de Tyr, de Babylone et d’Alexandrie, bien plus qu’aux boutiques de Paris sous François Ier, Louis XIV ou Charles X. Quand on réfléchit sur cette adaptation des besoins nouveaux à des formes très primitives, sur ce mouvement général de retour aux pratiques de nos aînés, on est amené à se demander s’il ne ressuscitera pas chez nous des modes d’existence qui semblaient à jamais condamnés, jusques et y compris l’usage collectif du sol[2].

Sous le rapport du sentiment artistique, la totalité de nos produits se divise en deux groupes bien tranchés. Dans le premier, la loi que nous constations en étudiant l’histoire du travail s’est vérifiée : l’ornementation a disparu ou achève de disparaître. Ce groupe est le plus nombreux, car il comprend presque tous les objets d’usage commun et à bas prix, ceux-là mêmes que l’imagination populaire enjolivait jadis à plaisir ; il y faut rattacher, dans la fabrication de luxe, tout ce qui ne tolère plus l’ornement de fantaisie, les étoffes unies, certains types de meubles, la carrosserie, les harnais, les armes, les instrumens de toute nature et même les instrumens de musique. On n’admet plus la peinture et la sculpture sur les bois d’un piano ou d’un violon. Il est difficile de s’expliquer comment la loi s’est étendue à des objets d’agrément qui servent un art. — Le second groupe réunit les industries qui demandent encore leurs séductions au relief et à la couleur, à la reproduction de la figure humaine, des animaux et des fleurs ; tels les tissus destinés aux tentures et au vêtement féminin, les ameublemens de prix, la céramique, la cristallerie, la bijouterie, le bronze ornemental. Nous devrons circonscrire notre promenade sur ce terrain ; c’est le seul où la lutte industrielle pique notre curiosité.

On peut affirmer sans vaine complaisance que la France garde le premier rang dans cette lutte. A la vérité, le Champ de Mars ne nous offre pas les élémens d’une opinion définitive ; il serait peu équitable de juger par défaut ou sur des pièces incomplètes les peuples auxquels leurs pasteurs ont déconseillé l’épreuve. Parmi nos concurrens de première ligne, les Anglais nous serrent de près ; leur céramique, leur verrerie, gardent l’empreinte de ce génie tranquille et personnel qui fait de leurs salles de peinture, dans le grand capharnaüm des tableaux, un sanctuaire de noblesse et de poésie, une chambre des lords dans la république des arts. Peut-être l’emporteraient-ils sur nous, si le marché européen ne demandait à ses fournisseurs que la distinction souveraine, l’entente de la vie intérieure, le sentiment intime de la profondeur des choses. Tout ne plaît pas, dans les produits de leurs industries relevées ; mais tout a du style. J’imagine que s’ils avaient exposé le plus démodé de leurs articles d’exportation, à ce qu’on assure, le parlementarisme, nous le retrouverions beau chez eux. D’aucuns disaient le chêne britannique languissant et en mal de vieillesse ; il apparaît ici bien vivant, plongeant par ses racines sous-océanes dans une réserve illimitée de sève et de richesse. La section anglaise renferme une dépendance où une porte d’or ouvre sur l’Australie ; ce n’est qu’une province du monde tributaire, et le développement de cette province est fabuleux ; Melbourne, fondée en 1851, compte 450,000 habitans ; tout ce qu’on nous montre de cette ville nous rend l’image d’un organisme qui a déjà sa vie propre de grand état policé ; le mouvement commercial dépasse deux milliards et demi. Quand on demandera à la race humaine, dans la vallée de Josaphat, ceux qui ont le mieux gouverné le monde et donné à l’homme le plus d’orgueil de sa condition, je crois bien que les morts de la vieille Angleterre se lèveront les premiers. Les nôtres seront déjà debout, parce que le juge aura appelé d’abord ceux qui ont le mieux éclairé ce monde et lui ont adouci la peine d’exister.

Je me suis promis d’être bref sur les sections étrangères. Nous devons un accueil courtois et des remercîmens cordiaux aux exposans qui ont répondu à notre appel malgré la consigne ; si l’on poussait les comparaisons entre eux et les nôtres, il faudrait faire entendre des vérités fâcheuses à quelques-uns ; il faudrait constater la décadence irrémédiable du goût sous certaines latitudes. Ce serait mal répondre à un empressement que les circonstances ont rendu très méritoire. Je me bornerai à quelques complimens sincères. Il en faut adresser à presque tous nos rivaux, comme à nous-mêmes, pour les progrès de la céramique. Jamais on n’en avait tant fait, jamais on ne l’avait si bien faite. Le développement universel de cette belle industrie est l’un des traits saillans de l’Exposition de 1889. Notre siècle finissant demande aux potiers d’égayer ses derniers regards ; et par ce côté encore il revient aux origines, à l’un des premiers arts où s’essayèrent les hommes, à celui où excellaient les anciennes civilisations. Il semble que la terre émaillée sous toutes ses formes, depuis la porcelaine jusqu’aux laves et aux carrelages, se prépare aux destinées brillantes qu’on lui promet dans la décoration intérieure et extérieure de nos maisons. Les artistes qui la travaillent renouvellent leurs procédés, leurs dessins, leur palette, à Paris et dans nos fabriques provinciales, comme à Londres et à Minton. Le Danemark mérite une mention spéciale, pour ses camaïeux où les paysages nationaux sont rendus avec tant de charme et d’originalité. Je voudrais pouvoir en dire autant des colorations violentes qu’on affectionne à Vienne et à Pesth. En Belgique, où l’on est las apparemment de s’entendre reprocher la contrefaçon des modernes, un fabricant refait dans la perfection les faïences à fleurs de Rhodes et d’Asie-Mineure. Les Hollandais maintiennent les glorieuses traditions de Delft avec ces plaques à grands sujets, si gaies et si franches de ton. Elles ne se trouvent pas, le croiriez-vous, chez M. Van Houten, qui nous guette à tous les recoins de l’Exposition avec son cacao, qui enrégimente au service de cette denrée les Frisonnes joufflues et les maigres Javanaises, et qui a vraiment le cacao encombrant.

Avec la céramique, l’orfèvrerie est l’industrie d’art la mieux représentée chez tous les peuples, celle où se marque le plus nettement la personnalité de chacun d’eux. Ici encore, le Danemark vient en bon rang, l’inspiration de ses modeleurs ne doit rien qu’à elle-même. Les Russes ont leurs orfèvres-émailleurs ; malheureusement, les maîtres de Moscou ne nous ont pas apporté cette année tout ce qu’ils pourraient montrer pour grandir leur légitime réputation. Même regret pour M. Castellani, qui ne nous a pas donné le plaisir de revoir ses bijoux grecs et pompéiens. L’Espagne, tour à tour étincelante et sombre, est tout entière dans le travail de ses damasquineurs, dans ces plats et ces boucliers de fer noir où le fil d’or promène ses arabesques, sème des fleurs brillantes sur un champ de deuil, tisse des manteaux de vermeil sur les épaules des nègres. On se figure ainsi la vaisselle d’un roi maure, somptueuse et triste ; pour décrire l’élégance nerveuse, un peu sèche, des métaux alliés sous le marteau de Zuloaga, il ne faudrait rien moins qu’un sonnet de M. de Heredia. L’argenterie anglaise, autrefois consacrée par la mode, semble moins prisée depuis que notre engouement va au frère Jonathan. Il est convenu qu’il faut se pâmer devant les vitrines de M. Tiffany, devant le luxe étourdissant de ces hanaps ventrus, de ces bijoux contournés, rehaussés d’énormes gemmes inédites. L’argentier de New-York rencontre des effets d’une étrangeté saisissante dans les dessins qu’il empruntait naguère à l’archéologie assyrienne, dans ceux que lui inspirent maintenant les monstres de tous les règnes, les éléphans, les orchidées. Mais est-ce bien le dernier mot de l’art, ces formes massives et ces lourdes végétations ? Elles prouvent surtout aux pauvres diables d’Européens que l’argent coule dans les creusets américains comme la fonte dans nos hauts-fourneaux ; on les dirait combinés pour bien emplir les larges paumes des manieurs de pépites, pour chatouiller de leurs saillies les calus restés aux mains qui ont brandi le pic dans les placers. Et ce doivent être de fortes femmes, celles qui se servent de ces objets de toilette et portent quelques-unes de ces parures. Après avoir admiré comme il faut ces rudes inventions, je sens combien je suis arriéré, quand mon plaisir me ramène devant les œuvres délicates de nos ciseleurs ; par exemple les Sept péchés capitaux, le coffret exécuté par M. Diomède pour un de nos grands orfèvres parisiens.

Le succès de M. Tiffany est dû pour une bonne part à l’imitation hardie des Japonais. Alors, que l’on me conduise tout droit chez ces prodigieux bonshommes. Peu ou prou, toute l’industrie européenne les imite aujourd’hui, les orfèvres comme les céramistes ; mais vis-à-vis d’eux, nous serons toujours des disciples bien gauches. Le ciel leur a départi le plus rare des dons, celui de voir le monde comme il est vivant et divers. Pour un Japonais, il n’y a pas deux fleurs, deux insectes, deux gestes qui se ressemblent. Leur petit œil est ainsi fait qu’il embrasse toute la nature et en dissocie les élémens, afin de recomposer avec eux une seconde création, rivale de l’autre. Toutes les matières leur sont bonnes pour donner un corps à la vie inépuisable qu’ils ont dans les doigts ; et ils varient de mille façons chaque matière, les bois, les argiles, les métaux auxquels ils savent seuls communiquer une patine incomparable. Les connaisseurs n’estiment pas que le génie du Nippon ait fait à l’Exposition tout l’effort dont il est capable ; sa fécondité n’en est que plus caractéristique sur des objets de fabrication courante et de mince valeur. Quel enchantement, cette salle ! Elle contient tous les êtres possibles, tout l’univers des formes, et chacune est aussi inattendue qu’elle est vraie. Regardez ce paravent où les brodeurs ont jeté une centaine de figures ; pas un de ces personnages qui n’ait son mouvement personnel, sa plaisanterie particulière ; toutes ces petites âmes falotes méditent des drôleries différentes. Placez à côté du paravent la plus joyeuse kermesse de Téniers ; elle paraîtra monotone et inanimée. De même, quand on revient chez nous en sortant de la salle japonaise, tout ce qui est dans notre art simple reproduction de la nature semble timide et figé. J’aurai l’occasion de chercher tout à l’heure par où nous prenons notre revanche.

Avant de quitter les étrangers, je veux faire encore un compliment collectif et l’adresser à la Norvège. La section norvégienne est une oasis ; tout y repose les yeux charmés ; ils ne voient que des produits naturels et loyaux, de beaux bois coquettement assemblés, une orfèvrerie originale dans sa modestie, des fourrures de prix légères comme des soies et disposées par des mains ingénieuses. Pas une faute dégoût dans cette salle ; on y chercherait vainement ce qui abonde dans tant d’autres, un tapissier ou une modiste à l’instar de Paris, une loque de peluche, un simili quelque chose. Tout y donne l’idée d’une race honnête, simple et forte, qui ne s’endimanche pas avec nos vieilles modes et se contente de sa distinction innée. Depuis longtemps, le talent vigoureux de ses paysagistes commandait notre admiration ; ses chanteurs ont achevé de nous prouver qu’on excelle dans tous les arts, chez ce peuple parfaitement aimable. — Je voudrais aussi trouver quelque mérite rare dans une section plus exiguë, celle de la république de Saint-Marin. Voici pourquoi. Un jour que j’y admirais, — en photographie, — le capitaine des gardes-nobles, qui a une mine tout à fait triomphale à la tête de sa compagnie, un citoyen de cette république expliquait près de moi à quelques visiteurs la politique de son pays. Il disait que Saint-Marin s’était consulté pour savoir s’il convenait de répondre à l’invitation de la France. Le refus de l’Italie rendait la décision délicate ; « mais, ajoutait-il, nous nous sommes rappelé que la France nous a toujours protégés, sous Napoléon comme sous Louis XIV ; l’Italie refusait, Saint-Marin a accepté. » En d’autres temps, je crois volontiers que cette affirmation, faite avec une certaine solennité, eût éveillé des idées gaies. Par ce temps d’Exposition, on devient très naïf ; cette obole de reconnaissance me parut tout autre chose que ridicule. Il me sembla qu’avec ces quelques mots l’étranger racontait toute l’histoire de ma pauvre sotte de patrie, qui s’avise de jouer en ce monde le rôle de la justice éternelle, qui se met à des les puissans et les forts, et qui s’en revient de ses batailles séculaires, meurtrie, abandonnée de tous, récompensée par la fidélité de la république de Saint-Marin ; il me sembla que cet inconnu témoignait pour toute la conscience de l’humanité : elle juge autrement que la sagesse des chancelleries, elle sent confusément que, si la plus haute gloire des saints est faite des verres d’eau donnés aux misérables, la meilleure grandeur d’un peuple est trempée dans les folles gouttes de sang qu’il a versées pour le droit des faibles et des petits.

Notre génie est humain ; dans ce mot gît tout le secret de notre supériorité artistique et industrielle. Nulle part le trait distinctif du caractère national ne s’est conservé plus visible que dans les produits de nos industries décoratives. D’autres apporteront peut-être aux mêmes ouvrages plus d’originalité, plus d’audace, une poésie plus pénétrante ; les nôtres gardent la faveur des hommes parce qu’ils se font comprendre de tous. Ils ont toujours bonne grâce, s’ils n’ont pas toujours grand air ; ils étonnent rarement, ils plaisent à coup sûr. Ce qu’on en voit à l’Exposition révèle les qualités héréditaires de nos ouvriers d’élite, la souplesse qui s’accommode à tous les besoins, la politesse traduite en œuvres, l’ingéniosité plutôt que la grande invention, l’extrême habileté de main à défaut de conceptions très neuves, et surtout cette bonne humeur qui passe dans les choses, qui les rend aimables et légères, qui fait dire à l’acheteur sur les marchés les plus lointains : « Je préfère une jolie chose de France. » Quand elle vaut deux sous, elle est souvent affligeante pour l’esthétique ; mais sa gaieté et l’envie qu’elle a de plaire persuadent toutes les petites bourses ; plus relevée et sortie des doigts d’un artiste, elle ne fera peut-être pas rêver les chercheurs de sensations profondes, mais elle charmera partout la bonne compagnie.

Ces qualités ont leur plus haute expression dans le magnifique trophée des soieries lyonnaises ; je suis moins sensible encore à leur beauté qu’à la souplesse dont elles témoignent chez ces braves canuts. Ils courent après la plus mobile des fantaisies, celle de la mode : ils parviennent toujours à la ramener chez eux. Partout, si l’on prend les industries d’art à un certain niveau, l’Exposition atteste que notre goût est en progrès ; il est rare de rencontrer une défaillance choquante dans l’ameublement, la bijouterie, la décoration de toute nature. La science n’a jamais été plus sûre et plus générale, elle n’a jamais eu à son service un travail plus habile ; nos grands fabricans sont des critiques et des archéologues. Nous avons vu comment les tapissiers reproduisaient les chefs-d’œuvre des métiers d’Asie ; les céramistes font de même pour les faïences d’Orient, les orfèvres et tes ébénistes pour nos styles nationaux. Devant telle imitation achevée d’un meuble Louis XIV ou d’une pièce d’argenterie du dernier siècle, on se dit que les Boule, les Germain, les Roitiers signeraient sans hésiter les œuvres de leurs successeurs ; le malheur est que ceux-ci nous donnent seulement ce que les autres nous avaient déjà donné. Pour expliquer comment notre siècle à tous les styles et ne trouve pas le sien, il faudrait récrire à propos des arts du mobilier tout ce que nous suggérait l’architecture. Le phénomène est si évident, l’observation en est si banale, qu’en y insistant je répéterais ce qu’on a lu partout. S’il est, dans tous les ordres de production, un de nos contemporains chez qui le sens critique n’ait pas amaigri l’imagination, que celui-là jette la première pierre dans la rue du Sentier.

On pouvait espérer que l’Exposition, où tant de choses nouvelles se laissent deviner dans une brume d’aube, trahirait quelque effort d’ensemble vers ce style attendu. Il n’en est rien ; et à vrai dire, je ne l’attends guère là où on le cherche. S’il doit apparaître, il viendra d’en bas, des milieux où l’industrie est forcée à plus d’initiative par un plus grand bouleversement de ses habitudes. Nous nous sommes déjà expliqué sur ces thèses générales ; il est plus intéressant de chercher dans les sections françaises les protestations individuelles contre le statu quo. J’en voudrais signaler trois. Il y en a d’autres, sans doute, mais moins vigoureuses. Je prie les auteurs de ces dernières d’excuser mon silence à leur égard : dès le début, notre causerie s’est défendue d’être un catalogue. L’industrie parisienne voudra bien me pardonner de lui proposer en exemple deux provinciaux et un expatrié.

L’expatrié, c’était ce pauvre Lanseret, mort naguère en Algérie de l’usure prématurée du travail. On peut voir dans la section russe la collection de ses bronzes d’art ; il n’y a de russe ici que remplacement ; notre compatriote travaillait depuis quinze ans à Pétersbourg dans la maison française de M. Chopin. Mis en présence d’une nature nouvelle, le jeune artiste s’en éprit et la comprit ; du métal qu’il modelait, il tira sans relâche les types pittoresques de l’Asie, hommes et chevaux cosaques, turcomans, bachibozouks. Je ne sais rien de supérieur comme audace de mouvement et traduction fidèle d’une vie particulière. Je n’accumulerai pas ici des descriptions qui fatiguent sans persuader ; un regard jeté sur quelques-uns de ces groupes, — et tout d’abord sur les deux fauconniers kirghiz campés à cheval devant la porte de la section, — permettra aux artistes de vérifier mes dires ; qu’ils veuillent bien refaire une promenade dans la galerie des bronzes, où les points de comparaison ne manquent pas, ils verront mieux ensuite ce que l’art a perdu par la mort de Lanseret.

Venons maintenant à l’atelier d’orfèvrerie religieuse, créé à Lyon par M. Armand-Calliat. On s’y propose une tâche ardue entre toutes : renouveler l’art le plus obstinément immobile, enchaîné qu’il est par des traditions inflexibles et par la routine de la clientèle spéciale qui le fait vivre, si c’est la vivre. Avant d’examiner l’œuvre de l’orfèvre lyonnais, il n’est pas inutile de passer en revue les spécimens de ce commerce, désolant pour l’art comme pour le sentiment religieux, que je n’hésite pas à appeler la camelote de piété. C’est le pire des poncifs, le poncif de sacristie. Depuis trente ans, M. Armand-Calliat travaille à ressusciter le cadavre ; il lui communique son âme, l’âme mystique et laborieuse qui leur fait un génie si personnel, dans la ville d’Ozanam et de Laprade, de Flandrin et de l’avis de Chavannes. Le maître a formé des ouvriers émérites, famille qui demeure fidèle à l’atelier de Fourvières, qui travaille là comme on travaillait il y a cinq siècles, unie sous la direction du chef dans la même foi religieuse et artistique. Il a adopté un style, le roman, dont il ne s’écarte jamais. De patientes études l’ont armé de toutes les ressources du métier ; il a étendu et diversifié l’emploi des émaux, des nielles, des ivoires. Mais surtout il est parti d’une idée bien simple ; il s’est dit qu’au lieu de réduire l’ornementation des vases sacrés à quelques motifs rebattus, toujours les mûmes, il fallait ouvrir les vies des Saints, et puiser à cette source intarissable les merveilleuses histoires, les symboles particuliers qui se dérouleraient sur les reliquaires, les ostensoirs, les calices, racontant la gloire du bienheureux auquel l’objet est dédié. Ce qu’a produit l’application de ce principe, on peut le voir dans les trente ou quarante pièces exposées cette année. Le reliquaire de Saint-Louis de Carthage a les dimensions d’un véritable monument, les deux figures principales suffiraient à la réputation d’un sculpteur. Sur des pièces de moindre importance, la vie du saint est un poème en action ; les figurines enlevées sur l’or à la base des calices se meuvent avec la grâce et la liberté des panégyries autour d’un vase grec. J’aurais quelques réserves à formuler suites tentatives de M. Armand-Calliat ; il a gardé de son premier maître, M. Bossan, l’amour de la symbolique touffue qui égara cet architecte dans la décoration de la basilique de Fourvières ; allégés et simplifiés par des coupes sombres dans les allégories, certains ouvrages plairaient mieux. Je ne suis pas sûr que les tons des émaux et leurs combinaisons soient toujours irréprochables. Erreurs d’un chercheur passionné, entraînées pêle-mêle avec les heureuses trouvailles dans un souffle de vie, une flamme de foi comme l’orfèvrerie sacrée n’en avait peut-être jamais connu, depuis les joyaux que nous admirons à l’Exposition rétrospective du Trocadéro. Là-haut, la foule se presse devant les trésors des abbayes ; ici, elle passe inattentive, rien ne l’avertit que l’âme perdue est rentrée dans ces cloisons de vermeil. Quant au jury dont relève M. Armand-Calliat, il n’a pas mission de couronner les âmes, il accordera vraisemblablement ses plus hautes récompenses au prestigieux Américain. Songez donc ! un homme qui montre des millions de dollars dans sa vitrine, qui a retrouvé le métal de Corinthe en pilant dans une aiguière la Californie et le Nevada. Mais qu’importe au tranquille artiste ? Il regagnera la vieille maison de travail, dans l’ombre et le silence de la montagne lyonnaise ; il rouvrira le volume des Bollandistes à la page abandonnée. Consolé de l’indifférence des hommes, la joie renaîtra pour lui dès qu’il fixera sur l’or et l’émail les belles visions qui remonteront du livre, comme montent au sommet de la tour les fleurs mystiques du rosier de sainte Roseline, sur cette monstrance qu’il a ciselée pour elle ; le rêve idéal des pieux compagnons de Fourvières, un moment interrompu par notre bruit, repartira sur ces ailes irisées, constellées d’yeux dont la prunelle d’azur rappelle les yeux de Roseline, qui furent enclos dans ce reliquaire.

Plus heureux est M. Émile Gallé, le triomphateur de l’industrie mobilière à l’Exposition. Tout le monde applaudit à l’initiative de l’artiste lorrain. Artiste en quoi ? me demandera-t-on. Artiste en tout ce qui lui tombe sous la main, en bois, en verre, en terre cuite ; mais surtout artiste en chimères, toujours prêt à les emprisonner dans le premier objet sur lequel il les saisit, table, bahut, bouteille ou pot de grès. Voici enfin, dans notre morne république de la division du travail, un homme qui nous fait comprendre la folie de l’art, telle que Vasari la décrit chez les maîtres florentins, alors que tourmentés par des formes trop nombreuses, ils en délivraient leur imagination avec tous les instrumens, sur toutes les matières, dans un besoin de création universelle et continue. Bénissons le caprice du sort qui a fait naître un Japonais à Nancy. M. Émile Gallé a ce regard dont nous parlions tout à l’heure ; il l’a dirigé sur une autre flore, et ces mêmes plantes dont nous avions fini par faire une ornementation conventionnelle, il leur a rendu une personnalité, un langage ; il a retrouvé les lois mystérieuses de leurs attitudes, soit qu’il incruste leur image dans la marqueterie de ses meubles, soit qu’il la jette dans la pâte de ses cristaux. Après les fleurs, tout le monde des vivans y passe, les oiseaux, les poissons, les insectes, et des hommes aussi, des figures et des corps d’aujourd’hui, tels que les a vus M. Galle dans les champs où il herborisait. Après l’exacte réalité, ses recompositions spirituelles : des larves d’êtres qui pourraient exister, qui luttent tragiquement pour arriver à la clarté de la vie, dans les demi-ténèbres de ces verres fumés que l’artiste affectionne. Par-lois la fantaisie du symboliste procède d’Edgar Poë et de Baudelaire ; elle demande à cette matière complice des songes, le verre, de rendre des hallucinations qu’on approuverait au Chat-Noir et que signerait M. Odilon Redon ; mais d’autres ouvrages laissent croire, par l’abondance et la profondeur de cette fantaisie, que l’artisan lorrain s’est plutôt nourri de Shakspeare, et qu’il loge dans son cerveau la machine à transformer le réel où l’on reconnaît les grands poètes.

Quand on le compare à ses maîtres techniques, les Japonais, on aperçoit bien par où nous leur devons être supérieurs, et la comparaison permet de mettre des distinctions suffisamment précises sous ces mots vagues, le réalisme et l’idéalisme. Malgré toute son habileté, M. Gallé n’extraira jamais du monde extérieur la quantité de vie qu’un Japonais sait en tirer ; mais cette vie, l’homme d’Orient ne peut la retravailler que jusqu’à un certain point ; il lui manque l’outil que nous devons à une hérédité intellectuelle plus complète, plus riche, fit la suprême jouissance de l’art, quoi qu’on en dise, n’est pas dans la vue, mais dans la vision ; parce que l’intérêt le plus poignant pour nous n’est pas dans les choses, il n’est pas même dans le spectacle de la vie générale, si puissante que vous nous en rendiez l’image, il est dans l’homme, et dans ce que l’homme connaît le moins de lui-même. — Regardez chez M. Gallé ce petit flacon, une simple bulle de verre au long col, où des hirondelles perchent sur une branche de feuillée, si tristes, au-dessus de quelques rimes qui parlent de l’automne. C’est là ce que les peintres de pur métier, et qui se croient réalistes, appellent dédaigneusement le genre littéraire, le genre romance ; ce que nous appelons, nous autres pauvres hères, la poésie. Cela, c’est interdit au Japonais, parce qu’il y a dans cette bulle, accumulé par les siècles, tout un trésor patrimonial de pensées, de souffrances, de morales, d’inquiétudes et de mélancolies supérieures, toute la révision du monde par le regard intérieur, depuis Homère jusqu’à nous. La vue d’un vase japonais me procure un vif plaisir ; mais si l’on pouvait mesurer au sphygmographe l’intensité des sensations esthétiques, la courbe de l’instrument s’élèverait pour chacun de nous, aussitôt qu’on substituerait à ce vase, sous nos yeux, le flacon du poète occidental.

En quittant ce révolutionnaire qui a réussi, je me sens encouragé à placer un propos subversif. Nous aurions dû commencer cette promenade en allant rendre nos hommages dans les chapelles officielles où Sèvres et les Gobelins exposent leurs produits. J’y fus. J’ai vu l’Etat gracieux et correct dans son rôle de fabricant, gardien du goût ; j’ai admiré comme il recuit fidèlement le biscuit qui plaisait à Mme de Pompadour, comme il repeint avec adresse la bergère dans le fond de l’assiette et la guirlande sur le marli, comme il rebrode sur les métiers de haute lisse, en trompe-l’œil chromolithographique, les Saisons et les Points cardinaux. On dirait de l’huile. En sortant, je me suis enquis du budget des manufactures nationales ; pour Sèvres, Beauvais et les Gobelins ensemble, c’est bien près d’un million. J’ai calculé la fraction de centimes afférente à ma cote personnelle sur ce million, et je prévois que désormais, je verserai ces centimes au percepteur avec plus de tristesse. Je comprends le roi Louis XIV et le roi Louis XV encourageant l’essor d’industries difficiles, peu répandues, et créant pour l’usage de la cour, — c’est dans cet esprit que furent fondés les Gobelins, — un atelier où les meilleurs ouvriers travailleraient à l’ameublement des palais. Je comprends, aujourd’hui encore, le roi Christian IX établissant en Danemark cette manufacture dont nous avons loué les produits. Mais vous et moi, à Paris, en 1889, pourquoi encouragerions-nous deux industries spéciales au détriment des autres, alors que vingt, trente céramistes ou tapissiers peuvent faire les mêmes choses, si on les leur demande, avec le seul stimulant de la concurrence commerciale ? Et les économistes affirment qu’à conditions égales, l’industrie privée travaille toujours mieux que l’État. Si on ne les demande pas, ces choses, pourquoi les faire ? Pour envoyer des présens aux souverains exotiques ? Mais avec un bon crédit de vingt mille francs, M. le ministre des affaires étrangères trouvera rue Paradis-Poissonnière de quoi combler tous les potentats de l’Asie.

Loin de nous toutefois la pensée de réclamer l’extermination des manufactures nationales : ce serait plus révolutionnaire que d’attaquer le trône et l’autel. Je prends date pour une modeste requête. On nous promet, le mois prochain, quatre ou cinq gouvernemens très différens, mais qui ont tous ceci de commun qu’ils seront « réparateurs. » Je supplie le gouvernement réparateur qui triomphera de relire d’abord la charte de fondation des Gobelins. Il n’y est pas dit : « vous broderez les Saisons et les Points cardinaux. « Il y est dit : « Le surintendant de nos bastimens et le directeur soubs lui tiendront la manufacture remplie de bons peintres, maistres tapissiers de haute lisse, orphèvres, fondeurs, graveurs, lapidaires, menuisiers en ébène et en bois, teinturiers et autres bons ouvriers, en toutes sortes d’arts et mestiers qui sont établis et que le surintendant de nos bastimens tiendra nécessaire d’y establir. » En conformité de ces dispositions, je supplie le futur Colbert de faire venir de Nancy M. Gallé et de lui dire : « voilà nos bâtimens, Sèvres, les Gobelins, et voici le million. Apportez chez nous l’esprit de vie qui vous tourmente, formez des ouvriers à votre image. Jetez dans nos fours et sur nos métiers la moisson de fleurs, le peuple d’animaux, l’essaim de chimères qui fermentent à l’étroit dans votre cerveau ; poursuivez-les où et comme il vous plaira, choisissez à votre guise le bois, le verre, la laine, la brique, la pâte tendre ou la pâte dure, pourvu que vous donniez de haut à l’art français des directions rajeunies et de nouveaux moyens d’expression. » — Imagine-t-on des fables de La Fontaine brodées ou peintes d’après des cartons de M. Gallé, et montrant comment varie, à deux siècles de distance, l’interprétation de la nature par le regard de deux rêveurs d’une même la-mille ? Ou bien encore la décoration, par le même artiste et pour quelque palais d’assemblée délibérante, des deux portes où Virgile voyait passer les songes, la porte d’ivoire et la porte de corne,


Qua veris fucilis datur exitus umbris.


Mais le Colbert d’octobre ne fera pas cela. Je continuerai de payer mes centimes de bergères, de guirlandes et de Saisons, puisqu’il le faut. Et je demeurerai un peu plus persuadé que le gouvernement « réparateur » est, lui aussi un mirage, comme ceux que le verrier de Nancy s’efforce de fixer dans le cristal ; qu’il a cette conformité avec notre rêve, à nous autres écrivains, que l’un et l’autre ne sont beaux que la veille, en espérance, jusqu’à l’heure où le papier et le peuple les ont soufferts.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Voyez la Revue du Ier et du 15 juillet, du 1er et du 15 août.
  2. Je citerai une nouvelle preuve de ces résurrections. Hier, des personnes considérables du commerce parisien et un ministre ont discuté l’établissement à Paris d’une foire annuelle, « qui serait le pendant de celle de Ninji-Novogorod. »