À travers l’Europe/Volume 1/Notre-Dame

P.-G. Delisle (1p. 261-269).

VII

NOTRE-DAME.



Il n’y a que deux architectures mères, la grecque et la gothique. Les autres ne sont que des produits ou des variations de ces deux types.

Le caractère propre de l’architecture gothique est imposant, sévère et religieux. Tout d’abord il attriste, il assombrit, il vous rappelle que vous êtes un prisonnier, un exilé sur cette terre, que la vie est pleine d’ombres et de mystères, d’obscurités et de tristesses, et que la tombe est la dernière demeure de chacun.

Mais tout à coup un rayon de lumière descend sur vous du vitrail colorié, et réveille au fond de votre cœur une immortelle espérance ! La nuit où vous nagiez s’illumine, et par delà les mondes réels, vous apercevez l’idéal, l’immatériel, l’infini !

S’il manque quelque chose à Rome, la ville de l’Église Catholique, c’est un temple gothique ; et le plus grand mal peut-être que la Renaissance lui ait fait ce fut de n’admettre dans la construction de ses impérissables monuments que le style grec et ses ordres composites.

En France, au contraire, le gothique est en quelque sorte l’architecture nationale, et garde le souvenir impérissable de la mission civilisatrice et évangélique de la fille aînée de l’Église à l’égard des peuples du Nord et de l’Occident.

L’artiste qui a bâti Notre-Dame n’est pas un homme ; c’est un peuple, c’est la France. C’est la nation très chrétienne, ayant à sa tête des rois très chrétiens, qui a voulu donner à sa foi une expression nouvelle, qui a rejeté les formes souillées par le paganisme, et qui a créé un art original, un langage de marbre jusqu’alors peu connu pour affirmer sa foi et perpétuer son culte !

Notre-Dame est un poême du moyen-âge, écrit en marbre, majestueux et inspiré comme la Chanson de Roland, varié et immortel comme le culte catholique, quoiqu’il n’ait pas et ne puisse pas avoir la même unité et la même harmonie.

Car, comme toutes les grandes églises dont la construction a exigé des siècles, Notre-Dame a subi les transformations et les modifications de l’art, en même temps que les différences d’inspiration des artistes et des écoles qui se succédèrent dans l’accomplissement de ce travail gigantesque.

Elle n’est l’expression ni d’un seul artiste, ni d’une seule époque, ni d’un seul plan conçu et exécuté d’après les règles d’un style unique. Elle porte l’empreinte de la marche des siècles, et raconte à l’artiste cette période de l’histoire de l’art qui s’étend du roman au gothique. La base est romane, et les étages supérieurs forment une zone gothique.

Ce n’est pas encore l’ogive aiguë et légère, la flèche aérienne et ciselée, l’arcade hardie et délicate qui distinguent l’architecture gothique du XVe siècle ; mais en même temps ses lourds piliers, avec leurs larges chapiteaux destinés à supporter le plein-cintre, portent sans fatigue, quoique sans élégance remarquable, les arceaux superposés de l’ogive, avec ses cadres efflorescents et fouillés.

Le gothique est toujours l’élancement vers le ciel, de ce fond ténébreux qui symbolise la vie humaine ; mais dans les XIIe et XIIIe siècles il rappelle le vol pesant de l’aigle, tandis qu’au XVe siècle c’est le vol rapide et léger de la colombe. Il y perdit de la majesté ; mais combien il s’accrut en beauté !

Lorsque vous arrivez sur la place de Notre-Dame pour la première fois, vous êtes un peu étonné et désenchanté. La grande façade vous paraît trop massive et trop basse, et les tours surtout ne semblent pas assez élancées. Mais ces proportions grandissent à mesure que vous approchez, et peu à peu vous êtes charmé de l’harmonie de l’ensemble.

Les trois portails, avec leurs grandes portes en ogive, leurs galeries symétriques, leurs rangées de colonnettes, leurs niches et leurs statues ; la variété et la multiplicité des ornements, de feuilles, de fleurs, de guirlandes, d’aiguilles, d’arêtes et de lancettes dentelées ; la grande rosace du centre et les doubles fenêtres latérales, laissant pénétrer dans le sombre édifice cinq immenses jets de lumière qui rappellent les cinq sens de l’homme, les bas reliefs s’étageant au milieu d’arabesques capricieuses ; puis enfin les deux tours se dégageant de cette montagne de pierre, et se dressant vers le ciel, comme les deux bras de Moïse agenouillé sur la montagne et priant pour son peuple ; tout cet ensemble est d’un effet imposant, et impressionne fortement.

Si vous faites ensuite le tour de la grande cathédrale pour avoir une vue complète de l’extérieur, vous ne manquerez pas d’objets d’étude et d’admiration. Les deux portails du Nord et du Midi, la porte Rouge et son encadrement de sculptures délicates ; le chevet extérieur avec ses galeries, ses arcs-boutants et ses contreforts dont la sculpture a fait des ornements, ses clochetons, ses aiguilles, et ses pyramides si gracieusement découpées, tout révèle le travail persévérant et le génie de l’artiste.

Pénétrons maintenant dans l’intérieur du vaste édifice, et sans avoir ni le temps, ni l’intention d’en faire une étude, ouvrons seulement ce grand livre de pierre.

Il se compose de cinq chapitres, je veux dire de cinq nefs, traversées par un transept qui leur donne la forme de croix latines. Arrêtons-nous au seuil de la nef centrale, et nous aurons sous les yeux l’un des plus beaux effets que puisse produire l’architecture gothique.

Quelle perspective, en effet, que cette double rangée de piliers massifs se dressant de chaque côté de la grande nef, et se prolongeant jusqu’autour du chœur qu’elle embrasse ! Quel mystérieux ombrage projettent ces 120 piliers, ressemblant aux troncs des vieux chênes des forêts primitives, se divisant au-dessus des arcades en plusieurs branches, je veux dire en colonnes plus légères, couronnées de chapiteaux à feuilles d’acanthe, d’où s’élancent d’innombrables rameaux ou nervures qui soutiennent la voûte ! Quels jeux de lumière, quelles nuances variées, et quelle vie répandent au milieu de cette végétation de marbre les rayons du soleil lançant leurs feux à travers les ogives et les rosaces coloriées !

Si nous adressions la parole à ces personnages de pierre qui nous regardent passer, il semble qu’ils nous répondraient ; mais laissons-les honorer les Saints qu’ils représentent, et avançons-nous à pas lents jusqu’au chœur, qui est un travail magnifique dont l’origine remonte au XIIIe siècle. Malheureusement les sculptures de cette époque ont été détruites, et la clôture qui l’entoure actuellement est de date plus récente. Les boiseries intérieures et les stalles de chêne dont les sculptures représentent les principaux événements de la vie de la Sainte Vierge sont des chefs-d’œuvre, mais la face extérieure de la clôture est plus intéressante et surtout plus en rapport avec le caractère général de ce chœur du moyen-âge. Elle se compose de pleins reliefs, racontant la vie de Jésus-Christ, et dont les personnages, mal dessinés peut-être, charment les visiteurs catholiques par leur naïveté et leur expression.

Les vitraux des ogives nous représentent d’autres scènes, et tout autour du chœur, entre les colonnes latérales, se tiennent isolées ou groupées des statues de bronze ou de marbre dont plusieurs sont des chefs-d’œuvre.

Après avoir circulé autour du chœur, et donné au moins un coup d’œil à toutes ces richesses de l’art, il faudrait parcourir les nefs latérales, et nous arrêter dans leurs nombreuses chapelles pour y admirer les tombeaux, les pierres funéraires et toutes les œuvres de sculpture et de peinture qu’elles renferment ; il ne serait pas non plus sans intérêt de visiter les sacristies, et le riche trésor de reliques insignes qu’elles contiennent : mais nous n’en finirions pas.

Fermons donc le livre de pierre, et ouvrons un instant celui de l’histoire en embrassant dans un dernier regard ce majestueux temple.

Que d’événements il a vu s’accomplir ! Que d’hommes illustres il a vu s’agenouiller sur ses dalles de marbre ! Que de chants, que de prières ont réveillé les échos de ses parvis ! Que de paroles éloquentes ont retenti dans sa chaire, depuis Bossuet et Bourdaloue jusqu’à Lacordaire et Monsabré ! Que d’âmes pures, que de consciences virginales ont embaumé son enceinte, et ont fait passer à travers ses murs comme un fluide d’amour qui le mettait en communication avec le ciel !

Il a connu les grandeurs et les gloires de la France, et bien des fois ses voûtes ont retenti des joyeux accents du Te Deum, lorsque le drapeau national revenait vainqueur de ses campagnes.

Devant ses autels il a vu s’incliner bien des têtes couronnées, de Saint Louis à Napoléon III, et il a été témoin de bien des avènements. Henri IV y donna des témoignages de ses sentiments catholiques. Napoléon I y fut sacré empereur par l’illustre Pontife Pie VII, qu’il devait persécuter et renfermer à Fontainebleau, moins de dix ans après !

Mais les édifices, comme les hommes, ont leurs vicissitudes, et leurs années de gloire sont mêlées de jours de deuil. Dieu lui-même, hélas ! et ses plus beaux sanctuaires ne sont pas à l’abri des profanations !

Un jour, c’était le 10 novembre 1793, les portes de cette cathédrale — qu’un décret révolutionnaire avait transformée en temple de la Raison — s’ouvrirent avec fracas, et une procession de forcenés qui s’appelaient le peuple français, et qui malheureusement gouvernaient alors la France, s’avança au milieu de la grande nef. Ils venaient célébrer la fête de la déesse Raison, qui avait remplacé la Sainte Trinité, et inaugurer solennellement son culte. La Déesse elle-même, qui était selon M. Thiers, la femme d’un imprimeur et selon d’autres une danseuse de l’opéra, se tenait assise sur un siège antique, porté par quatre citoyens, et des jeunes filles vêtues de blanc et couronnées de roses l’entouraient. Elle était vêtue d’une draperie blanche, avec un manteau d’azur flottant sur ses épaules, et le bonnet de la Liberté couronnait ses cheveux épars.

Puis venaient, pour parodier le culte de nos Saints, les bustes de Lepelletier et de Marat, martyrs du nouveau culte. Dans la chaire, où l’éloquence sacrée glorifiait Dieu depuis des siècles, des impies blasphémaient, et le comédien Monvel sommait Dieu de le foudroyer, s’il existait.

L’organisateur de cette fête étrange, Chaumette, disait : « que ces voûtes gothiques, pour la première fois, servaient d’écho à la Vérité, et que les français y célébraient le seul vrai culte, celui de la Liberté et de la Raison, et abandonnaient des idoles inanimées pour la Raison, image animée, chef-d’œuvre de la nature !… » et agile danseuse, aurait-il dû ajouter.

C’est cette mascarade impie et sacrilège qui arrachait à Lacordaire ces éloquentes paroles :

« La raison pure voulut célébrer ses noces, car elle n’avait célébré sur l’échafaud que ses fiançailles ; elle voulut aller plus loin et pousser jusqu’à ses noces. Les portes de cette métropole s’ouvrirent par ses ordres tout-puissants ; une foule innombrable inonda le parvis, menant au maître-autel la divinité qu’on lui avait préparée pendant soixante ans. En dirai-je le nom ? L’antiquité avait eu des images qui exposaient la dépravation au culte des peuples ; ici c’était la réalité, le marbre vivant d’une chair publique. Je me tais, Messieurs, je laisse ce grand peuple adorer la divinité dernière du monde, et célébrer sans mystères les noces immortelles de la raison pure. »

Ce ne fut pas tout, le temple de la Raison changea bientôt de divinité. L’antique Vénus y vit revivre son culte, et les chapelles latérales furent transformées en lieux de prostitution.

C’est après toutes ces horreurs que la noble Basilique fut enfin fermée, pour n’être rouverte au culte catholique qu’en 1802.

Hélas ! de nouvelles souillures l’attendaient encore, et tout récemment, les communards de 1871, dignes descendants des Hébertistes, l’envahirent le Vendredi-Saint, entassèrent dans la grande nef et dans le sanctuaire les chaises et l’ameublement de l’église, les arrosèrent de pétrole et y mirent le feu ! Heureusement l’incendie put être arrêté par les habitants du quartier, quand les incendiaires eurent disparu.

De nouvelles horreurs sont peut-être réservées à Notre-Dame de la part de la Commune de 1883 ; mais la Sainte Vierge qui aime la France ne laissera pas détruire son temple !