À travers l’Europe/Volume 1/Les institutions et l’avenir

P.-G. Delisle (1p. 181-187).

XI

LES INSTITUTIONS ET L’AVENIR.



L’ANGLETERRE est le pays du roastbeef, du porter et du gin ; mais elle a d’autres institutions qui valent mieux.

Ce n’est pas que je méprise le roastbeef ; au contraire, je l’affectionne beaucoup, et je crois que les anglais lui sont redevables de leur teint rose et de leur robuste santé. Mais enfin j’estime que la Magna Charta a fait plus encore pour le bonheur et la prospérité de l’Angleterre.

Les Français s’amusent beaucoup aux dépens d’Albion ; mais je crois qu’ils ont tort, et qu’ils commencent à s’en apercevoir.

Ils ne s’en moquent pas tous d’ailleurs. On se rappelle que M. de Montalembert les admirait beaucoup, trop même. Nous croyons qu’il faisait erreur en voulant appliquer à sa patrie un régime qui n’est pas fait pour elle. Mais il avait raison de louer en Angleterre des institutions qui lui conviennent.

M. LePlay qui a étudié et observé l’Angleterre rend pleine justice aux institutions anglaises ; et quand il s’agit d’études sociales et politiques, cet éminent publiciste fait autorité.

Il en est des formes de gouvernement pour les peuples comme des différents régimes alimentaires pour les individus. Elles doivent être adaptées au tempéramment, aux mœurs, au caractère, aux défauts et aux qualités de chaque nation. La constitution est faite pour la nation, et non pas la nation pour la constitution.

Le peuple anglais peut jouir sans inconvénient d’une grande somme (le liberté et même de souveraineté, parce qu’il a de fortes traditions de respect, de hiérarchie et d’autorité.

Le français a fait table rase de ces nobles gardiennes de la paix et de la sécurité publiques, et c’est pourquoi le régime parlementaire ne parait pas lui convenir.

Mais de ce que le régime parlementaire a été favorable au développement et à la prospérité de la Grande Bretagne, il n’en faut pas conclure qu’elle lui doive tout son bien être. Ils se trompent lourdement ceux qui attribuent à sa seule constitution politique sa féconde stabilité.

Les causes de la longue paix intérieure de l’Angleterre sont nombreuses, et elles ont contribué à la prospérité commune dans des parts inégales.

Je ne veux pas en faire le sujet d’une étude ; j’indiquerai seulement l’esprit profondément religieux de la nation, ses coutumes anciennes nées avec le christianisme, son respect de l’autorité, le maintien de sa hiérarchie politique et religieuse, son unité sociale, sa famille-souche, son système de lois pour la protection, l’administration et la transmission de la propriété.

Son esprit religieux est mal éclairé, il est vrai, et depuis trois siècles il a pris une fausse route. Mais si l’Angleterre n’est pas catholique, elle est du moins chrétienne. Si elle ne possède pas la vérité toute entière, elle en possède les fondements inébranlables.

Elle ne remet pas en question les principes constitutifs des sociétés, les rapports de Dieu avec l’homme, la loi naturelle ou le droit divin. En un mot elle ne rejette pas l’ordre surnaturel.

Au contraire, elle a foi dans la Bible, cette Somme de toutes les vérités, et la Bible mal interprétée même vaut mille fois mieux que le Contrat Social bien compris.

Elle a reçu le baptême, et elle garde encore la morale évangélique. Elle croit en Jésus-Christ, et en sa Parole, elle conserve et met en pratique une multitude de prescriptions et de traditions catholiques, mieux même parfois que des peuples qui sont restés unis à l’Église de Rome.

L’observation du dimanche, par exemple, si négligée dans les villes de France et d’Italie, est poussée jusqu’au scrupule à Londres — qui ce jour-là ressemble à un tombeau. Qu’on y mette de l’exagération, et une certaine rigueur pharisaïque, je l’admets bien ; mais cet excès vaut mieux que l’autre, et si Paris imitait Londres sous ce rapport, beaucoup de choses qui y vont très mal iraient bien mieux.

Les coutumes de l’Angleterre qui règlent, et qui jadis surtout réglaient les rapports des classes dirigeantes avec le peuple, des maîtres avec leurs employés, ont contribué à la tranquillité de la nation. Malheureusement, comme M. Le Play l’a observé, ces coutumes s’altèrent, et le Parlement a dû intervenir déjà plusieurs fois pour les remplacer par la loi écrite, ce qui indique une dégradation dans les institutions, et dans les mœurs.

Je n’insiste pas sur le respect de la loi ; personne ne conteste cette qualité au peuple anglais. Il pousse même ce respect jusqu’à la vénération — ce qui l’amène à confondre quelquefois la justice et le droit avec la loi La Justice et le Droit existent indépendamment du Parlement, et les grands hommes d’état anglais les ont souvent reconnus comme les fondements nécessaires de toute législation.

L’attachement inébranlable de l’Angleterre pour ses traditions est aussi remarquable, et s’il est vrai de dire qu’il tend un peu à s’effacer, il persiste encore dans la vie domestique et jusque dans les sphères sociales.

Un grand avantage de la Constitution Anglaise, c’est de ne pas centraliser tous les pouvoirs en toutes matières. Elle sauvegarde l’unité sans sacrifier la liberté, et laisse aux comtés et aux villes leur autonomie dans beaucoup de matières locales. Le maintien de son aristocratie et de ses privilèges, la restriction et l’organisation du suffrage électoral protègent encore la stabilité du gouvernement anglais.

Mais là aussi le désordre menace de s’introduire.

Il est bien pénible de voir aujourd’hui des hommes comme M. Gladstone et le noble marquis de Hartington travaillant à créer un mouvement de l’opinion publique en faveur du suffrage universel !

Comme feu M. Thiers, M. Gladstone aime le bruit, et ne veut pas qu’on oublie qu’il existe. Tous les moyens lui sont bons pour refaire sa popularité, et après avoir caressé les préjugés protestants en dénonçant le Pape et le Concile du Vatican, et tous les catholiques à l’animadversion des anglais, il caresse aujourd’hui les mauvais penchants du peuple et lui prêche l’égalité.

Il est devenu radical, et s’il savait quels malheurs il prépare à sa patrie en voulant lui donner pour roi le suffrage universel, il serait bien coupable.

Quand il aura réussi, les institutions qui ont assuré à l’Angleterre des siècles de grandeur et de prospérité tomberont en ruines.[1]

C’est là le danger qui menace l’avenir de l’Angleterre à l’intérieur. Mais d’autres dangers non moins graves le menacent aussi à l’extérieur, et le temps n’est peut-être pas bien éloigné où cette grande puissance maritime verra ses colonies lui échapper les unes après les autres.

La politique de l’Angleterre depuis la guerre de Crimée relativement aux autres puissances a été la non-intervention et pourrait bien tourner contre elle. On dira que cette conduite ne lui a pas fait d’ennemis ; c’est possible, mais lui a-t-elle fait des alliés ? Moins encore. Elle aura toujours pour ennemis les peuples dont les intérêts viendront en en conflit avec les siens, et s’il faut lutter alors contre une puissance plus forte qu’elle, qui viendra à son secours ?

Le laisser-faire donne la paix du moment ; mais il n’assure pas l’avenir, et ne sauve pas toujours l’honneur. En Amérique, l’Angleterre a laissé chasser la France du Mexique, et écraser les États du Sud par les États du Nord ; en Europe, elle a laissé battre l’Autriche et démembrer la France.

C’étaient pourtant ses alliés naturels dans la question d’Orient, et quand cette éternelle question surgira de nouveau, elle sera forcée de défendre seule ses intérêts. Alors son immense empire colonial ne sera guère facile à protéger, et ses forces trop divisées seront insuffisantes à repousser les envahisseurs.

D’ailleurs les vastes colonies britanniques grandissent et se développent rapidement, et dans un avenir plus ou moins éloigné, l’Australie et le Canada se détacheront de l’Angleterre sans secousse, comme les fruits tombent de l’arbre lorsqu’ils sont mûrs.

La civilisation européenne qui pénètre dans les Indes produira le même effet sur les riches possessions anglaises de ce pays, et un jour les innombrables populations des bords du Gange se compteront et voudront s’affranchir.

Il va sans dire que ces événements sont peut-être encore bien loin ; mais un conflit européen pourrait précipiter la catastrophe, et amener des complications qui circonscriraient l’empire britannique dans l’ile qui est aujourd’hui la Grande Bretagne.

Je ne souhaite pas de voir l’avenir justifier ces lugubres prévisions, et la bataille du Dorking devenir une réalité.

  1. Ces lignes ont été écrites il y a quelques années.