À travers l’Europe/Volume 1/Courses quotidiennes

P.-G. Delisle (1p. 149-154).

VII

COURSES QUOTIDIENNES.



Il y a dans toutes les grandes villes certains édifices qui n’ont de véritable intérêt que pour une certaine classe de touristes, ou qui ne méritent l’attention que par leur destination. Il faut cependant les visiter pour dire qu’on les a vus.

C’est un peu pour ce motif que j’ai voulu voir Guild Hall, hôtel-de-ville de Londres, dont la grande salle est bien vantée, Mansion House, résidence du Lord Maire dont on ne vante rien, si ce n’est peut-être la salle de bal. Habiter Mansion House n’est pas néanmoins à dédaigner, puisque le salaire du maire est de £8000 sterling.

À quelques pas de là s’allonge un édifice plus prétentieux, avec une longue façade à colonne. C’est la Banque d’Angleterre, la plus grande qui existe, le centre de toutes les grandes opérations financières de l’Europe.

Curiosité à voir, et très intéressante pour ceux qui aiment à manipuler des millions ! L’administration se compose d’un gouverneur, d’un député-gouverneur, et de vingt-quatre directeurs, et je m’imagine qu’elle tient dans ses mains bien des fils mystérieux, qui pourraient faire sauter au besoin les gros bonnets de la finance dans tout l’empire britannique et dans l’Europe.

En traversant ses comptoirs et ses bureaux, sillonnés de gens affairés et inquiets, en examinant ses presses qui impriment 15,000 billets de banque par jour, j’étais tenté de m’écrier : vive la pauvreté ! La spéculation ne l’empêche pas de dormir, et elle est indépendante de la Banque d’Angleterre !

Le Royal Exchange qui est en face est vraiment un joli édifice, et le démon de l’argent doit être fier de ce temple. Je vous dirais sans doute les intrigues compliquées qui s’y jouent, si j’étais un des privilégiés de Lombard Street.

En retournant à Charing Cross, je m’arrête à la Galerie Nationale. Elle est de pauvre apparence et semble abandonnée. Les artistes sont plus rares que les agioteurs.

L’intérieur est cependant assez riche en tableaux. Toutes les écoles de peinture y comptent quelques chefs-d’œuvre — sauf peut-être l’école espagnole qui est négligée. L’école française n’y est pas non plus suffisamment représentée.

Pour être juste, il faut dire que si la galerie nationale de Londres n’est pas aussi complète qu’on pourrait le désirer, il y a dans cette ville des galeries privées qui possèdent d’inappréciables trésors. Car l’anglais a ce goût particulier, qu’il tient à posséder non pas seulement ce qu’il admire lui-même — il est mauvais juge — mais ce qui est généralement admiré.

Ajoutons que le culte des beaux-arts en Angleterre est tout moderne. Cromwell a été l’ennemi des arts par ce qu’il croyait — avec raison — que leur culte était intimement lié au culte catholique. Cette haine lui a survécu, et l’Angleterre l’a partagée pendant plus d’un siècle. C’est ce qui explique chez les anglais, au moins partiellement, leur longue enfance dans les arts. L’aridité naturelle de leurs sentiments, et la rigidité de leur apparente vertu y ont sans doute aussi contribué.

Les anglais ont fait plus de progrès dans les sciences naturelles, et ce contraste frappe en visitant le Musée Britannique.

Cet édifice est immense, et sa façade bordée de colonnes avec portique et fronton offre un aspect imposant.

Ses collections d’histoire naturelle sont les plus considérables qui existent, et je n’ai trouvé ni dans les musées français, ni dans ceux d’Italie une aussi colossale exhibition de mammifères, de poissons, de serpents, d’oiseaux, d’insectes, de coquilles et de minéraux, le tout rangé et classifié dans un ordre parfait.

Un colosse antédiluvien y remplit toute une salle : c’est le mégathérium. Sa charpente osseuse ressemble au squelette d’un trois-mâts naufragé que l’on apercevrait sur un rivage désert. Le déluge nous a débarrassés de cet animal, et c’est bien fait ; il devait être d’un voisinage gênant, et je n’aurais pas aimé pour ma part le rencontrer seul au coin d’un bois.

La partie artistique du musée est fort négligée, quoique riche en marbres antiques. C’est là que Lord Elgin a déposé les débris du Parthénon enlevés à Athènes. Les Français envient beaucoup à l’Angleterre ce chef-d’œuvre de Phidias !

Si les Anglais ne sont pas artistes ils sont d’infatigables collectionneurs, et pour remplir leur musée, ils ont pillé la Grèce, l’Égypte et l’Assyrie. Les antiquités égyptiennes et assyriennes sont du plus grand intérêt.

La Bibliothèque offre aussi une mine très riche aux savants. Elle contient, près d’un million de volumes et beaucoup de manuscrits très précieux.

Après des heures passées dans les musées, rien n’est propre à reposer l’esprit comme une course à travers les parcs de Londres.

Les deux principaux sont Hyde Park et Regent’s Park. Leur plus grand charme, c’est leur immense étendue, et leur situation dans la ville même. Lorsque je traverse Hyde Park je me crois hors de Londres et c’est une douce illusion ; car je suis d’avis que le plus bel agrément d’une grande ville c’est de contenir une campagne. Aussi est-ce vraiment agréable de s’isoler sous les grands arbres aux bords de Serpentine River, ou dans les allées de Kensington Garden. Londres disparaît aux regards, et l’esprit voyage dans le monde des idées sans être distrait.

Mais si c’est un jour de musique, Londres change de place, et se promène avec vous sous les ombrages du parc. La campagne disparaît à travers les milliers d’équipages qui la sillonnent en tous sens, et les concerts des oiseaux sont remplacés par les éclats des cornets, qui nous font d’ailleurs une musique superbe.

Le Regent’s Park est plus vaste et plus agréable encore. C’est avec délices que je m’égare dans ses allées sinueuses et ombragées, au milieu de ses charmilles solitaires.

Ce parc est habité cependant, et la partie Nord-Est contient une colonie intéressante ayant pour chefs des lions, des tigres, des panthères, des rhinocéros — et pour sujets tous les autres animaux sur lesquels régnait Noé pendant le déluge.

Ai-je besoin d’ajouter que tous ces colons ne sont pas libres, non plus que leurs chefs ?

On gouverne les bête comme les hommes en ne leur laissant de liberté qu’autant qu’ils n’en abusent pas ; et quand ils en usent mal on les emprisonne. Il en est ainsi dans toutes les sociétés bien organisées, et, pour les gouvernements, ce sont des chartes et des constitutions qui remplacent les barreaux de la cage.

À l’autre extrémité du Regent’s Park s’étend un très beau Jardin botanique où les plantes et les fleurs de tous les climats sont cultivées avec art. La Zoologie m’intéresse assez ; mais il me semble que tous les parfums du jardin botanique suffisent à peine à dissiper les odeurs malsaines que l’on rapporte du jardin zoologique.

L’on n’a pas tort de vanter les parcs privés de l’Angleterre ; je m’en suis convaincu en visitant l’habitation princière du Duc de Bueeleugh, à Dalkeith, en Écosse.

Il n’en manque pas en Angleterre qui éclipsent même les parcs publics de Londres, et qui réunissent presque toutes les beautés de la nature.

Ils ont leurs vallons et leurs collines, leurs étangs et leurs rivières, leurs taillis et leurs forêts, leurs parterres et leurs prés, leur symétrie artistique et leur désordre sauvage. Les lacs sont pleins de poissons et d’oiseaux aquatiques, les bosquets d’oiseaux, chantants et les forêts de gibier. De véritables troupeaux de cerfs et de chevreuils moitié domestiques et moitié sauvages s’y cachent dans les massifs d’arbres, ou se promènent dans les clairières. Quel joli massacre y feraient les braves disciples de St Hubert que la race canadienne produit !

Je ne sais pourquoi les anglais ont le talent d’apprivoiser les bêtes. Comprennent-elles mieux la langue anglaise que les autres langues ? Peut-être ; dans tous les cas c’est un précieux talent, et je leur conseille de le cultiver. Car ils auront bientôt dans leur classe ouvrière et industrielle des socialistes, tels que Paris en produit, et s’ils ne réussissent pas à les apprivoiser, je les plains !