À travers l’Europe/Volume 1/Édimbourg

P.-G. Delisle (1p. 83-92).

III

ÉDIMBOURG.



LE North British Railway qui nous introduit dans la plus belle ville des Îles Britanniques ne nous en donne pas d’abord une idée favorable. À vrai dire, il nous y fait entrer par la porte de service, ou par la cave. La gare est enfoncée dans un ravin creux — à peu près sous la ville — et ce n’est qu’après avoir monté plusieurs escaliers que nous arrivons au rez-de-chaussée.

Le coup d’œil qu’elle nous présente alors est vraiment beau. Il y avait longtemps que je voulais voir autre chose que des rues droites et des maisons bien bâties, comme j’en ai tant vu aux États-Unis. Édimbourg m’a offert ce spectacle dès les premiers pas que j’ai faits dans Princes Street. Je reconnais ici la belle ville européenne, et qui a son cachet particulier.

Ce qui lui manque, c’est la mer, ou un fleuve comme le St-Laurent. Encore se vante-t-elle de posséder cet avantage, et pour peu que vous preniez la peine de monter au sommet de ses collines ou de ses monuments, elle vous montrera la mer en effet, mais trop loin cependant pour qu’elle soit justifiable de se croire une ville maritime.

C’est fâcheux pour elle ; car si le Forth venait battre les pieds de Calton Hill, Édimbourg serait peut-être, à tout prendre, la plus belle ville du monde. Son site est si pittoresque, si plein de surprises, si varié d’aspects. Il n’y a peut-être pas une rue qui n’offre à l’une de ses extrémités quelque perspective charmante. Mais la rue-des-princes est véritablement la mieux nommée : elle est princière.

Non seulement elle est spacieuse, bien bâtie, bordée de jardins et de monuments ; mais elle ressemble à une terrasse construite tout exprès pour contempler la ville qu’elle traverse. C’est le balcon d’où la ville nouvelle, toute brillante de jeunesse et d’orgueil, regarde à ses pieds la vieille aïeule des Stuarts adossée à son château-fort.

Édimbourg a deux têtes, ou deux sommets, le Château et Calton-Hill ; la rue-des-princes se promène entre les deux, en serrant de près cette dernière dont elle ne se détourne qu’avec regret et pour en faire le tour.

En sortant de notre Hôtel Royal, bâti dans cette même rue, nous avons donc sous les yeux un panorama superbe. En face, des jardins magnifiques qui descendent en pente douce vers la gorge profonde au fond de laquelle mugissent les locomotives, et sur le bord de ces jardins le monument de Walter Scott, l’un des plus beaux que l’Europe possède. C’est une pyramide gothique en marbre blanc, ayant quelque ressemblance avec la flèche de Strasbourg et s’élevant à une hauteur de deux cents pieds. Sous la large voûte formée par les arceaux de la base, Walter Scott est assis, avec son chien couché à ses pieds. Un escalier intérieur conduit jusqu’au sommet du monument d’où l’on peut voir Édimbourg à vol d’oiseau.

À gauche, la rue nous conduirait à Calton Hill qui montre sa crête au-dessus des édifices, et qui semble nous inviter à lui faire visite. Mais à droite se dresse le château-fort sur son roc inaccessible, et je ne sais pourquoi les vieilles murailles ont toujours de l’attraction pour moi. Dirigeons-nous de ce côté.

Voici le Mound qui relie la rue-des-princes aux premières assises du château. C’est un terrassement énorme, une montagne artificielle jetée sur le ravin en guise de pont, et qui va nous permettre d’arriver au château-fort presque sans ascension, en regardant sous nos pieds les trains du Caledonia Railway qui sortent en mugissant comme des monstres furieux, de ce que j’ai appelé la cave d’Édimbourg.

Ces deux jolis édifices appartenant à deux ordres différents d’architecture grecque, et qui s’allongent sur le Mound, sont la Galerie Nationale et l’Institution Royale.

Leurs longues rangées de colonnes qui s’étendent sur la même ligne font le plus bel effet, et ressemblent de loin à une gigantesque balustrade couronnant le Mound.

Ne laissons pas la rue-des-princes sans jeter un coup d’œil à droite, sur cette construction originale en style vénitien, chargée d’ornements qui la rendent plus élégante sans l’alourdir. Elle m’intéresse tout particulièrement ; car c’est le Life Association of Scotland Office, et c’est à cette Compagnie que ma vie est assurée.

— Si vous y entriez, me dit M. Hébert, un de mes compagnons de voyage, vous y apprendriez sans doute combien d’années vous avez encore à vivre ?

— Ce n’est pas ainsi que j’entends la chose. Une vie assurée ne doit pas finir, je suppose. Ces bureaux sont pour moi l’Académie : en y entrant je suis devenu immortel.

— Oui, sauf les accidents, et la force majeure, comme la fin du monde, par exemple. Badinage à part, dites-moi donc si l’assurance sur la vie est vraiment un contrat avantageux.

M. Hébert qui porte mieux ses soixante-trois ans que je n’en porterai cinquante, M. Hébert qui ne connaît les maladies du corps que pour les avoir soignées chez les autres, et celles de l’âme que pour en avoir beaucoup guéries, qui s’en va de Québec en Palestine, comme les Parisiens vont de Paris à Fontainebleau, que ni la mer, ni le vent, ni la lune ne troublent, dont le cœur renferme un trésor de bonhomie et de gaîté, M. Hébert s’explique difficilement ce contrat tout aléatoire. Il est clair qu’il n’a pas été inventé pour lui.

Il est prêtre, et conséquemment ne laissera pas d’héritiers. Pourvu qu’il vive convenablement, qu’il thésaurise en bonnes œuvres et non pas en dollars, et qu’à sa mort il laisse suffisamment pour payer sa sépulture et ses créanciers, que lui importe le reste ?

Il lui convient donc de me citer en riant le mot d’un journal humoristique qui expliquait comme suit l’assurance sur la vie :

« Vous travaillez toute votre vie pour payer régulièrement une certaine somme qu’on appelle prime, et après votre mort, vous vous promenez la canne à la main ! »

— Cette boutade est jolie, lui dis-je. Mais pour un homme qui doit laisser des héritiers et qui n’a pas le don d’amasser, je tiens que l’assurance est un excellent contrat. Il y a toujours pour l’assuré un train certain, soit en argent, soit en années. S’il meurt jeune, il y gagne beaucoup d’argent, et s’il y perd de l’argent il y gagne des années, ce qui vaut encore mieux.

Au surplus, il ne faut pas compter pour rien la satisfaction de savoir qu’il y a de par le monde des gens qui s’intéressent sincèrement à votre santé, et qui vous regretteront amèrement quand vous mourrez.

Et voyez ! Dans cette belle ville d’Édimbourg, connaissez-vous quelqu’un qui s’intéresse à votre sort ?

— Ma foi non.

— Eh bien, moi, je puis dire que tous les actionnaires de cette Compagnie dont nous admirons les bureaux prennent-le plus grand souci de ma santé, pour l’excellente raison que ma vie assure une part de leurs revenus. Jugez de leurs angoisses si je tombais malade ; non seulement ma mort leur enlèverait ce revenu ; mais elle les obligerait à payer une jolie somme à mes héritiers. Bref, ils prendront mon deuil, et si mon nom n’est pas inscrit au temple de mémoire, il le sera certainement dans leurs livres, et chaque paiement qu’ils auront à faire à ma succession fera revivre mon souvenir. C’est cette espèce d’immortalité dont je parlais tantôt.

M. Hébert n’a rien répondu, et si les Bédouins ne le débarrassent pas de ce souci dans les déserts de la Judée, il songera peut-être à prendre une assurance à son retour.

En causant ainsi nous avons traversé le Mound, et laissant sur notre gauche l’Église Libre et la Banque d’Écosse nous gravissons la pente qui nous conduit au château.

C’est ici le berceau d’Édimbourg, je pourrais dire de l’Écosse. Il est perché sur un roc de basalte, inaccessible par trois côtés, et vu de Grassmarket avec son bastion arrondi, il présente le même aspect que la citadelle de Québec, vue du marché Champlain.

Il renfermait jadis un palais qui fut la résidence des anciens rois d’Écosse. Mais il ne reste plus guère des anciennes constructions que la Chapelle de Ste Marguerite et la Chambre de la Reine Marie.

On donne à la Chapelle l’âge respectable de plus de huit siècles ; mais il ne faut pas la confondre avec une autre, plus jeune de trois siècles, qui fut dédiée à Ste Marguerite et qui est beaucoup plus spacieuse. Celle que nous visitons n’a que seize pieds sur dix, et n’a rien de remarquable, si ce n’est qu’elle fut l’oratoire même de Ste Marguerite, reine d’Écosse.

Elle a été longtemps profanée et transformée en poudrière ; mais finalement la mémoire de la Sainte a surnagé, et l’on a restauré sa petite chapelle, la plus ancienne relique qu’Édimbourg possède.

L’histoire de Ste Marguerite est pleine d’intérêt. Issue de la famille royale d’Angleterre, son enfance s’est écoulée dans les cours du roi de Hongrie et de l’empereur d’Allemagne. Jeune fille elle fut rappelée à Londres, mais elle fut obligée de s’enfuir après la bataille de Hastings qui soumettait l’Angleterre à Guillaume le Conquérant.

Accompagnée de son frère Edgar, la jeune princesse s’en retournait en Hongrie, lorsqu’une horrible tempête les jeta sur les côtes d’Écosse, dans une baie qui porte encore le nom d’Edgar Port. Le roi Malcolm alla secourir les naufragés, et devint tellement épris de la beauté et des perfections de Marguerite qu’il lui offrit de partager son trône, ce qu’elle accepta.

Sa haute éducation, ses vertus et la sainteté de sa vie, contribuèrent pour une large part à la civilisation de l’Écosse, qui à cette époque sortait à peine de la barbarie.

L’autre relique du château est la chambre qu’habita une autre reine d’Écosse, l’infortunée Marie Stuart, et dans laquelle elle donna naissance à celui qui devait être Jacques VI. C’est un appartement très étroit, avec une seule fenêtre, dont le plafond, peint avec goût, est bien conservé. Sur les murs pendent un portrait de Marie alors qu’elle était reine de France, et celui de son fils, et dans un coin se tient un vieux fauteuil de chêne qui servit à la malheureuse reine à l’époque de la naissance de son fils.

En mettant la tête à la fenêtre nous avons devant nous un immense horizon, et sous nos pieds un escarpement perpendiculaire d’environ deux cent cinquante pieds. C’est par là, disent quelques historiens que huit jours après la naissance de Jacques VI, sa mère le fit descendre dans un panier pendant la nuit, et le fit transporter au château de Stirling, où il put être baptisé. C’était sans doute pour le soustraire au pouvoir de Darnley, son mari, et des nobles écossais qui auraient voulu le sauver des erreurs du Papisme ! Pauvre mère ! Quelle n’eût pas été sa douleur, si lisant alors dans l’avenir elle avait connu que ce fils, l’objet de tant d’amour et de tant d’espérances, apostasierait un jour pour réunir sur sa tête les couronnes d’Angleterre et d’Écosse !

Quel affreux avenir allait s’ouvrir devant elle ! Treize mois à peine allaient s’écouler, et ce petit enfant serait tiré de son berceau, et couronné roi d’Écosse, pendant qu’elle serait renfermée au fond d’un cachot ! Ce petit être pour lequel elle eut donné sa vie, allait bientôt détrôner sa mère, et plus tard il renierait la foi pendant qu’elle en serait le martyr !

Mais l’apostasie du roi, couronnement de celle de la nation, mettrait fin à la nationalité écossaise absorbée par la race anglo-saxonne, et la couronne d’Écosse, le sceptre et l’épée des Stuarts deviendraient des objets de curiosité qu’on exhiberait aux voyageurs.

À côté de la chambre de la reine Marie se trouve en effet un appartement qu’on a nommé Crown Room, et nous y voyons la Couronne de l’Écosse, son sceptre et l’épée de l’État. Ce ne sont plus que des bijouteries que la rouille du temps dévore, et qui finiront par être reléguées dans quelque musée. Voilà ce que l’apostasie nationale en a fait !

Il ne faut pas sortir du château sans faire visite à Mons Meg.

Qu’est-ce que Mons Meg allez-vous me dire ? Mons est-il une abréviation de Monsieur, et Meg est-il un descendant de la célèbre Meg Merrillies ?

Non, Mons Meg serait plutôt son père ; car il est bien plus vieux qu’elle, et n’a pas eu moins d’aventures. Mons Meg est un canon, mais un canon plus canon que les autres canons.

Les Édimbourgeois le font si vieux, si vieux que je le soupçonne d’avoir été fondu avant l’invention de la poudre. J’en ai fait l’observation à l’un des gardiens du château, et il m’a répondu sans rire : Perhaps ! Il est en outre si gros, si gros que son nom de Mons lui vient peut-être de montagne. Quant à celui de Meg, il paraît que la femme du forgeron qui l’a fabriqué se nommait ainsi, et qu’il faut y voir une galanterie de son mari.

Quoiqu’il en soit, Mons Meg est un objet de vénération pour les Édimbourgeois, et ils s’en sont bien ennuyés chaque fois qu’il est allé en guerre. Il y a quatre cents ans qu’il est allé au siège de Dumbarton, et l’on s’en souvient encore. Au siècle dernier, il a passé soixante-dix ans à la Tour de Londres, prisonnier sans doute. Mais je suppose qu’on a reconnu son innocence puisqu’il est revenu dans sa patrie. En justice, je dois dire qu’il a l’air d’une bonne pâte de canon, et je ne crois pas qu’il ait jamais tué personne, sauf peut-être quelque péché de jeunesse.

Laissons ce bon vieux dormir jusqu’à la fin des temps dans son bastion inaccessible, et descendons vers Holyrood en suivant High Street et Canon gate. Je ne puis que mentionner en parcourant ces rues : la Cathédrale de St. Giles qui est un beau monument d’architecture gothique où prêcha bien des fois le fougueux réformateur Knox, et où repose le célèbre et intéressant Marquis de Montrose, pendu pour son dévouement à la famille royale des Stuarts ; les édifices parlementaires où siègent maintenant les diverses Cours ; la bibliothèque des avocats où nous voyons le manuscrit original de Waverley, une lettre autographe tout à fait catholique de Marie Stuart, et à côté l’original de la confession de son fils abjurant le catholicisme, the errors of Popery ; la maison de Knox et les antiques constructions de Canongate, qui n’intéressent que les antiquaires.