À travers l’Apulie et la Lucanie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 56 (p. 100-131).
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A TRAVERS
L’APULIE ET LA LUCANIE

NOTES DE VOYAGE.

I.
LA CAPITANATE. — TERMOLI, FOGGIA, SIPONTO ET MANFREDONIA, LUCERA.

Les notes qu’on va lire sont celles d’un voyage que j’ai fait tout récemment en compagnie de M. Felice Barnabei, directeur des musées et des fouilles d’antiquité du royaume d’Italie, le savant adjoint de M. Fiorelli, et de M. Michèle La Cava, président du conseil provincial de la Basilicate, inspecteur des antiquités de cette province. La contrée que nous avons visitée est si peu parcourue des touristes qu’en plus d’un endroit nous n’y avions été précédés par aucun de ceux qui, depuis plusieurs siècles, se sont occupés d’histoire et d’antiquités. C’est ainsi que nous avons pu y faire de véritables découvertes, comme on ne croirait pas que l’on dût encore en faire dans la péninsule italienne.

En effet, à côté de l’Italie où tout le monde va, il y a, quand on prolonge le voyage plus loin dans le sud, une véritable Italie inconnue qui n’est pas moins intéressante que l’autre et qui ne lui cède en rien pour la beauté des paysages et la grandeur des souvenirs historiques. Elle n’a pas, il est vrai, les splendeurs incomparables de la renaissance; mais, en revanche, à côté des ruines des cités grecques de l’antiquité, le moyen cage en a couvert le sol de magnifiques monumens. Pour nous autres, Français, plus que pour aucun autre peuple de l’Europe, cette extrémité méridionale de l’Italie devrait éveiller une vive curiosité, car son histoire est intimement liée à la nôtre, et, à chaque pas, on y retrouve vivans les souvenirs des Normands et des Angevins, comme ceux des armées de Charles VIII et de Louis XII, ou enfin, plus près de nous, de l’expédition de Championnet et du gouvernement de Murat.

Jusqu’ici, la difficulté extrême des communications, le manque de routes, la crainte des brigands et, plus que tout peut-être, l’horreur des gîtes où l’on est obligé de descendre, ont écarté les voyageurs de cette belle contrée, où les mœurs gardent encore une physionomie si pittoresque. Elle commence à s’ouvrir aujourd’hui dans des conditions plus favorables. Le brigandage est éteint et la sécurité complète; plusieurs lignes de chemins de fer traversent le pays et y donnent sur beaucoup de points un accès facile; où ils n’existent pas encore, on ouvre de bonnes routes carrossables. Ce qui n’a malheureusement fait jusqu’à cette heure aucun progrès, ce sont les gîtes. Ceux qui s’ouvrent au public pour son argent sont exécrables, infestés de vermine, n’offrant, en outre, qu’une nourriture insuffisante et souvent malsaine. Mais que les voyageurs se multiplient, et l’on verra bientôt forcément s’installer des auberges convenables.

Dans l’état actuel des choses, je ne conseillerais d’entreprendre une tournée dans l’intérieur de la Pouille et dans la Basilicate qu’à ceux qui ont déjà fait en Orient l’apprentissage du métier de voyageur. Grâce à l’obligeance de M. La Cava, qui nous avait préparé les logemens, c’est dans des conditions exceptionnelles que j’ai pu faire cette tournée. Partout l’hospitalité la plus aimable et la plus large nous attendait. Ce que j’ai rencontré dans chaque ville, de la part des habitans les plus distingués et des autorités, d’accueil cordial et sympathique, d’empressement à faciliter mes recherches, de libéralité dans les communications scientifiques m’a pénétré de reconnaissance et restera profondément gravé dans mes plus chers souvenirs. Mais je me suis plus d’une fois demandé comment aurait pu se tirer d’affaire un touriste qui serait arrivé inconnu et sans recommandations, contraint de demander le vivre. et le couvert à d’infectes locande de paysans.

I.

Termoli, sous le nom latin de Termulœ, qu’on lui donnait au moyen âge, n’est mentionné par aucun écrivain classique, mais il est possible que cette ville occupe l’emplacement de l’antique Buca, l’une des cités des Frentani. En tout cas, elle faisait partie du territoire de ce peuple, étroitement apparenté aux Samnites. De même aujourd’hui, Termoli appartient officiellement à la province de Chieti, dans les Abruzzes, mais, à beaucoup de points de vue, cette localité se rattache à la Pouille et en est comme l’entrée pour le voyageur venant du nord de l’Italie. C’est une petite ville de quelques milliers d’habitans à peine, « la plus sale de la côte de l’Adriatique, » disent les Guides du voyageur, et certes cette réputation n’est pas usurpée. Je n’ai presque rien vu nulle part d’aussi repoussant de saleté que la vieille cité de Termoli, si ce n’est peut-être la ville haute de Syra, dans l’Archipel, qu’elle m’a rappelée par bien des traits. Lisez d’ailleurs ce qu’en dit dans ses lettres Paul-Louis Courier, qui faillit y être massacré dans une émotion populaire; elle n’a changé en rien depuis son temps.

C’est un dédale de petites ruelles au milieu de maisons croulantes, à demi ruinées depuis le sac par les Turcs, en 1567, et de l’aspect le plus misérable. Un fumier gluant et infect, que le soleil, ne parvient point à sécher, y couvre d’une couche épaisse le pavé plein de trous et de fondrières. Dans cette fange grouillent pêle-mêle des enfans déguenillés et à demi nus et un peuple de cochons noirs beaucoup plus nombreux que les habitans de notre espèce. Nulle part, si ce n’est dans quelques villages de l’Irlande, on ne voit pareille promiscuité d’existence entre les humains et les porcs. Ici, sur le pas d’une porte, une vieille femme est assise avec une énorme truie couchée à ses pieds; la bête sommeille voluptueusement, le ventre au soleil, le dos dans les ordures, la tête reposant sur les genoux de la maîtresse comme celle d’un chien favori. Là, le regard, plongeant dans l’intérieur d’une maison, laisse apercevoir, sur la terre battue qui forme le plancher, un enfant vêtu d’une simple chemise et un jeune goret couchés et dormant ensemble en se tenant embrassés. C’est une fraternité vraiment touchante et dont le spectacle amuserait si l’on ne se sentait pas, en parcourant les rues, bientôt envahi par des légions de parasites qui pullulent dans cette saleté. La ville neuve, qui s’est bâtie depuis quelques années auprès de la station du chemin de fer, a des maisons construites d’hier, encore en partie éparses dans les champs, sans physionomie, des rues plus larges, mais sans pavé, dont la moindre pluie fait des marécages; les porcs y sont moins nombreux, mais elle n’est pas, malgré cela, beaucoup moins sale. Il faut être bien pressé par la faim pour se décider à manger dans l’unique hôtel qu’on y rencontre. Quant à y coucher, si j’étais jamais condamné à passer une nuit à Termoli, j’aimerais cent fois mieux aller dormir en plein air dans les champs, au risque d’y attraper la fièvre. Pourtant, me dit-on, il vient ici, dans la belle saison, plusieurs centaines de familles pour prendre les bains de mer. C’est des Abruzzes que descendent ces baigneurs; dans quelles conditions vivent-ils chez eux pour trouver de l’agrément à une villégiature dans cet endroit sordide?

Quelque répugnant que soit Termoli, c’est un lieu qui vaut un arrêt du voyageur. La situation de la vieille ville sur un rocher qui s’avance au milieu des flots, les surplombant à pic à une grande hauteur, est des plus pittoresques. On a, de là, une vue superbe, d’un côté sur l’âpre chaîne des Apennins de l’Abruzze, dominée par le sommet de la Majella; de l’autre, sur la mer, où l’on aperçoit, à 40 kilomètres au nord-est, les îles Tremiti, les Insulœ Diomedeœ de la géographie classique, qui possédaient, dit-on, le tombeau de Diomède, tandis qu’au sud l’horizon est fermé par le mont Gargano, qui forme ici l’éperon de la botte de l’Italie. Mais surtout Termoli offre à l’archéologue une cathédrale dont la façade, des premières années du XIIe siècle, a de la saveur et de l’intérêt. L’exécution en est sauvage, les sculptures barbares, mais le parti général est d’un accent puissant et grandiose, et l’ensemble a de la tournure et du caractère. L’influence du roman français, et spécialement bourguignon, y est empreinte d’une façon fort remarquable. Nous retrouvons là ces pilastres carrés supportant des arcatures engagées, dont l’imitation de l’attique du monument romain connu sous le nom de « porte d’Arroux, » à Autun, a fait un des motifs favoris des architectes de la Bourgogne aux XIe et XIIe siècles. Pourtant une inscription donne pour auteur à la façade de la cathédrale de Termoli un nommé Johannes Grimaldi, nom italien et peut-être génois. Elle lui assigne aussi pour date le pontificat, du pape Pascal II.

A 25 kilomètres au-delà de Termoli, le chemin de fer franchit le Fortore. On entre dans l’ancienne Apulie, dans la partie qui était, avant la conquête romaine, le pays des Dauniens, au moyen âge la Capitanate, aujourd’hui la province de Foggia. On traverse Ripalta, qui vit en 1054 les Normands se jeter aux pieds du pape Léon IX, qu’ils venaient de combattre et de faire prisonnier, pour lui demander sa bénédiction, mais en même temps ne le relâcher qu’après lui avoir fait donner à leurs chefs, Humfroi et Robert Guiscard, l’investiture de la Pouille et de la Calabre. La voie quitte alors le bord de la mer pour s’enfoncer dans l’ennuyeuse plaine du Tavoliere di Puglia, comprise entre le Gargano à l’est et la chaîne de l’Apennin à l’ouest, plaine sans ondulations, sans un arbre, et auprès de laquelle la Beauce elle-même paraîtrait riante et variée. Le contraste est frappant avec le pittoresque des Abruzzes, dont on vient, par le train direct, de suivre la côte pendant six heures, à partir de l’ancienne frontière des états pontificaux. Là, en effet, les montagnes, ouvertes de distance en distance par de larges vallées au fond desquelles on aperçoit, se dressant jusqu’aux nuages, les plus hauts sommets des Apennins, baignent dans la mer leurs derniers escarpemens couverts de maquis solitaires de lentisques et de chênes kermès ou bien de bois d’oliviers séculaires que traverse le chemin de fer et d’où l’on voit, entre les troncs noueux et les rameaux chargés d’un glauque feuillage, briller au pied de la falaise, sous les rayons du soleil, les flots bleus de l’Adriatique.


II.

La vaste plaine du Tavoliere, dont la monotonie n’est pas suffisamment rachetée par l’horizon de montagnes qui la termine des deux côtés, est animée seulement pendant les mois d’hiver par les immenses troupeaux qui descendent de ces montagnes; le reste de l’année, elle demeure un désert où l’on n’aperçoit pas un seul être vivant. Le sol en est d’une grande fertilité; mise en culture, elle pourrait être le grenier de l’Italie entière, ou bien devenir facilement un verger de vignes et d’arbres fruitiers, comme la province de Bari qui lui succède immédiatement au sud-est, et où le terroir est de même nature. Au lieu de cela, ce n’est qu’une steppe en majeure partie inculte, qui n’est propre qu’au pâturage et où les défrichemens se développent seulement depuis quelques années. C’est la main de l’homme qui a réduit cette plantureuse province à un tel état, produit de l’avidité fiscale et de la honteuse ignorance économique des gouvernemens qui ont pesé sur le Napolitain depuis quatre siècles, faisant reculer vers la barbarie la plus magnifique portion de la péninsule italienne, tandis que le reste de l’Europe s’avançait dans la voie du progrès et de la civilisation.

De tout temps, par une nécessité de nature, l’industrie pastorale a été la grande ressource des populations qui habitaient la partie de la chaîne de l’Apennin connue dans l’antiquité sous le nom de Samnium. Les hauts sommets des montagnes n’étaient propres qu’à nourrir des troupeaux. En même temps, les neiges qui couvrent ces sommets chaque hiver imposaient nécessairement aux pasteurs le régime de la transhumance ; leurs bêtes ne pouvaient vivre qu’à la condition d’être conduites pour hiverner dans les parties basses et plus chaudes qui avoisinent la mer. C’est là ce qui poussait, autant que l’appât du pillage, les Samnites à se jeter sur les riches cités de l’Apulie pour en entreprendre la conquête. Ils en voulaient les territoires pour les enlever à la culture des céréales, et y faire librement vaguer leurs troupeaux pendant la saison mauvaise. On peut juger de ce qu’était déjà le développement de la pâture transhumante dans les premiers siècles qui suivirent la conquête romaine par un fait que raconte Tite Live. En 187 avant Jésus-Christ, le préteur L. Postumius dut réprimer une grande conjuration pour une révolte servile qui avait été ourdie parmi les pâtres nomades de l’Apulie, et il en condamna à mort jusqu’à deux mille. Pourtant la république avait pourvu aux intérêts du maintien de l’agriculture dans la contrée autant qu’à ceux de la défense militaire par la fondation de nombreuses colonies de droit latin, auxquelles on avait réparti par voie de lotissement une large portion de l’ager publicus conquis sur les indigènes, à condition de le cultiver. Mais pendant la décadence du gouvernement républicain, et encore plus sous l’empire, il arriva dans cette contrée la même chose que dans le reste de l’Italie. La petite propriété, qui avait fait la force et la base de recrutement des armées romaines, disparut graduellement, absorbée dans les latifundia. Les domaines du fisc s’accrurent de siècle en siècle jusqu’à englober la majeure partie du territoire, et, parallèlement à la marche de la dépopulation, le pâturage vague prit la place de la culture. Le droit perçu par tête sur les bestiaux, qui, l’été dans les montagnes et l’hiver dans la plaine, erraient sous la conduite de pasteurs à demi sauvages sur les terres publiques transformées en pâtures et ne connaissant plus le labour, devint en Apulie la principale source de revenus du fisc impérial.

Les invasions barbares trouvèrent cet état de choses organisé et le conservèrent. Les rois des Ostrogoths se substituèrent aux propriétés et aux droits du fisc, et sur les terres même qu’ils distribuaient à leurs compagnons d’armes, ils maintinrent à la pâture le caractère d’un droit régalien donnant lieu à la perception de l’impôt par les agens financiers du souverain. Ainsi firent également les Lombards qui distinguèrent les redevances des troupeaux en herbaticum, escaticum et glaudaticum suivant qu’ils paissaient sur les prairies permanentes, sur les terres en friche ou dans les bois. Les Normands et après eux les princes de la maison de Souabe en continuèrent la perception en les réunissant sous le nom commun de fida. On voit par les diplômes de cette époque que, lorsque le souverain concédait un fief dans la Pouille, il se réservait exclusivement, dans toute l’étendue de son territoire, la levée de la fida sur les troupeaux transhumans. C’est le bailli royal de la ville la plus voisine qui avait mission de la percevoir. On lit dans les Constitutions de Frédéric II que, si les bestiaux, sur leur passage ou dans leur séjour d’hiver ont fait sur les terres des particulier du dégât dans les arbres ou dans les récoltes, une indemnité sera due aux propriétaires mais qu’ils n’auront rien à réclamer pour le fait du Pâturage de leurs terres non labourées, car l’herbe appartient au souverain, qui seul a droit d’en tirer profit. Le propriétaire du sol, celui à qui il avait été inféodé, ne rencontrait aucune entrave à le mettre en culture quand et comme il voulait ; les agens fiscaux ne devint ni limiter, ni réglementer en ceci l’exercice de son droit. Mais sur les terres qu’il négligeait de défricher ou qu’il laissait périodiquement en jachère, la vaine pâture revenait au roi, qui l’affermait aux troupeaux descendant des montagnes moyennant acquittement du droit fixé par la coutume. Sous ce régime, le labourage reprit rapidement du terrain et tendit à restreindre la pâture, au grand avantage de la prospérité du pays.

Il fut maintenu par les premiers Angevins, qui centralisèrent à Foggia l’administration de la fida. Au cours des troubles qui suivirent la mort de Robert le Sage et remplirent tout un siècle, l’autorité royale fut tellement ébranlée et réduite que la redevance des troupeaux transhumans tomba en désuétude, et les barons de la Capitanate devinrent de fait libres de disposer du pâturage de leurs terres et d’en tirer profit, ainsi que de vendre sans intervention du fisc les terrain spécialement affectés à cette destination. C’est ce dont ils demandèrent la confirmation légale à Alphonse d’Aragon dès qu’il eut ceint la couronne, et ce qu’il leur accorda d’abord tant que son pouvoir fut encore mal affermi. Mais plus tard, quand il se sentit assez fort, il revint sur cette concession et chercha pour son trésor une source de revenus faciles à percevoir en imposant à la Capitanate et à une partie de la Pouille proprement dite le régime du pâturage forcé.

Une loi royale délimita dans la plaine un territoire qui reçut alors pour la première fois le nom officiel de Tavoliere et fut affecté à recevoir les troupeaux pendant l’hiver. On le forma sans tenir compte de distinction des terres du domaine et de celles des particuliers Ces dernières y furent incorporées d’automne par une véritable confiscation, et leurs propriétaires ne purent plus y consacrer à la culture qu’une superficie restreinte, invariable et fixée par inscription sur des registres ad hoc. Le reste de leurs terres, et de beaucoup la plus grande part, dut rester en pâturages, occupés par le fisc moyennant une rente que celui-ci déterminait lui-même; il était interdit, sous les peines les plus sévères, de jamais essayer de les cultiver. Les propriétés ainsi incorporées au Tavoliere se transmettaient par héritage dans les familles; mais on ne pouvait les vendre qu’avec l’autorisation de la couronne, qui, en pareil cas, possédait un droit de préemption au taux qu’il lui plaisait de fixer pour la valeur du fonds.

En même temps, prohibition fut faite de la façon la plus rigoureuse aux propriétaires de bestiaux et aux pâtres des trois provinces des Abruzzes de conduire leurs troupeaux, pour passer l’hiver, ailleurs que dans le Tavoliere. Ils devaient s’y rendre à des époques fixes, sous la surveillance des autorités, et s’y établir dans certains cantons, toujours les mêmes pour ceux qui provenaient de telle ou telle localité, en acquittant par tête de bétail un droit perçu à l’entrée et à la sortie. Un système de chemins spéciaux, désignés sous le nom de tratturi, dut servir aux migrations périodiques des troupeaux. Ces chemins sont garnis de bornes milliaires mesurant les distances à parcourir. Tous leurs embranchemens se réunissent dans le tratturo grande, longue artère herbue et sans empierrement de 80 à 120 mètres de large qui se prolonge depuis les environs d’Aquila jusqu’au-delà d’Andria. C’est par là qu’encore aujourd’hui, chaque année, descendent en novembre et remontent en mai, en se succédant sans interruption pendant des journées entières, des colonnes de bœufs à demi sauvages, escortés par des pâtres à l’air farouche qui chevauchent, armés d’une longue lance, et surtout d’immenses bandes de moutons. Le troupeau de moutons s’appelle une punta et compte généralement 10,000 têtes. Il s’avance par sections de 3 à 400 animaux que conduit un berger à pied, muni d’un long bâton en forme de crosse d’évêque et assisté dans son office par cinq ou six chiens énormes, au poil blanc comme la neige. Le pasteur chef, monté à cheval, parcourt incessamment le flanc de la colonne pour surveiller et activer sa marche. En queue viennent les femmes et les enfans des bergers, montés sur des chevaux et des ânes, qui portent aussi les ustensiles de ménage et le mobilier sommaire des familles, tandis que les poulains et les ânons au poil bourru caracolent autour de leurs mères. C’est comme la migration d’une tribu arabe.

Pour surveiller les voyages de ces troupeaux nomades et leurs cantonnemens, ainsi que pour percevoir les droits sur le bétail, une administration spéciale fut créée par Alphonse, celle de la Regia Dogana della mena delle pecore in Puglia, dont le centre fut placé à Foggia. Elle eut pour, premier chef le pupille même du roi aragonais, François Montluber, et le revenu qu’elle fournissait à la couronne finit avec le temps par monter à 380,000 ducats d’or.

En effet, les souverains d’origines diverses qui gouvernèrent Naples pendant la durée du XVe et du XVIe siècle, avides de se procurer un revenu certain et facile à percevoir, même au prix de la ruine du pays, poursuivirent incessamment l’extension du pâturage forcé et l’agrandissement du territoire du Tavoliere. Ferdinand Ier, en 1467, inaugura ces accroissemens, que développèrent à l’envi les premiers vice-rois espagnols. Graduellement on en vint à prolonger la région soumise à la servitude de pâture jusque dans une partie de la province de Bari, sur la chaîne des Murgie, de manière à lui faire embrasser une superficie de plus de 300,000 hectares, de Torre-Maggiore à Andria dans une direction, de Troja à Arignano dans une autre. C’était la destruction de l’agriculture sur tout ce vaste territoire, et par suite sa dépopulation ; aussi tous les villages qui le parsemaient au moyen âge disparurent-ils rapidement. Il ne resta que quelques villes où se tenaient des marchés. Sur la faible part du sol qu’on avait réservée à la culture, sur des champs enclaves au milieu des paissances de troupeaux mal gardés, incessamment envahis par eux, on ne pouvait maintenir ni la vigne ni les arbres fruitiers, que leur dent faisait périr. Il n’y avait moyen de produire que quelques céréales, qui mûrissaient et que l’on moissonnait pendant la saison où les bestiaux n’étaient pas là. Encore dans le printemps, quand les blés étaient en vert, les ravages des troupeaux y étaient tels que les réclamations d’indemnités pour lesquelles il fallait s’adresser à l’administration fiscale donnaient lieu à des litiges judiciaires continuels. On avait coutume de dire qu’avec ces demandes et les contestations pour le loyer dû par la couronne aux possesseurs du sol, les affaires du Tavoliere di Puglia fournissaient la moitié du revenu des avocats auprès des tribunaux suprêmes de Naples. Dans ces conditions, beaucoup de propriétaires renonçaient à labourer la portion de terre qu’ils étaient autorisés à cultiver encore ; ils préféraient la laisser en friche, et, ainsi, elle retombait en pâture.

Ce régime n’eut pas des effets moins désastreux pour les montagnes d’où venaient les troupeaux que pour la plaine qui les recevait. Pour augmenter les produits de la douane de Foggia, les agens du gouvernement poussèrent par tous les moyens les habitans des Abruzzes à substituer l’élève facile des bestiaux en troupeaux transhumans au rude labeur de la culture du sol, offrant ainsi une prime à la paresse. Au temps d’Alphonse, quatre-vingt-dix mille moutons descendaient annuellement en Capitanate; en 1592, il en venait 4 millions 1/2. Pour suffire à la nourriture de tant de bêtes dans l’été, la vaine pâture ne demeura plus confinée sur les sommets qui n’étaient pas aptes à autre chose. Elle envahit de tous côtés des terrains jusqu’alors bien cultivés, qui donnaient de riches récoltes de vin, d’huile et de grains. Les dégâts des moutons et des chèvres ruinèrent les forêts, avec les incendies résultant de l’incurie des pâtres ou même allumés intentionnellement par eux, amenant le déboisement et la dénudation des pentes et livrant le fond des vallées aux ravages capricieux des torrens, qui les rendent inhabitables. Le mal ainsi produit sera peut-être à jamais irréparable.

Ajoutons que ce développement sans mesure de la vie pastorale ramenait les provinces sur lesquelles il s’étendait à un état social touchant à la barbarie primitive. Car il y donna naissance à toute une nombreuse population de pâtres farouches, menant une existence à demi sauvage, déshabitués du travail régulier, sans racines dans le sol, adonnés à la vie nomade et faits dès l’enfance à se soustraire au joug des lois, qui n’atteignent sérieusement que les sédentaires. C’est dans cette population que se recruta principalement le brigandage, qui devint le fléau permanent des Abruzzes et de la Capitanate.

Organisé, comme nous venons de le dire, par l’avidité fiscale d’Alphonse et aggravé encore par ses successeurs, le désastreux système du pâturage forcé du Tavoliere s’est maintenu pendant plus de quatre cents ans. Ce n’est pas qu’il ne soulevât bien des plaintes. Tous les esprits éclairés du XVIIIe siècle, et ils furent nombreux dans l’état napolitain, signalèrent ce régime comme une honte pour un pays civilisé, un obstacle à tout progrès dans une des parties les plus fécondes du royaume, une monstruosité par rapport aux principes économiques les plus vulgaires, et en réclamèrent hautement l’abrogation. Le gouvernement royal ne les écouta pas. La république parthénopéenne voulait procéder à l’affranchissement des terres de la Capitanate, mais la trop courte durée de son existence ne lui permit pas de réaliser cette partie du noble programme de Mario Pagano et de ses collègues. C’est au gouvernement de l’occupation française sous le premier empire qu’était réservé l’honneur de le tenter pour la première fois, et ce n’est pas un des moindres titres d’éloges de ce gouvernement imposé par la force des armes, qui, en huit années, sous Joseph Bonaparte, puis sous Murat, racheta par tant de grandes œuvres, tant de progrès accomplis et de bienfaits, la tache de son origine étrangère. Une loi du 21 mai 1866 abolit le régime de la pâture obligatoire et rendit aux propriétaires du Tavoliere le droit de disposer librement de leurs terres en les cultivant et en les vendant ou les affermant comme ils voudraient. Là fut en partie la cause de l’ardeur avec laquelle les pâtres de l’Abruzze, qui se regardaient comme lésés dans leurs intérêts par une telle mesure, se jetèrent dans les rangs des bandes de malandrins soulevées par les partisans du gouvernement déchu et soudoyées par l’or britannique, que le général Manhès réprima, avec une si implacable énergie[1]. Pour payer leurs services, les Bourbons, une fois restaurés, abrogèrent par un édit royal de 1817 la loi de 1806 et rétablirent toutes les vieilles prescriptions d’Alphonse d’Aragon, détestable retour à l’une des plus fâcheuses pratiques de l’ancien régime. Les choses restèrent ainsi jusqu’en 1860, enchaînant de force des provinces entières à croupir dans un état social qui les reportait bien en arrière du moyen âge. L’Italie nouvelle ne pouvait les laisser ainsi sans manquer à la mission de relèvement qu’elle avait assumée. On est en droit de lui reprocher de ne pas s’être jusqu’à ce jour suffisamment occupé de porter remède aux poignantes souffrances d’une grande partie de ses populations agricoles ; mais, du moins, en ce qui touche au Tavoliere di Puglia, elle a fait ce qu’elle devait, aiguillonnée là plus qu’ailleurs par la pensée qu’elle portait la hache à la racine même de ce brigandage que, pendant quelques années, elle avait vu se dresser si redoutable contre elle en se couvrant d’un drapeau politique. Une loi mûrement délibérée par les deux chambres du royaume et promulguée le 16 février 1865 a prononcé l’affranchissement définitif du territoire asservi à la pâture. Celle-ci est devenue facultative, et les propriétaires ont recouvré la libre disposition de leurs terres. En outre, pour encourager le retour à une mise en culture plus productive du sol, l’administration des domaines a reçu le pouvoir d’affermer par parcelles, sous condition de défrichement, les biens de l’état compris dans les anciennes limites du Tavoliere, et de grandes facilités sont données à ceux qui prennent ces parcelles à bail pour se transformer de fermiers en propriétaires en payant des annuités successives.

Les heureux effets de cette loi éminemment libérale n’ont point tardé à se faire sentir. D’année en année, la vie tend à revenir dans la Capitanate; la pâture vague recule devant la culture, qui gagne du terrain; la production des céréales se développe sur la plus vaste échelle; en beaucoup d’endroits, on commence à planter des vignes. Pour quelqu’un qui, comme moi, a visité le pays pour la première fois en 1866 et depuis y est revenu à plusieurs reprises, il est facile d’apprécier le progrès accompli déjà. Mais il n’est rien encore à côté de celui qui reste à réaliser. La transformation n’est pas aussi rapide qu’on eut pu l’espérer. Les capitaux manquent, et pour l’achever il faudrait un développement des institutions de crédit agricole qui fait défaut à l’Italie.

C’est au centre de la plaine du Tavoliere que s’élève la ville populeuse qui, depuis le moyen âge, est restée le chef-lieu de la Capitanate, .Foggia n’a pas une origine antique; elle a remplacé l’ancienne Cité d’Arpi, appelée Argyrippa des Grecs, qui lui donnaient Diomède pour fondateur. Arpi était la cité principale du peuple des Dauniens et n’a laissé que des ruines insignifiantes, éloignées de Foggia d’environ 8 kilomètres dans la direction du nord. La substitution d’une ville à l’autre, le déplacement du centre de la population a dû s’opérer sous la domination des Byzantins, mais on en ignore la date précise. En tout cas, Foggia existait déjà lors de l’établissement des Normands, sous lesquels elle prit un rapide essor. Sa fortune a été toute commerciale et administrative ; elle était le principal marché où les pâtres du pays environnant venaient s’approvisionner et vendre leurs troupeaux, le siège des employés du fisc chargés de percevoir l’impôt de la fida. Aussi, dans toutes les guerres qui ont ravagé pendant des siècles cette portion de l’Italie, la possession de Foggia était-elle considérée comme une chose capitale: elle assurait immédiatement de grandes ressources financières. C’est pour la commander, avec toute la plaine, que Frédéric II choisit Lucera, située à 17 kilomètres de là et regardée comme la clé du pays, pour y établir les cantonnemens fixes de ses Sarrasins. En lisant les récits des luttes entre Français et Espagnols pour la possession du royaume de Naples sous Charles VIII, Louis XII et François Ier, il est impossible de ne pas être frappé de ce que les mouvemens des armées y ont d’inexplicable au point de vue purement stratégique. Quel que soit l’état de la campagne en cours d’exécution, quelques résultats que l’une ou l’autre des deux parties semble au moment d’atteindre, brusquement toutes deux abandonnent à l’automne les opérations commencées pour se précipiter sur la Capitanate. C’est qu’elles cherchent à se gagner de vitesse et que la première arrivée des armées lèvera sur les troupeaux, à leur descente des montagnes, le tribut qui constitue le revenu le plus clair de la couronne et permettra de nourrir la guerre pendant une année encore. Il arrive même quelquefois que, lorsqu’une des armées n’a pas assez devancé l’autre et n’est pas en force suffisante pour l’empêcher de s’emparer des péages, elle se jette sur les troupeaux en route et en fait une effroyable boucherie, parce que chaque mouton ou chaque bœuf mort fait du moins un droit qui n’entrera pas dans la caisse de l’ennemi.

Foggia compte aujourd’hui bien près de trente-neuf mille habitans. Renversée de fond en comble par un tremblement de terre en 1731, c’est une ville toute moderne, propre et animée, qui plaît beaucoup aux bourgeois et aux commis-voyageurs. Les rues en sont singulièrement larges; les maisons, solidement voûtées, aux toits plats, n’ont généralement qu’un étage au-dessus du rez-de-chaussée. Tout ceci est manifestement conçu pour éviter, en cas de nouveau tremblement de terre, le retour d’un désastre pareil à celui que la ville a subi il y a un siècle et demi. Une des curiosités du lieu est la vaste Piazza délie Fosse, dont le sol est entièrement creusé d’innombrables silos destinés à conserver, jusqu’au moment de leur vente, les grains recueillis dans les champs des alentours.

En raison de sa destruction au siècle dernier, Foggia n’a gardé que bien peu de vestiges de son brillant passé du moyen âge. Mais ce qui en subsiste a une réelle valeur. La cathédrale, bâtie en 1172 et où Manfred fut couronné en 1258, devait être, parmi les églises normandes de la Pouille, une des plus grandes et des plus pures de style. Malheureusement il n’en est resté debout qu’un lambeau, la moitié de la façade, que l’on a eu le bon goût, au XVIIIe siècle, de conserver en l’englobant dans la construction nouvelle. C’en est du moins assez pour juger de ce que l’édifice, quand il était complet, avait de majesté simple et d’imposante tournure, et pour faire déplorer la perte du reste. On retrouve à cette façade les mêmes pilastres carrés que nous avons déjà vus à celle de la cathédrale de Termoli.

Tout auprès, un débris du même genre marque l’emplacement du palais de l’empereur Frédéric II. C’est un arc de beau style, qui devait en former l’entrée principale et qui est aujourd’hui engagé dans la façade d’une maison particulière. Deux rangs de feuillage finement sculpté en décorent l’archivolte, dont les retombées sont reçues par deux aigles de face, tout à fait pareils à ceux qui sont figurés au revers des belles monnaies d’or de l’empereur désignées sous le nom d’augustales. Dans la maçonnerie moderne qui remplit l’arceau surmontant la porte de la maison, l’on a encastré une pierre provenant de la façade du palais. Elle porte une triple inscription qui en donne la date, juin 1223. Le palais était achevé au mois de mai 1225, époque où l’empereur vint s’y installer. Désormais ce fut une de ses résidences favorites; il n’était pas d’année qu’il n’y demeurât plusieurs mois. C’est là que mourut, en 1241, sa troisième femme, Isabelle d’Angleterre, qui fut enterrée dans la crypte de la cathédrale d’Andria, à côté de la tombe où reposait déjà la seconde, Yolande de Brienne.

Les deux vers léonins par lesquels l’inscription se termine,


Hoc fieri iussit Fredericus Cesar ut urbs sit
Foggia regalis sedes inclita imperialis,


ont tout à fait la tournure des épigrammes latines, tantôt élogieuses et tantôt satiriques, que Frédéric se plaisait à composer sur les villes de ses états et que certaines d’entre elles, comme Andria, ont fait graver au-dessus de leurs portes ainsi que des titres d’honneur. On ne se tromperait donc pas, je crois, en la comprenant dans le recueil des œuvres poétiques de cet empereur. Mais il y a mieux. Frédéric, intelligence supérieure au travers de ses vices, nature d’artiste en même temps que de politique, esprit singulièrement cultivé pour son temps, épris de tous les raffinemens et de toutes les élégances, se piquait d’exercer les arts comme la poésie. Il avait la prétention d’être un maître en architecture. Nous savons par des témoignages formels que c’est lui-même qui donna les plans et les dessins pour la construction du château de Capoue. Il me paraît ressortir formellement de la première partie de l’inscription de la porte de son palais de Foggia qu’il avait fait de même pour cet édifice. Les termes remarquablement précis dont on s’y sert impliquent une telle conclusion : sic Cesar fieri iussit opus istu, proto (ncius) Bartholomeus sic costruxit illud. C’est tel qu’on le voit, tel que l’a construit Bartolomeo, que l’empereur avait ordonné de le faire ; la répétition de l’adverbe sic est absolument significative et révèle l’emploi d’un modèle donné par Frédéric en personne. L’arc qui seul a été conservé de ce palais est donc un spécimen, et l’unique parvenu jusqu’à nous, qui fait connaître le style et la manière de l’empereur Frédéric II comme architecte. Ce morceau le classe à un rang distingué dans la liste assez peu nombreuse des souverains artistes par eux-mêmes.

Il ne reste plus rien du château fortifié que Charles Ier d’Anjou se fit construire à Foggia en 1269 et où il mourut en 1284, non plus que du parc de plaisance du Pantano, à la porte de cette ville, où il élevait des troupeaux de daims.


III.

Pour aller de Foggia à Manfredonia, on est condamné à une insupportable route de quatre heures de voiture à travers la steppe du Tavoliere, qui devient un véritable Sahara dans la saison où l’herbe des champs a été brûlée par le soleil de l’été et où les troupeaux sont encore à la montagne. Graduellement cependant on s’approche du Gargano, dont on commence à distinguer les belles forêts de hêtres et de chênes, faisant des taches d’un vert sombre sur les flancs de la montagne, et dont la plus haute cime, le Monte Calvo, s’élevant à plus de 1,500 mètres de hauteur, retient presque toujours autour d’elle une calotte de nuages. On se dirige, en effet, vers le point où ce massif isolé, à l’échine allongée d’ouest en est, se détache de la plaine et commence à plonger dans la mer son flanc méridional.

Encore dans la plaine, aux trois quarts du chemin, l’on rencontre l’ancien couvent de San-Leonardo, où Hermann de Salza établit en 1223 une commanderie de l’ordre teutonique, dotée de 20,000 florins d’or de revenu annuel. Les bâtimens conventuels sont transformés en métairie et dans un grand état de délabrement, mais l’église mérite une visite. Son portail surtout, que je n’ai vu jusqu’ici dessiné nulle part, est un beau type du style du milieu du XIIe siècle dans ces contrées ; l’abside est également un morceau remarquable d’architecture romane. Notons encore la superbe cuisine du couvent, qui rappelle par ses dispositions celle de l’abbaye de Fontevrault.

Quelques kilomètres encore, et l’on franchit la rivière du Candelaro, tout près de l’endroit où elle se jette dans la lagune appelée Pantano Salso, le Lacus Pantanus des anciens, qui reçoit aussi le Cervaro, dans l’antiquité Cerbalus. A quelque distance de là, sur le bord de la lagune, auprès du goulet par lequel elle débouche dans la mer, une église de style byzantin, toute bâtie en matériaux antiques, est debout au milieu de la campagne solitaire. L’intérieur en a été quelque peu défiguré par des réparations modernes du plus mauvais goût; de nombreux ex-voto s’y voient suspendus auprès d’une Madone miraculeuse. Le pavé est composé en grande partie de pierres tombales intéressantes. Au-dessous règne une vaste crypte, une église inférieure, qui n’a pas été gâtée comme l’église supérieure. Le plan se répète exactement le même en haut et en bas et est unique dans son genre. Il dessine trois carrés inscrits l’un dans l’autre, séparés par des colonnes de granit dans la crypte, de marbre dans l’église haute, supportant des arcades cintrées d’une forme svelte. L’autel est au centre, sous une petite coupole qui s’appuie sur quatre forts piliers placés aux angles du carré intérieur formant sanctuaire et entouré de deux collatéraux sur ses quatre faces. C’est, on le voit, la disposition de certaines églises rondes à trois cercles concentriques, qui cette fois a été transformée en carré. Extérieurement l’édifice dessine un cube, surmonté au centre d’un petit dôme fermé qui rappelle celui des turbeh musulmans et où l’influence arabe me paraît manifeste. Aux flancs des façades s’appliquent des demi-colonnes engagées, aux chapiteaux à feuillages d’un beau galbe et d’une exécution précieuse, supportant de riches arcatures dont le dessin rappelle de très près celles qui décorent les manuscrits byzantins; et dans la partie inférieure du champ qu’enferme chacune de ces arcatures se creusent des panneaux en losange remplis par les entrelacs géométriques en relief à la combinaison desquels se sont complu les décorateurs arabes. Le portail qui donne accès à l’église est d’une grande magnificence, avec son tympan garni d’un bas-relief et ses deux colonnes de marbre, reposant sur des lions couchés. Le monument est sans contredit un des plus remarquables spécimens de cette architecture, participant à la fois du byzantin et de l’arabe, qui régnait dans la Fouille avant que la conquête normande y eût introduit les influences françaises. Un semblable style, auquel se rattachent aussi la cathédrale de Canossa et le mausolée de Bohémond, qui y est adjacent, ainsi que certaines parties de la cathédrale de Bari, ne s’est maintenu à côté des données architecturales nouvelles, directement importées de Normandie et tendant de jour en jour à le supplanter, que jusqu’aux premières années du XIIe siècle. Aussi n’est-on pas surpris d’apprendre que l’église que je viens d’essayer de décrire fut consacrée en 1117 par le pape Pascal II, qui y vint de Bénévent, où il tenait alors un concile. Elle avait été certainement commencée, et les plans arrêtés dans le XIe siècle.

Cette curieuse église, autour de laquelle on remarque quelques débris d’un temple antique, porte le nom de Santa-Maria-Maggiore di Siponto et a le titre de cathédrale. Elle marque l’emplacement de la ville antique de Sipontum. Prise par Alexandre le Molosse, roi d’Epire (en 530 avant Jésus-Christ), colonie de citoyens romains en 194, assiégée par Marc Antoine en 40, lors des guerres civiles, Sipontum est décrite par Paul Diacre, au VIIIe siècle de notre ère, comme étant encore de son temps satis opulentum. Cent cinquante ans plus tard, Constantin Porphyrogénète la mentionne parmi les villes de la partie de l’Italie dépendant de l’empire de Constantinople. Mais il semble qu’elle commençait dès lors à tomber en décadence. L’envasement progressif de la lagune du Pantano, accessible aux vaisseaux dans l’antiquité, tendait à rendre impraticable son port, jadis théâtre d’un mouvement fort actif, et développait les exhalaisons marécageuses qui engendrent la malaria, fléau de tout le district environnant. Cependant il s’y maintenait encore une certaine population, et le port continuait à être le seul qui desservît la Capitanate. C’est encore là qu’en 1177 le pape Alexandre III s’embarqua pour aller à Venise à l’entrevue où il devait se réconcilier avec Frédéric Barberousse; et même, en 1252, c’est à Siponto que débarqua Conrad IV de Hohenstaufen, quand il vint prendre possession de l’Italie méridionale. Manfred acheva déminer cette ancienne cité par la construction de la ville qui reçut son nom.

Une lieue à peine sépare l’emplacement désert de Siponto de la petite ville gaie et tranquille de Manfredonia, coquettement située sur la mer, au milieu d’une végétation qui rappelle la Calabre ou la Sicile. En espalier au pied du Gargano, le canton environnant doit à son exposition vers le midi et à la façon dont la montagne le couvre contre les vents du nord, de jouir d’un climat exceptionnel. C’est en 1263 que Manfred décida la construction de cette nouvelle ville, pour l’emplacement de laquelle il consulta les astrologues et aussi les marins, car cet emplacement fut très bien choisi en vue de ce que voulait réaliser le fils de Frédéric II. La plaine au nord de l’Ofanto et le canton du Gargano étaient dépourvues de port, ceux de Siponto et de l’antique Salapia (aujourd’hui remplacée par le misérable village de Salpi) ne pouvant plus recevoir convenablement les navires. Il décida d’en créer un nouveau, qui servit en même temps à communiquer avec les possessions qu’il venait d’acquérir en Épire. Aucune position n’était plus favorable que celle où il bâtit Manfredonia, dans le fond du golfe que forme la saillie du Gargano, ayant devant soi une vaste rade, très bien abritée et d’une tenue parfaitement sûre. Manfred apporta à cette œuvre utile et bien conçue l’ardeur que l’on met d’ordinaire à une fantaisie. Deux années suffirent à avancer assez la construction de la nouvelle ville pour qu’en 1265 on pût y transporter l’évêque et les habitans de Siponto, auxquels on joignit des colons recrutés de droite et de gauche. C’est alors que disparut tout ce qui avait pu se conserver des ruines de la cité antique, exploitées comme carrière pour ces travaux où le transport des pierres, de la chaux et du sable employait, disent les chroniqueurs, « tous les bœufs de l’Apulie. « 

Le plan de Manfredonia avait été conçu sur une très large échelle. Le roi prétendait faire de la cité à laquelle il donnait son nom le principal centre commercial de la Pouille et son chef-lieu administratif. Il y établit un hôtel des monnaies et il en donna la direction à deux Amalfitains, renommés pour leurs connaissances pratiques en cette matière, Mauro Pisonto et Nicolo Campanella. Il est probable que ces deux personnages avaient été antérieurement employés à la fabrication des espèces de Frédéric II, qui presque toutes ont été battues à Amalfi. Mais les travaux étaient loin d’être terminés quand Manfred mourut les armes à la main, en 1266. Charles Ier d’Anjou les fit continuer activement, et c’est lui qui acheva la construction de la ville, qu’il ordonna d’appeler Siponto-Novello, voulant effacer jusqu’au nom de l’héroïque vaincu de Bénévent. Mais la conscience populaire se refusa à cette injustice. Malgré les prescriptions et les efforts du farouche vainqueur, le nom de Manfredonia se maintint dans l’usage, et c’est celui que la ville a gardé jusqu’à nos jours.

Les écrivains contemporains vantent la splendeur de la cathédrale de Manfredonia, qui aurait reçu les reliques de saint Laurent, évoque de Siponto au Ve siècle, et surtout son magnifique campanile, dans lequel était suspendue une cloche énorme, la plus grosse que l’on eût encore fondue en Italie, dont le son se faisait, raconte-t-on, entendre jusqu’à six milles à la ronde. Malheureusement, la cathédrale, le campanile et en général tous les édifices de Manfredonia ont disparu dans le désastre qui frappa cette ville en 1620, lorsque les Turcs y opérèrent une descente et la brûlèrent entièrement après l’avoir pillée.

Ce qui reste le plus intact des travaux de Manfred, c’est le môle de belle construction, maintenu de chaque côté par de hauts gradins formés de grands blocs de pierre, qui s’avance fièrement dans la mer avec une longueur de près de 200 mètres. C’est sans contredit l’œuvre d’ingénieur maritime la plus puissante et la mieux combinée qu’ait léguée le XIIIe siècle. En tête de ce môle est le château fort, que Lautrec attaqua vainement dans sa dernière campagne. C’est une construction du règne de Charles d’Anjou, œuvre de son architecte maestro Giordano de Monte-Sant’ Angelo. Bien qu’en partie remanié et gâté par des appropriations postérieures, découronné de ses créneaux du moyen âge pour recevoir de l’artillerie sur ses plates-formes, il n’a pas subi de modifications trop profondes dans ses dispositions essentielles. C’est un haut et massif donjon carré, flanqué à ses angles de quatre grosses tours rondes, qu’enveloppe une enceinte extérieure reproduisant le même plan. Les remparts de la ville, garnis eux aussi de grosses tours rondes, subsistent en grande part et embrassent un espace que sont loin de remplir les huit mille âmes de la population actuelle. Avec cette enceinte, en partie vide, qui fait un vêtement trop large à la petite ville rebâtie au XVIIe siècle, Manfredonia est comme une sorte d’Aigues-Mortes de l’Adriatique. Notons, du reste, qu’on a reconstruit la nouvelle Manfredonia sur le plan de l’ancienne, avec les rues régulières se coupant à angles droits, et la disposition en échiquier que l’on observe constamment dans les villes créées de toutes pièces au XIIIe siècle.

IV.

Quand on a visité la ville de Manfred et gravi, si on en a le temps, jusqu’à Monte Sant’ Angelo, sur la croupe du Gargano, pour y visiter le fameux sanctuaire de Saint-Michel, le plus ancien qui ait été dédié en Occident à l’archange, lieu de rendez-vous d’un immense pèlerinage, il faut revenir à Foggia, en faisant de nouveau la même ennuyeuse route, pour se rendre à Lucera. On va en deux heures d’une ville à l’autre par un beau chemin carrossable, qui court en ligne droite dans la plaine nue sans que, pour ainsi dire, une seule habitation s’élève sur ses bords. Les cultures sont cependant plus multipliées sur ce trajet que sur celui de Manfredonia. A sa droite on a le Gargano, à sa gauche la chaîne de l’Apennin, précédée d’ondulations, sur la pointe d’une desquelles on distingue le groupe des maisons de Troja, ville fondée au commencement du XIe siècle par le catapan byzantin Boyoannis, qui écrasa sur le champ de bataille de Cannes les premiers Normands venus dans la Pouille, ceux qui avaient répondu à l’appel de Melo.

En faisant ce chemin, l’esprit se reporte à la description saisissante que le chroniqueur Nicolas de Jamsilla, compagnon du prince dans cette aventure, fait du voyage de Manfred après sa fuite d’Aversa, en novembre 1254, et de la façon dont le fils de Frédéric dut marcher de nuit, au milieu des ténèbres et de la tempête pour gagner Lucera sans être aperçu des troupes pontificales postées à Troja et à Foggia, dans une plaine sans i u arbre où le passage d’une petite troupe de cavaliers devait être vu d’une très grande distance et attirer aussitôt l’attention.

Lucera s’élève sur une colline d’un certain relief, escarpée sur les côtés du nord et de l’ouest, en pente douce vers l’est et le sud, qui se détache à une certaine distance en avant des derniers contreforts de l’Apennin et commande au loin la plaine environnante. Ainsi préparé par la nature, le site en a toujours constitué une position stratégique de premier ordre, et depuis les débuts de l’histoire chez les populations de l’Apulie, nous y voyons exister une ville fortifiée dont le rôle est capital. Les Grecs prétendaient que cette ville de Luceria avait été fondée par Diomède, revenu d’Ilion, comme Arpi, Sipontum, Canusium et, en général, toutes les cités de quelque importance dans la Daunie et même dans une portion de la Peucétie; à l’époque romaine on y montrait encore un vieux xoanon que les habitans prétendaient être le Palladium enlevé de Troie par le héros argien. La fondation de Luceria dut être en réalité l’œuvre des Dauniens de race japygo-messapienne, sur le territoire desquels elle était située. Le nom d’Apulie, qui s’étendait jusque-là, n’est autre que la forme italique de celui dont les Grecs ont fait de leur côté Japygie. Mais tout, y compris l’appellation même de la cité, qui appartient aux idiomes proprement italiotes, semble indiquer que de très bonne heure l’élément osco-samnite se superposa à l’élément japygien dans la population de cette ville et y devint prépondérant.

Les faits précis de l’histoire de Luceria sont, d’ailleurs, ignorés jusqu’à la seconde guerre samnite, où nous voyons ses habitans suivre le parti des Romains, de même que les autres Apuliens, puis refuser de s’associer à la défection de ceux-ci en 326 avant Jésus-Christ. Pour les châtier, les Samnites vinrent mettre le siège devant la ville, et c’est en marchant au secours de Luceria que l’armée romaine éprouva son grand désastre du défilé des Fourches Caudines. La chute de la forteresse apulienne en fut la conséquence immédiate, et les Samnites, vainqueurs la choisirent comme la place de sûreté où ils enfermèrent les otages à eux remis en garantie du traité de Caudium, que le sénat refusait de reconnaître. Aussi Rome attacha-t-elle un prix extrême à enlever à ses ennemis Luceria, et, dès 320, Papirius Cursor investissait la ville, défendue par une garnison de sept mille Samnites et finissait par l’emporter après une résistance acharnée. Il y reprit les otages et y fit un riche butin, car c’était alors la plus riche cité de l’Apulie. Six ans après, elle retombait aux mains des Samnites, mais ce ne fut que pour très peu de temps. Les Romains la reprirent bientôt de vive force, massacrèrent une partie de la population et installèrent à la place des anciens habitans une colonie militaire de droit latin. Ce fut dès lors le boulevard de la domination du peuple roi dans l’Apulie, où elle lui permettait de prendre le Samnium à revers. Aussi les Samnites tentèrent-ils, en 294, un effort désespéré pour recouvrer Luceria ; mais le consul Atilius, accouru au secours de la ville, les écrasa dans une grande bataille.

Établie au milieu d’un canton de grande production agricole et pastorale, la colonie de Luceria eut autant d’importance comme centre de commerce que comme place forte. Nous en avons la preuve par le développement de son monnayage, qui débute à l’époque de sa fondation même, alors que l’as était encore du poids d’une livre. Dans la guerre d’Hannibal, la conservation de cette forteresse par les Romains eut une importance décisive. Le grand capitaine carthaginois ne parvint jamais à s’en emparer et le fait d’avoir ainsi gardé une base inexpugnable d’opérations dans l’Apulie fut une des choses qui permirent le mieux à Rome de relever rapidement ses affaires après ses premiers désastres. Les colons de Luceria montrèrent d’ailleurs à ce moment une fidélité passionnée à la cause de la mère patrie. En 209, quand une partie des colonies latines, lasses de la prolongation indéfinie d’une guerre à laquelle on ne voyait point de terme, refusèrent à Rome de continuer à lui fournir leurs secours en hommes et en argent, il n’y en eut que dix-neuf qui se déclarèrent prêtes à soutenir encore la lutte jusqu’à entier épuisement, et Luceria fut du nombre.

L’histoire garde ensuite le silence sur les destinées de Luceria jusqu’au temps de Cicéron, qui dans son discours pro Cluentio en parle comme d’une des villes les plus florissantes de l’Italie. Dans la guerre civile contre César, Pompée en fit quelque temps son quartier-général avant de se replier sur Brindes : Strabon cite Luceria comme déclinant à son époque. Pourtant elle retint une certaine prospérité pendant toute la durée de l’empire. Auguste y avait envoyé une nouvelle colonie de vétérans, et les écrivains, aussi bien que les inscriptions, montrent qu’elle garda jusqu’au bout son rang colonial avec les privilèges qui y étaient attachés.

L’importance de Luceria survécut aux invasions barbares et aux ravages affreux des guerres gothiques. Paul Diacre la décrit comme étant une ville opulente sous la domination des Lombards. Mais en 663 l’empereur grec Constant II prit la ville sur ce peuple et la détruisit presque entièrement. Dès lors, et pendant six siècles, Lucera ne fut plus qu’une simple bourgade, où pourtant résidait toujours un évêque. C’est en cet état qu’elle se trouvait encore en 1223, lorsque Frédéric II contraignit les musulmans de Sicile révoltés à demander l’aman et à se mettre à sa merci. Jugeant imprudent de les laisser dans le Val di Mazzara, où leurs traditions d’indépendance étaient trop vivantes et où il leur était toujours facile, en cas de rébellion, de recevoir des secours de leurs frères d’Afrique, ne voulant pas non plus priver ses états de cette vaillante et industrieuse population par une expulsion pareille à celle que l’Espagne commit plus tard la faute immense d’accomplir, il se décida à les dépayser en les transplantant sur le continent italien. La masse principale des Arabes siciliens fut donc par ses ordres transportée à Lucera, Girofalco et Acerenza. Lucera en fut la principale colonie, et pour la recevoir Frédéric fit élever une vaste forteresse, où ils vécurent d’abord séparés de la population chrétienne de la ville.

Ainsi transplantés, ces Arabes acceptèrent rapidement leur nouveau sort avec la facile résignation qui est le propre des musulmans, et même bientôt ils s’attachèrent avec un ardent dévoûment au souverain qui leur avait conservé la vie sauve quand les habitudes et le droit de la guerre, dans les mœurs du temps, lui auraient permis de les exterminer. Astreints tous au service militaire, leurs milices furent pendant plus de vingt ans le nerf et le seul noyau permanent des armées de Frédéric II, et la forteresse qu’ils occupaient, achevée en 1227, le principal point d’appui de la domination des Hohenstaufen dans les provinces touchant à l’Adriatique. Quand la rupture entre l’empereur et le pape fut devenue ouverte et irrémédiable, la présence des musulmans à Lucera devint un des griefs dont le souverain pontife fit le plus retentir le monde chrétien contre Frédéric. Pourtant l’emploi d’une garde sarrasine auprès du souverain n’était pas autre chose qu’une tradition des princes normands. Ceux-ci, et Robert Guiscard tout le premier, avaient constamment employé les contingens des Arabes de Sicile, de l’aveu même de la papauté, dans leurs guerres en Italie, et l’armée qui, au prix de l’incendie d’une partie de Rome, avait délivré Grégoire VII, se composait en majorité de musulmans, sans que ce pontife eût éprouvé le moindre scrupule de voir des infidèles servir sous sa bannière. Depuis plus d’un siècle, la seule force militaire permanente des principautés franques fondées en Syrie par les croisés consistait dans les corps soldés de musulmans indigènes, désignés sous le nom de turcoples, et l’office de grand-turcoplier était la première charge militaire de la cour de Jérusalem.

Pour donner cependant une certaine satisfaction aux plaintes du pape, Frédéric ouvrit librement l’accès des casernes de ses Sarrasins aux missionnaires franciscains et fit même bâtir dans leur forteresse, à côté de leur mosquée, une église destinée à ceux qui voudraient se convertir. Mais il savait d’avance qu’il n’y en aurait aucun. Il persista à refuser aucun avantage au changement de religion, et, traitant à la cour les musulmans sur un pied d’exacte égalité avec les chrétiens, son scepticisme, blessant pour les croyances de son époque, se plaisait à réunir à la même table des évêques et des capitaines arabes. Bientôt, du reste, à mesure que la lutte avec le saint-siège devint pour l’empereur une question de vie ou de mort, il sentit davantage quel prix avaient pour lui les services de troupes sur qui les anathèmes ecclésiastiques n’avaient aucune action, dont le fanatisme religieux éprouvait, au contraire, une satisfaction sauvage à combattre contre le pontife catholique. En 1239, Frédéric, pour donner plus de cohésion à ses Sarrasins, les concentra tous à Lucera, faisant venir dans ce lieu ceux qui avaient habité jusqu’alors à Acerenza et à Girofalco, y amenant en grand nombre de nouvelles familles qui étaient restées jusqu’alors en Sicile, et les renforçant enfin de bandes mercenaires qu’il faisait recruter en Afrique. La colonie musulmane de Lucera monta ainsi jusqu’à soixante mille âmes. Le château-fort ne pouvait plus lui suffire; on lui livra aussi la ville. Et l’empereur ferma les yeux sur la façon cruelle dans les nouveaux colons musulmans molestèrent les rares habitans chrétiens qu’ils y trouvèrent, les forçant à déguerpir avec leur évêque et s’emparant de la cathédrale pour en faire une mosquée. C’est ainsi que l’antique Luceria Apulorum devint Lucera Saracenorum.

Désormais Frédéric pouvait en toute sécurité faire de Foggia sa résidence la plus habituelle. Entre la forteresse de ses Sarrasins, à une extrémité, et, à l’autre, Andria la Fidèle, dont la population montrait à sa cause un dévoûment qui lui tenait tant au cœur,


Andria fidelis nostris affixa medullis.


la soumission de la plaine de la Capitanate et de la Pouille était assurée. Il n’avait plus à craindre, de la part des citoyens des populeuses villes de cette contrée, toujours prêts aux changemens et fort enclins à embrasser le parti du pape, des défections comme celle qui avait été presque générale en 1229 à l’apparition de la croisade des clavigeri. Mais Frédéric ne vint qu’à peu de reprises, et cela seulement pour des laps de temps fort courts, dans les dernières années de sa vie, habiter à Lucera même, au milieu de la colonie arabe, où il avait pourtant un logis royal et où il menait complètement, quand il y allait, la vie d’un monarque musulman, comme les rois normands de Sicile lui en avaient donné l’exemple. C’est son existence dans ces séjours qui lui avait fait donner par les guelfes le surnom de « sultan de Lucera. » Il y avait des haras de chameaux, des équipages de chasse avec des guépards dressés à l’orientale; enfin, ce qui est plus grave, un harem richement monté et gardé par des eunuques. Ici sa conduite, en opposition avec la loi chrétienne, prêtait largement le flanc aux invectives papales. Pour la juger avec une entière équité, il ne faut cependant pas oublier qu’avant lui les rois normands avaient eu patemment leur harem organisé à Palerme.

Après la mort de Frédéric II et de Conrad, quand Innocent IV tenta de s’emparer directement du royaume de Sicile, il voulut gagner les Sarrasins de Lucera. Oubliant tout ce qu’il avait écrit sur le scandale du séjour de ces infidèles en Italie, il offrit à leur émir, que les chroniqueurs du temps appellent Jean le Maure, de lui conserver la charge éminente de grand camérier du royaume et de lui conférer, en outre, des fiefs et des honneurs nouveaux en grand nombre. Le chef musulman accepta le marché, mais ses hommes ne voulurent pas le suivre dans sa trahison envers ses princes. Manfred accourut chercher un asile au milieu d’eux. Ce furent eux qui le proclamèrent les premiers et qui lui permirent de reconquérir le royaume. Pendant tout son règne, il n’eut pas de soldats plus fidèles, et quand la fortune le trahit définitivement, les Arabes de Lucera tombèrent par milliers à ses côtés sur le champ de bataille de Bénévent. En partant pour combattre Charles d’Anjou, Manfred avait confié sa femme, la belle Hélène d’Épire, et ses fils en bas âge au dévoûment des Sarrasins et aux fortes murailles du château de Lucera. C’était un asile sur, qui eût permis aux partisans des jeunes princes de se rallier et de continuer la lutte. Mais leur mère, abandonnée de ses conseillers, perdit la tête et quitta Lucera pour se réfugier à Trani, où elle espérait faire voile vers l’Épire. Le châtelain de cette ville la vendit avec ses enfans à Charles, qui se déshonora par sa cruauté à leur égard. Plus malheureux que Conradin, on ne les jugea pas dignes de l’échafaud, et ils pourrirent de longues années dans des cachots infects.

Manfred mort et sa famille disparue, les Sarrasins de Lucera se soumirent au conquérant, qui confirma leurs privilèges et leurs lois particulières. Mais, dès l’année suivante, à l’annonce de l’approche de Conradin, qui se préparait à franchir les Alpes, ils relevèrent sur leurs tours l’étendard de la maison de Souabe. Lucera devint alors le point de réunion des Gibelins dans le midi de la péninsule. Charles d’Anjou voulut essayer de réduire la place avant que son compétiteur fût descendu de la Haute-Italie. Mais après plusieurs mois d’assauts infructueux, il dut lever le siège pour se porter au-devant de Conradin. Quand il l’eut vaincu et mis à mort, il revint devant Lucera, en 1269. Les musulmans se défendaient avec acharnement, mais à la suite d’un long blocus la famine les contraignit enfin à capituler. Le 15 août, ils ouvrirent leurs portes et défilèrent devant le vainqueur irrité, qui les fit passer sous le joug. Mais Charles ne voulait point se passer des services de guerriers dont il avait pu apprécier toute la valeur. Il leur accorda donc la vie sauve et leur permit de continuer à habiter la ville. Seulement, il leur enleva leurs privilèges, le droit de se gouverner eux-mêmes dans l’intérieur de leur ville et d’avoir pour officiers de justice leurs cadis, jugeant toutes les affaires d’après la loi musulmane. Il les plaça sous l’autorité directe du justicier de la province et mit soixante lances en garnison dans le château pour les surveiller. En même temps il ordonna, en souvenir de sa victoire, de construire, à la place de la principale mosquée de la ville, sur le site de l’ancienne cathédrale, une grande église dédiée à la Vierge, donnant à la cité le nom officiel de Lucera christianorum.

Deux ans plus tard, nouvelle révolte des Sarrasins, qui avaient ajouté foi à l’imposture d’un faux Conradin, et nouveau siège, à la suite duquel les principaux fauteurs du trouble furent cruellement punis. Le reste des calons arabes fut encore cette fois reçu à merci. Charles les garda dans ses armées et prodigua leur sang dans ses guerres en Albanie et en Sicile. — Tant de vicissitudes et de malheurs avaient beaucoup diminué leur nombre. Une partie de la ville qu’ils habitaient restait déserte. Le monarque angevin en profita pour y installer, à côté d’eux, une colonie de Provençaux, amenés à ses frais, auxquels on donna les maisons inhabitées et les terres abandonnées. Il fit aussi augmenter les défenses du château, qui désormais tenait les musulmans en bride, au lieu de leur servir de casernement.

Cependant la papauté ne cessait de réclamer des rois de Naples de faire disparaître du sol de la Pouille ce noyau d’infidèles, qui était, avait dit Innocent IV, « comme une épine enfoncée dans son œil. » Cédant enfin aux instances de Boniface VIII, Charles II, en 1300, se résolut à célébrer l’année du jubilé par un autodafé mémorable. En pleine paix, sans aucune provocation de la part des restes des Sarrasins, une armée fut dirigée sur Lucera et en entreprit le siège. Sachant qu’ils n’avaient cette fois aucune grâce à attendre, les musulmans se défendirent en désespérés. A la fin, ils succombèrent sous le nombre; la ville fut prise d’assaut, et les Sarrasins de tout âge et de tout sexe furent impitoyablement passés au fil de l’épée. On n’accorda la vie qu’à ceux, en bien petit nombre, qui consentirent à abjurer l’islamisme.

Après cette effroyable exécution, le roi Charles II repeupla la ville de nouveaux colons, auxquels on en répartit le territoire. La cathédrale fut dédiée solennellement en 1302. Le roi voulut même effacer le nom de Lucera et ordonna qu’on l’appelât Città di Santa-Maria. Mais cette nouvelle appellation officielle ne parvint pas à prévaloir contre l’usage et la tradition populaire.

La nouvelle Lucera, dotée par son fondateur de nombreux privilèges, est restée jusqu’à nos jours une ville assez florissante, qui compte quatorze mille habitans, possède un évêque et est le siège du tribunal de l’arrondissement de Foggia. Quant à la forteresse, elle fut presque immédiatement démantelée et abandonnée. Dès 1525, Leandro Alberti la trouvait en ruines.

Ce sont les restes de cette forteresse qui font encore aujourd’hui le principal intérêt d’une visite à Lucera. L’enceinte, de 900 mètres de pourtour, en est remarquablement conservée et dresse à une grande hauteur ses murailles garnies de tours, découronnées seulement de leurs créneaux. Elle occupe l’extrémité occidentale de la colline, qui en est en même temps la partie culminante, à un quart d’heure de marche de la ville telle qu’elle est, ceinte des remparts dont la dota Charles II d’Anjou. C’est évidemment sur le même emplacement que s’élevait l’arx de la Luceria apulienne et romaine. La muraille suit exactement le bord des escarpemens presque à pic de la colline, excepté sur la face de l’est, tournée vers la ville, où le terrain se continue de plain-pied et où un fossé largo et profond, taillé dans le roc, précède le rempart. Treize tours carrées, bâties en brique et en pierre et reliées entre elles par d’épaisses courtines de la même construction, couronnent ainsi les pentes abruptes du nord, de l’ouest et du sud, avec deux tours plus grosses et plus hautes, en forme de polygones irréguliers, aux deux angles nord-ouest et sud-ouest, présentant un angle sur l’arête de la colline. Le côté de l’est, rectiligne, armé de sept tours en figures de bastions, faisant saillir en avant un angle obtus, se termine à ses deux extrémités par deux grosses tours rondes. C’est sur cette face, entre la seconde et la troisième tour à droite, qu’a été ménagée, dans un angle rentrant fort habilement disposé, l’entrée principale de la forteresse, entrée oblique et précédée d’un pont-levis. Un peu en arrière et commandant le débouché de cette porte, auprès de l’angle nord-est de l’enceinte et s’appuyant à la muraille de la face nord, dans laquelle était tout à côté une poterne, se dressait le donjon, énorme massif de forme exactement carrée. C’est là qu’était la demeure royale que Frédéric II avait fait décorer avec un grand luxe et où, en 1241, tandis qu’il ravageait les environs de Rome, il envoyait deux statues de bronze antiques enlevées au monastère de Grotta Ferrata. C’est là aussi que demeurait le châtelain ou émir des Arabes. Ce donjon, dont l’abbé de Saint-Non admirait le magnifique appareil, subsista en grande partie jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, mais il fut alors démoli pour construire avec ses matériaux un palais pour les tribunaux dans Lucera. Ce n’est plus qu’un amas de ruines confuses, où l’on distingue seulement l’amorce des nervures qui couvraient quelques salles. Des voûtes effondrées dans sa partie inférieure permettent de reconnaître qu’il avait été élevé en portion sur des fondemens antiques. On aperçoit au-dessous les restes de souterrains romains construits en grand appareil d’une belle époque, parfaitement caractérisé.

M. Amari a émis la conjecture que le château des Sarrasins de Lucera avait dû être édifié sous la direction d’ingénieurs arabes. Je crois cette opinion parfaitement juste. La forme des tours carrées et barlongues, leur faible saillie, leur rapprochement, la disposition en talus de la base des murailles sont autant de particularités caractéristiques des principes de fortification qui, des Byzantins, avaient passé aux Arabes, que les templiers avaient adoptés dans la construction de leurs châteaux de terre-sainte, mais qui, en 1223, ne s’étaient guère encore naturalisés en Occident. La disposition du terrain avait dispensé les ingénieurs qui fortifièrent Lucera d’établir ailleurs que sur le front est, devant le rempart, le vaste fossé et la muraille extérieure en avant de ce fossé, qui étaient aussi choses essentielles du système byzantino-arabe. Du reste, ce front, tel que nous le voyons dans son état actuel, avec ses tours d’une autre forme que celles du reste de l’enceinte, a été refait en 1271 par Charles d’Anjou après le siège où il avait dû être l’objectif de l’attaque. C’est ce qu’attestait une inscription que copia Leandro Alberti et qui a disparu depuis.

De nombreux édifices remplissaient l’enceinte de la forteresse au temps où elle était occupée par les Sarrasins ; il y avait des habitations, des casernes, des mosquées et aussi l’église des franciscains. Toutes ces constructions ont depuis longtemps disparu sans laisser de traces apparentes. La chemise fortifiée n’enveloppe plus qu’un terrain vide et désert.

Le sol y est partout jonché de débris de briques et de fragmens de vases de formes diverses et d’une fabrication tout à fait spéciale, dont la terre plus ou moins rouge est recouverte d’un épais vernis plombifère. Ce vernis, appliqué à la manière arabe, et qui souvent, trait caractéristique, a coulé de manière à former de grosses gouttes vitrifiées en relief, est le plus habituellement vert, quelquefois avec des dessins noirs se détachant sur ce fond. Nous sommes ici en présence des vestiges d’une poterie exactement pareille aux fragmens de fabrication arabe du IXe et du Xe siècle recueillis jadis par mon père en Égypte et conservés au musée céramique de la manufacture de Sèvres, ainsi qu’aux bacini incrustés à titre d’ornementation à la partie supérieure des murailles extérieures d’un certain nombre d’églises du nord et du centre de l’Italie construites du Xe au XIIIe siècle. Elle constitue une industrie d’origine évidemment orientale, qu’on ne saurait hésiter à considérer comme ayant été exercée sur les lieux dans le cours du XIIIe siècle, car la multitude des débris ne permet pas de douter que ce fut là la vaisselle d’usage journalier dans la colonie arabe de Lucera. J’ai déjà dit que cette colonie compta un moment jusqu’à soixante mille âmes avec les familles des guerriers. On sait par des documens formels qu’en même temps qu’elle fournissait un service militaire des plus actifs, elle s’adonnait avec succès à des industries de tradition orientale, dont les procédés avaient été apportés de Sicile, comme le tissage de certaines étoffes et la fabrication des armes. Il faudra joindre maintenant à la liste de ces industries celle de la confection des poteries vernissées conformément aux anciens prototypes arabes.

Nous sommes conduits à désigner avec certitude la Sicile musulmane comme une étape du transport de la fabrication de ce genre de poteries entre l’Orient et la Pouille, où elle passa avec la transplantation des Arabes sous Frédéric II. Ceci est de nature à jeter un jour précieux sur l’origine des bacini employés dans la décoration des églises par les architectes italiens, surtout dans le XIe siècle. On les a d’abord regardés comme de provenance arabe ou persane, comme des trophées des expéditions maritimes des Pisans. Mais M. Drury-Fortnum, en les étudiant de plus près, a montré qu’il n’y en avait qu’un petit nombre qui fussent de fabrication proprement arabe, que la plupart sortaient, d’ateliers plus voisins, qu’il plaçait sur un point encore indéterminé de l’Italie. Après la constatation que j’ai faite à Lucera, et que tout le monde peut y renouveler, c’est en Sicile qu’il faudra, je crois, chercher la situation de cet atelier, dont les produits devaient se répandre par le commerce sur le continent italien.

Les poteries à vernis vert ne sont pas les seules dont on recueille les débris au château de Lucera. D’autres fragmens moins nombreux offrent des ornemens d’une donnée fort simple, tracés en bleu et en rouge sur un fond blanc. Ici, la décoration a été manifestement exécutée au moyen de l’application sur la terre d’un engobe revêtu d’un vernis incolore et translucide au moyen d’un marzacotto plombique. C’est le procédé que Passeri affirme avoir été mis en œuvre à Pesaro à partir des environs de l’an 1300. Naturalisé d’abord à Lucera par les colons arabes, il avait ainsi mis un peu plus d’un demi-siècle à se transmettre de proche en proche jusque dans les Marches. M. Barnabei a recueilli dans l’Abruzze, son pays natal, dans des sépultures qui ne peuvent pas descendre plus bas que la fin du XIIIe siècle, des poteries exactement conformes aux deux classes de celles dont on recueille les tessons au château de Lucera. Il en fera bientôt l’objet d’une publication. Ces sépultures de l’Abruzze fournissent un chaînon géographiquement intermédiaire entre Lucera. et Pesaro, et nous parvenons ainsi à suivre dans le temps et dans l’espace la marche de l’industrie des terres vernissées, originaire de l’Orient, établie d’abord en Sicile lors de la conquête arabe, transplantée dans le nord de la Pouille au XIIIe siècle avec les derniers restes des musulmans sicilien, enfin se propageant de là en suivant le littoral de l’Adriatique jusqu’à Pesaro et aux villes voisines, où elle se développa surtout à partir du moment où l’anéantissement des Sarrasins de Lucera eut enlevé aux potiers des Marches leurs plus redoutables concurrens, ceux qui avaient été leurs maîtres.

Entre la forteresse et la ville elle-même s’étend une vaste esplanade entièrement découverte, où fait défaut toute construction du moyen âge. Ce terrain était compris dans la ville antique, et le sol y est jonché de fragmens d’anciennes poteries où le travail de la charrue, retournant chaque année la terre, a fini par confondre pêle-mêle les reliques de tous les siècles de l’antiquité. La terre rouge arrétine à reliefs sigillés représente là le dernier siècle de la république romaine et les débuts de l’empire; les poteries étrusco-campaniennes à reliefs et à glaçure notre une période antérieure, L’existence de La colonie romaine de Luceria des guerres puniques aux premières guerres civiles ; les tessons de vases peints à figures rouges de fabrication grecque l’âge où l’influence des cités helléniques voisines avait pénétré l’Apulie et y régnait en maîtresse, du milieu du Ve siècle avant notre ère au milieu du IIIe. Ce qui est plus intéressant, c’est qu’on y rencontre en abondance des débris céramiques d’un âge antérieur, qui nous reportent aux temps où la Luceria primitive était encore aux mains des indigènes apuliens. Ce sont les fragmens d’une poterie noirâtre sans vernis, colorée uniformément dans la masse de la pâte et sans couverte, simplement lustrée au polissoir, telle qu’on la rencontre aux origines de la civilisation dans toutes les parties de l’Italie. La présence de cet ancien bucchero italique n’avait pas été jusqu’ici signalée en Apulie. J’en ai observé des fragmens sur tous les emplacemens de villes antiques que j’ai examinés dans cette contrée, comme aussi dans la Lucanie et dans le Bruttium. La fabrication s’en est donc étendue à une certaine époque, avant le triomphe des influences grecques, sur la totalité de la Péninsule, sans différences bien sensibles de contrée à contrée.

Dans la ville de Lucera, le seul monument important est la cathédrale, magnifique église à trois nefs du plus pur style ogival français du XIIIe siècle. C’est un des édifices religieux les plus remarquables de l’époque médiévale dans le midi de l’Italie. Pour quiconque l’étudié avec une connaissance quelque peu approfondie des monumens du même art en France, deux conclusions s’imposent à l’esprit. Cette cathédrale, bien que consacrée seulement en 1302, n’a pu être commencée en 1300 par Charles II, comme on l’imprime. D’après son architecture, on ne saurait en faire commencer les travaux plus tard que 1274, date de l’établissement des colons provençaux dans la ville. D’autre part, l’architecte de cette église a été Français et même, suivant toutes les probabilités, natif de l’Ile-de-France, dont il a transporté l’art sans modification dans la Pouille. En revanche, ce sont des tailleurs de pierre indigènes qu’il a employés à en exécuter la décoration. La chose est surtout manifeste au portail principal. Les feuillages finement refouillés d’un beau et ferme dessin qui garnissent l’archivolte de son arc en tiers-point ont la plus étroite parenté avec ceux de l’archivolte de l’arc en plein cintre du palais de Frédéric II à Foggia. Les quatorze magnifiques colonnes de marbre vert antique, que l’architecte a distribuées dans diverses parties de son œuvre, devaient garnir la nef de la cathédrale plus ancienne, celle dont les Sarrasins avaient fait une mosquée.

Le gouvernement italien a entrepris dans ces dernières années une restauration complète de la cathédrale de Lucera, travail très bien conduit et aujourd’hui près d’être terminé. En grattant le badigeon qui revêtait l’intérieur de l’église, on a mis au jour sur plusieurs points d’intéressantes fresques du XIVe siècle, entre autres une Vierge avec l’Enfant Jésus, d’une grande beauté de dessin et d’un sentiment tout à fait giottesque. Mais il n’y a à tirer de ces fresques aucun argument en faveur des théories de M. Salazaro sur le développement précoce de la peinture dans le royaume de Naples. Les princes angevins devaient tout naturellement, par suite de leurs rapports avec Florence, appeler des peintres de cette ville à décorer les édifices qu’ils construisaient. Au moment où fut terminée la cathédrale de Lucera, Giotto, qui a travaillé à Naples, était dans le plein épanouissement de son talent et de son influence ; et c’est à son école que se rattachent directement les fresques retrouvées dans cette église bien plus qu’à ce que l’on connaît du style de l’école latine contemporaine des peintres de la Pouille et du comté de Lecce.

La cathédrale de Lucera montre encore une statue de marbre que l’on prétend être celle du roi Charles II d’Anjou. Elle est aujourd’hui dressée contre le mur à l’intérieur, à gauche de la porte d’entrée principale, debout sur un piédestal de pierre, où une inscription en lettres modernes lui applique le nom du prince angevin. Mais cette attribution, d’après laquelle M. Gregorovius, dans un ouvrage tout récent, traçait un portrait de Charles II, ne supporte pas un seul instant l’examen pour un archéologue. La statue, qui date du courant du XIVe siècle, n’a jamais été l’effigie ni de Charles II, ni d’aucun roi. C’est celle qui était couchée sur la tombe d’un simple chevalier. Il est revêtu de son armure, avec la tête, aux traits juvéniles, nue et reposant sur un oreiller ; ses mains sont jointes sur sa poitrine et ses pieds s’appuient sur deux chiens.

Du haut des murs du château de Lucera on aperçoit à une vingtaine de kilomètres de distance au nord, toujours dans la plaine, San-Severo, ville de plus de 17,000 âmes enrichie par l’agriculture et aujourd’hui dans un état de prospérité toujours croissante malgré les ravages extraordinaires qu’y fit le choléra en 1865. En 1799, elle fut, comme Andria dans la province de Bari, le point où se retranchèrent les Bourboniens pour résister à la nouvelle république que venaient d’établir les Français. Le général Duhesme vint l’attaquer avec une division de l’armée de Championnet et les volontaires napolitains que commandait Ettore Caraffa, comte de Ruvo. Car ce chef de la grande maison des Caraffa, si illustre dans l’histoire, qui fut au XVIIe siècle la première du Napolitain, avait embrassé avec ardeur la cause républicaine comme une grande partie de la haute noblesse du royaume. La résistance et l’attaque eurent l’acharnement propre aux guerres civiles. On se battit sans quartier, et la ville ne finit par être prise qu’après que Caraffa y eut fait, de même qu’à Andria, mettre le feu pour déloger des maisons leurs défenseurs. En fait de férocité, il pouvait rivaliser avec le cardinal Ruffo, qui fut son adversaire et le chassa de la Ponille; mais c’était un homme d’une incomparable vaillance et sa mort fut très belle. Poursuivi par les bandes infiniment supérieures de l’armée de la Sainte-Foi, il s’enferma dans Pescara, et la famine le contraignit d’y capituler. La convention, régulièrement signée, portait qu’il pourrait se retirer librement avec ses soldats. Au mépris de la parole donnée, le cardinal Ruffo le fit arrêter et enfermer dans la prison de Château-Neuf de Naples. Là les juges-bourreaux de la reine Caroline, après la rentrée de la cour, le condamnèrent à être décapité. Montant d’un pas ferme et d’un air serein les marches de l’échafaud, il réclama et obtint d’être couché sur le dos sur la planche de la guillotine, le visage tourné vers le couteau : « Moi, noble et descendant des preux, dit-il, quand je meurs pour la liberté de ma patrie, je veux voir en face l’instrument de supplice devant lequel tremblent les lâches. »

A mi-chemin entre Lucera et San-Severo sont les ruines insignifiantes de Castel-Fiorentino, le château de plaisance où Frédéric II mourut, le 13 décembre 1250. Découragé par les échecs que sa cause avait subis en Allemagne et dans le nord de l’Italie, et surtout par la nouvelle de la captivité de son fils Enzio, affaibli par la maladie, sentant fléchir l’énergie indomptable qui jusqu’alors l’avait soutenu dans les plus grandes épreuves, entrevoyant partout autour de lui la trahison. prête à se manifester au jour, il voulait s’enfermer dans la forteresse de Lucera, au milieu de ses fidèles Sarrasins. En arrivant à Castel-Fiorentino, son état devint tel qu’il dut s’y arrêter. Le nom du lieu, en lui rappelant une prédiction de ses astrologues, excita chez lui de sinistres pressentimens. « Vous mourrez, lui avait-on dit, près de la porte de fer, dans un lieu dont le nom sera formé du mot fleur. » Comme dans la chambre royale le lit masquait une ancienne ouverture depuis longtemps condamnée et qui pouvait donner accès dans une tour voisine, il la fit percer et elle se trouva garnie d’une porte de fer. « Mon Dieu, dit alors Frédéric, si je dois ici vous rendre mon âme, que votre volonté s’accomplisse! » Puis, avec un calme parfait, il appela près de lui Berardo, archevêque de Palerme, qui depuis trente ans, malgré les anathèmes pontificaux, lui gardait une fidélité à toute épreuve; Berthold, marquis de Hohenburg, le chef des troupes allemandes et son parent ; Riccardo di Montenegro, grand justicier du royaume; le Calabrais Pietro Ruffo, qu’il avait élevé d’un rang obscur à la dignité de maréchal ; enfin Giovanni da Procida, son ami et son médecin, le même qui devait être plus tard l’âme de la conjuration des Vêpres siciliennes. En leur présence, il dicta son testament au notaire Nicolao da Bari. Ceci se passait le 10 décembre; trois jours après, le souverain qui depuis trente ans remplissait le monde du bruit de son nom expirait dans la nuit, assisté par l’archevêque de Palerme, qui lui donna les sacremens. Une obscurité profonde plane, du reste, sur les détails de ses derniers momens. Les passions, au sujet de la querelle entre l’empire et la papauté, étaient arrivées sous Frédéric II à un tel degré de violence, le mensonge et la calomnie étaient si bien passés à l’état d’habitude dans les deux camps qu’il est impossible d’accorder une foi implicite aux récits des écrivains contemporains sur aucune des circonstances décisives de sa vie. Chacun invente, sans scrupule, suivant l’intérêt de son parti, ce qui peut glorifier ou noircir la mémoire de l’empereur, et la moindre préoccupation des chroniqueurs guelfes ou gibelins est le respect de la vérité. Suivant les gibelins, après avoir professé pendant sa vie une philosophie sceptique, Frédéric fit la mort d’un chrétien repentant, revêtu, comme c’était alors l’usage, d’un froc de moine, pleurant ses péchés et édifiant tous les assistans. Les guelfes le représentent, au contraire, se tordant sur son lit dans des convulsions de rage, dévoré par le poison, sans pénitence et refusant les sacremens, menaçant l’église et grinçant les dents. Si l’on est en droit de penser que les premiers ont forcé les choses dans le sens qui leur paraissait à l’honneur de leur héros, les termes mêmes du testament de Frédéric démentent la fureur d’impiété que les seconds lui attribuent à son dernier moment. Mais où la calomnie des pamphlétaires guelfes devient, véritablement atroce et dépassa tellement la mesure qu’elle trahit elle-même son mensonge, c’est quand elle prétend que Frédéric II fut étouffé sous son oreiller par son fils Manfred, désireux de s’approprier l’argent du trésor et de s’ouvrir le chemin du trône. Aucun historien sérieux, ne s’est arrêté à cette abominable accusation, que dément son absurdité même autant que le noble caractère de Manfred, bien plus droit et plus loyal que son père, pour qui d’ailleurs un parricide eût eu, dans les circonstances où il se serait produit, les conséquences les plus funestes à ses intérêts. Elle n’a été avancée qu’après la mort tragique de Manfred, quand il ne suffisait plus aux haines de parti d’avoir déterré son cadavre hors de la fosse où les soldats de Charles d’Anjou l’avaient déposé sur le champ de bataille de Bénévent, pour le livrer en pâture aux corbeaux, mais qu’elles voulaient encore attacher l’infamie à son souvenir.


FRANCOIS LENORMANT.

  1. Quelque féroce que le général Manhès se soit souvent montré dans cette répression, il avait pour lui les sympathies de la bourgeoisie éclairée et libérale des villes. On voit encore dans la muraille extérieure de la petite cathédrale gothique du Vasto, sur le littoral de l’Abruzze, une inscription ainsi conçue : Carlo Antonio Manhès, distruttore de’ briganti, primo cittadino del Vasto, 10 aprile 1810. Les habitans, fidèles au souvenir du rude guerrier qui avait délivré leurs campagnes du brigandage, refusèrent de la laisser enlever sous le gouvernement des Bourbons.