Calmann Lévy, éditeur (p. 20-24).

III

LA DERNIÈRE COUVÉE.


Sur la branche presque jaunie
À l’approche du froid hiver,
La famille s’est réunie
Prête à s’éparpiller dans l’air.

Ce sont les chétifs, les plus frêles,
Les faibles, les nouveaux venus,
Ceux dont les ailes maternelles
Ont dû se rapprocher le plus.


Fils d’une dernière couvée,
Ils n’ont point connu le printemps,
Et leur plume à peine arrivée
Voici qu’arrivent les autans.

Ils n’ont pu ressentir la joie
Du vent chaud glissant sur les nids,
Et le soleil ne leur envoie
Que des rayons déjà ternis.

Mal faits pour la lutte prochaine
Que leur réservent les frimas,
Ils ne savent voler qu’à peine,
Et l’hiver s’avance à grands pas.

Aussi, pour la mère inquiète,
Que de soucis, que de regrets !
Elle va, vient, saute, volette
Près du nid, vide désormais ;


Voyant leurs essais inhabiles
Elle frémit pour l’avenir,
Et, par mille cris inutiles,
S’efforce de les retenir…

Mais ignorants de leur faiblesse,
Impatients de liberté,
Malgré son active tendresse,
Son appel triste et répété,

Les petits, entr’ouvrant leur aile,
Joyeux et poussant mille cris,
Quittent la branche maternelle
Et s’envolent dans le ciel gris.

Semblables vous êtes, ô mères !
Et semblables sont vos tourments,
Quand la vie aux luttes amères
Va commencer pour vos enfants.


À l’avenir rempli d’alarmes
Vous ne songez pas sans trembler,
Vos yeux se remplissent de larmes
Quand le chéri va s’envoler.

Or, le chagrin qui vous tourmente
S’accroît encor, quand vous sentez
Que d’une nature inclémente
Ils connaissent les duretés.

Vous gémissiez beaucoup naguère
Lorsque les aînés sont partis,
Mais moins… car pour la grande guerre
Ces derniers-là sont trop petits.

Et puis — ô tendresse subtile ! —
Ceux qu’on vous voit le plus chérir
Sont ceux dont la santé débile
Vous fit toujours le plus souffrir,


En eux, vous aimez vos tristesses,
Vos dévoûments affectueux ;
Et vos plus certaines richesses
Sont les pleurs qui vous viennent d’eux.

Aussi, quand dans la vie immense
Ils s’envolent, faibles et nus,
Votre âme, inquiète d’avance,
Sent mille malheurs inconnus,

Et sur le bord du nid, craintives,
Vous demeurez longtemps, pour voir
Leurs petites ailes chétives
Palpiter sur le grand ciel noir.