À se tordrePaul Ollendorff (p. 189-191).
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IRONIE


C’est dans un estaminet du plus pur style Louis-Philippe.

Il est difficile de rêver un endroit plus démodé et plus lugubre.

Les tables, d’un marbre jauni, s’allongent, désertes de consommateurs.

Dans le fond, un vieux billard à blouses prend des airs de catafalque moisi, et les trois billes (même la rouge), du même jaune que les tables, ont des gaîtés d’ossements oubliés.

Dans un coin, un petit groupe de clients, qui semblent de l’époque, font une interminable partie de dominos ; leurs dés et leurs doigts ont des cliquetis de squelettes. Par instant, les vieux parlent, et toutes leurs phrases commencent par « De notre temps… »

Au comptoir, derrière des vespétros surannés et des parfait-amour hors d’âge, se dresse la patronne, triste et sèche, avec de longs repentirs du même jaune pâle que les tables et les billes de son billard.

Le garçon, un vieux déplumé, qui prend avec la patronne des airs familiers (il doit être depuis longtemps dans la maison), rôde comme une âme en peine autour des tables vides.

Alors entrent trois jeunes gens évidemment égarés.

Ils sont reçus avec des airs hostiles de la part des dominotiers et du garçon. Seule la dame de comptoir arbore un vague sourire, peut-être rétrospectif.

Elle se rappelle que, dans le temps, c’était bon les jeunes gens.

Les nouveaux venus, un peu interloqués d’abord par le froid ambiant, s’installent. Soudain l’un d’eux s’avance vers le comptoir.

— Madame, dit-il avec la plus exquise urbanité, il peut se faire que nous mourions de rire dans votre établissement. Si pareille aventure arrivait, vous voudriez bien faire remettre nos cadavres à nos familles respectives. Voici notre adresse.