À propos du « style » de Flaubert

À propos du « style » de Flaubert
La Nouvelle Revue FrançaiseTome XIV (p. 72-90).

À PROPOS DU “STYLE”
DE FLAUBERT

Je lis seulement à l’instant (ce qui m’empêche d’entreprendre une étude approfondie) l’article du distingué critique de la Nouvelle Revue Française sur “le Style de Flaubert”. J’ai été stupéfait, je l’avoue, de voir traiter de peu doué pour écrire, un homme qui par l’usage entièrement nouveau et personnel qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions, a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité du monde extérieur[1]. Ce n’est pas que j’aime entre tous les livres de Flaubert, ni même le style de Flaubert. Pour des raisons qui seraient trop longues à développer ici, je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d’éternité au style, et il n’y a peut-être pas dans tout Flaubert une seule belle métaphore. Bien plus, ses images sont généralement si faibles qu’elles ne s’élèvent guère au dessus de celles que pourraient trouver ses personnages les plus insignifiants. Sans doute quand, dans une scène sublime, Mme Arnoux et Frédéric échangent des phrases telles que : “Quelquefois vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d’une cloche apporté par le vent. — J’avais toujours au fond de moi-même la musique de votre voix et la splendeur de vos yeux”, sans doute c’est un peu trop bien pour une conversation entre Frédéric et Mme Arnoux. Mais, Flaubert, si au lieu de ses personnages c’était lui qui avait parlé, n’aurait pas trouvé beaucoup mieux. Pour exprimer d’une façon qu’il croit évidemment ravissante, dans la plus parfaite de ses œuvres, le silence qui régnait dans le château de Julien, il dit que “l’on entendait le frôlement d’une écharpe ou l’écho d’un soupir”. Et à la fin, quand celui que porte St. Julien devient le Christ, cette minute ineffable est décrite à peu près ainsi : “Ses yeux prirent une clarté d’étoiles, ses cheveux s’allongèrent comme les rais du soleil, le souffle de ses narines avait la douceur des roses, etc.” Il n’y a là-dedans rien de mauvais, aucune chose disparate, choquante ou ridicule comme dans une description de Balzac ou de Renan ; seulement il semble que même sans le secours de Flaubert, un simple Frédéric Moreau aurait presque pu trouver cela. Mais enfin la métaphore n’est pas tout le style. Et il n’est pas possible à quiconque est un jour monté sur ce grand Trottoir Roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini, de méconnaître qu’elles sont sans précédent dans la littérature. Laissons de côté, je ne dis même pas les simples inadvertances, mais la correction grammaticale ; c’est une qualité utile mais négative (un bon élève, chargé de relire les épreuves de Flaubert, eût été capable d’en effacer bien des fautes). En tous cas il y a une beauté grammaticale, (comme il y a une beauté morale, dramatique, etc.) qui n’a rien à voir avec la correction. C’est d’une beauté de ce genre que Flaubert devait accoucher laborieusement. Sans doute cette beauté pouvait tenir parfois à la manière d’appliquer certaines règles de syntaxe. Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu, par exemple : “Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus ; il était terrible dans la colère ; elle le rendait cruel.” Mais si Flaubert faisait ses délices de telles phrases, ce n’était évidemment pas à cause de leur correction, mais parce qu’en permettant de faire jaillir du cœur d’une proposition l’arceau qui ne retombera qu’en plein milieu de la proposition suivante, elles assuraient l’étroite, l’hermétique continuité du style. Pour arriver à ce même but Flaubert se sert souvent des règles qui régissent l’emploi du pronom personnel. Mais dès qu’il n’a pas ce but à atteindre les mêmes règles lui deviennent complètement indifférentes. Ainsi dans la deuxième ou troisième page de l’Éducation Sentimentale, Flaubert emploie “il” pour désigner Frédéric Moreau quand ce pronom devrait s’appliquer à l’oncle de Frédéric, et, quand il devrait s’appliquer à Frédéric, pour désigner Arnoux. Plus loin le “ils” qui se rapporte à des chapeaux veut dire des personnes, etc. Ces fautes perpétuelles sont presque aussi fréquentes chez Saint-Simon. Mais dans cette deuxième page de l’Éducation, s’il s’agit de relier deux paragraphes pour qu’une vision ne soit pas interrompue, alors le pronom personnel, à renversement pour ainsi dire, est employé avec une rigueur grammaticale, parce que la liaison des parties du tableau, le rythme régulier particulier à Flaubert, sont en jeu : “La colline qui suivait à droite le cours de la Seine s’abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée.

Des arbres la couronnaient, etc.”

Le rendu de sa vision, sans, dans l’intervalle, un mot d’esprit ou un trait de sensibilité, voilà en effet ce qui importe de plus en plus à Flaubert, au fur et à mesure qu’il dégage mieux sa personnalité et devient Flaubert. Dans Madame Bovary tout ce qui n’est pas lui n’a pas encore été éliminé ; les derniers mots : “Il vient de recevoir la croix d’honneur” font penser à la fin du Gendre de Monsieur Poirier : “Pair de France en 48”. Et même dans l’Éducation Sentimentale (titre si beau par sa solidité, — titre qui conviendrait d’ailleurs aussi bien à Madame Bovary — mais qui n’est guère correct au point de vue grammatical) se glissait encore çà et là des restes, infimes d’ailleurs, de ce qui n’est pas Flaubert (“sa pauvre petite gorge”, etc.). Malgré cela, dans l’Éducation Sentimentale, la révolution est accomplie ; ce qui jusqu’à Flaubert était action devient impression. Les choses ont autant de vie que les hommes, car c’est le raisonnement qui après assigne à tout phénomène visuel des causes extérieures, mais dans l’impression première que nous recevons cette cause n’est pas impliquée. Je reprends dans la deuxième page de l’Éducation Sentimentale la phrase dont je parlais tout à l’heure : “La colline qui suivait à droite le cours de la Seine s’abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée.” Jacques Blanche a dit que dans l’histoire de la peinture, une invention, une nouveauté, se décèlent souvent en un simple rapport de ton, en deux couleurs juxtaposées. Le subjectivisme de Flaubert s’exprime par un emploi nouveau des temps des verbes, des prépositions, des adverbes, les deux derniers n’ayant presque jamais dans sa phrase qu’une valeur rythmique. Un état qui se prolonge est indiqué par l’imparfait. Toute cette deuxième page de l’Éducation (page prise absolument au hasard) est faite d’imparfaits, sauf quand intervient un changement, une action, une action dont les protagonistes sont généralement des choses (“la colline s’abaissa”, etc.). Aussitôt l’imparfait reprend : “Plus d’un enviait d’en être le propriétaire”, etc. Mais souvent le passage de l’imparfait au parfait est indiqué par un participe présent, qui indique la manière dont l’action se produit, ou bien le moment où elle se produit. Toujours deuxième page de l’Éducation : “Il contemplait des clochers, etc. et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un gros soupir.” (L’exemple est du reste très mal choisi et on en trouverait dans Flaubert de bien plus significatifs. Notons en passant que cette activité des choses, des bêtes, puisqu’elles sont le sujet des phrases (au lieu que ce sujet soit des hommes), oblige à une grande variété des verbes. Je prends absolument au hasard et en abrégeant beaucoup : “Les hyènes marchaient derrière lui, le taureau balançait la tête, tandis que la panthère bombant son dos avançait à pas de velours, etc. Le serpent sifflait, les bêtes puantes bavaient, le sanglier, etc. Pour l’attaque du sanglier il y avait quarante griffons, etc. Des mâtins de Barbarie… étaient destinés à poursuivre les aurochs. La robe noire des épagneuls luisait comme du satin, le jappement des talbots valait celui des bugles chanteurs”, etc. Et cette variété des verbes gagne les hommes qui dans cette vision continue, homogène, ne sont pas plus que les choses, mais pas moins : “une illusion à décrire”. Ainsi : “Il aurait voulu courir dans le désert après les autruches, être caché dans les bambous à l’affût des léopards, traverser des forêts pleines de rhinocéros, atteindre au sommet des monts pour viser les aigles et sur les glaçons de la mer combattre les ours blancs. Il se voyait, etc…” Cet éternel imparfait (on me permettra bien de qualifier d’éternel un passé indéfini, alors que les trois quarts du temps, chez les journalistes, éternel désigne non pas, et avec raison, un amour, mais un foulard ou un parapluie. Avec son éternel foulard, — bien heureux si ce n’est pas avec son foulard légendaire — est une expression “consacrée”) ; donc cet éternel imparfait, composé en partie des paroles des personnages que Flaubert rapporte habituellement en style indirect pour qu’elles se confondent avec le reste (“L’État devait s’emparer de la Bourse. Bien d’autres mesures étaient bonnes encore. Il fallait d’abord passer le niveau sur la tête des riches. Tout était tranquille maintenant. Il fallait que les nourrices et les accoucheuses fussent salariées par l’État. Dix-mille citoyennes avec de bons fusils pouvaient faire trembler l’Hôtel de ville…”, tout cela ne signifie pas que Flaubert pense et affirme cela, mais que Frédéric, la Vatnaz ou Sénécal le disent et que Flaubert a résolu d’user le moins possible des guillemets) ; donc cet imparfait, si nouveau dans la littérature, change entièrement l’aspect des choses et des êtres, comme font une lampe qu’on a déplacée, l’arrivée dans une maison nouvelle, l’ancienne si elle est presque vide et qu’on est en plein déménagement. C’est ce genre de tristesse, fait de la rupture des habitudes et de l’irréalité du décor, que donne le style de Flaubert, ce style si nouveau quand ce ne serait que par là. Cet imparfait sert à rapporter non seulement les paroles, mais toute la vie des gens. L’Éducation Sentimentale[2] est un long rapport de toute une vie, sans que les personnages prennent pour ainsi dire une part active à l’action. Parfois le parfait interrompt l’imparfait, mais devient alors comme lui quelque chose d’indéfini qui se prolonge : “Il voyagea, il connut la mélancolie des paquebots, etc. il eut d’autres amours encore”, et dans ce cas par une sorte de chassé-croisé c’est l’imparfait qui vient préciser un peu : “mais la violence du premier les lui rendait insipides”. Quelquefois même, dans le plan incliné et tout en demi-teinte des imparfaits, le présent de l’indicatif opère un redressement, met un furtif éclairage de plein jour qui distingue des choses qui passent une réalité plus durable : “Ils habitaient le fond de la Bretagne… C’était une maison basse, avec un jardin montant jusqu’au haut de la colline, d’où l’on découvre la mer.”

La conjonction “et” n’a nullement dans Flaubert l’objet que la grammaire lui assigne. Elle marque une pause dans une mesure rythmique et divise un tableau. En effet partout où on mettrait “et”, Flaubert le supprime. C’est le modèle et la coupe de tant de phrases admirables. “(Et) les Celtes regrettaient trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, dans un golfe rempli d’îlots ; (C’est peut-être semé au lieu de rempli, je cite de mémoire.) “C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar”. “Le père et la mère de Julien habitaient un château, au milieu des bois, sur la pente d’une colline.” Certes la variété des prépositions ajoute à la beauté de ces phrases ternaires. Mais dans d’autres d’une coupe différente, jamais de “et”. J’ai déjà cité (pour d’autres raisons) : “Il voyagea, il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues”. Mais cet “et” là, le grand rythme de Flaubert ne le comporte pas. En revanche là où personne n’aurait l’idée d’en user, Flaubert l’emploie. C’est comme l’indication qu’une autre partie du tableau commence, que la vague refluante, de nouveau, va se reformer. Tout à fait au hasard d’une mémoire qui a très mal fait ses choix : “La place du Carrousel avait un aspect tranquille. L’Hôtel de Nantes s’y dressait toujours solitairement ; et les maisons par derrière, le dôme du Louvre en face, la longue galerie de bois, à droite, etc. étaient comme noyés dans la couleur grise de l’air, etc. tandis que, à l’autre bout de la place, etc.” En un mot, chez Flaubert, “et” commence toujours une phrase secondaire et ne termine presque jamais une énumération. (Notons au passage que le “tandis que” de la phrase que je viens de citer ne marque pas, c’est toujours ainsi chez Flaubert, un temps, mais est un de ces artifices assez naïfs qu’emploient tous les grands descriptifs dont la phrase serait trop longue et qui ne veulent pas cependant séparer les parties du tableau. Dans Leconte de Lisle il y aurait à marquer le rôle similaire des “non loin”, des “plus loin”, des “au fond”, des “plus bas”, des “seuls”, etc. La très lente acquisition, je le veux bien, de tant de particularités grammaticales (et la place me manque pour indiquer les plus importantes que tout le monde notera sans moi) prouve à mon avis, non pas, comme le prétend le critique de la Nouvelle Revue Française, que Flaubert n’est pas “un écrivain de race”, mais au contraire qu’il en est un. Ces singularités grammaticales traduisant en effet une vision nouvelle, que d’application ne fallait-il pas pour bien fixer cette vision, pour la faire passer de l’inconscient dans le conscient, pour l’incorporer enfin aux diverses parties du discours ! Ce qui étonne seulement chez un tel maître c’est la médiocrité de sa correspondance. Généralement les grands écrivains qui ne savent pas écrire (comme les grands peintres qui ne savent pas dessiner) n’ont fait en réalité que renoncer leur “virtuosité”, leur “facilité” innées, afin de créer, pour une vision nouvelle, des expressions qui tâchent peu à peu de s’adapter à elle. Or dans la correspondance où l’obéissance absolue à l’idéal intérieur, obscur, ne les soumet plus, ils redeviennent ce que, moins grands, ils n’auraient cessé d’être. Que de femmes, déplorant les œuvres d’un écrivain de leurs amis, ajoutent : “Et si vous saviez quels ravissants billets il écrit quand il se laisse aller ! Ses lettres sont infiniment supérieures à ses livres.” En effet c’est un jeu d’enfant de montrer de l’éloquence, du brillant, de l’esprit, de la décision dans le trait, pour qui d’habitude manque de tout cela seulement parce qu’il doit se modeler sur une réalité tyrannique à laquelle il ne lui est pas permis de changer quoi que ce soit. Cette hausse brusque et apparente que subit le talent d’un écrivain dès qu’il improvise (ou d’un peintre qui “dessine comme Ingres” sur l’album d’une dame laquelle ne comprend pas ses tableaux) cette hausse devrait être sensible dans la Correspondance de Flaubert. Or c’est plutôt une baisse qu’on enregistre. Cette anomalie se complique de ceci que tout grand artiste qui volontairement laisse la réalité s’épanouir dans ses livres se prive de laisser paraître en eux une intelligence, un jugement critique qu’il tient pour inférieurs à son génie. Mais tout cela qui n’est pas dans son œuvre, déborde dans sa conversation, dans ses lettres. Celles de Flaubert n’en font rien paraître. Il nous est impossible d’y reconnaître, avec M. Thibaudet, les “idées d’un cerveau de premier ordre”, et cette fois ce n’est pas par l’article de M. Thibaudet, c’est par la Correspondance de Flaubert que nous sommes déconcertés. Mais enfin puisque nous sommes avertis du génie de Flaubert seulement par la beauté de son style et les singularités immuables d’une syntaxe déformante, notons encore une de ces singularités : par exemple un adverbe finissant non seulement une phrase, une période, mais un livre. (Dernière phrase d’Hérodias : “Comme elle était très lourde (la tête de Saint Jean), ils la portaient alternativement.”) Chez lui comme chez Leconte de Lisle, on sent le besoin de la solidité, fût-elle un peu massive, par réaction contre une littérature sinon creuse, du moins très légère, dans laquelle trop d’interstices, de vides, s’insinuaient. D’ailleurs les adverbes, locutions adverbiales, etc. sont toujours placés dans Flaubert de la façon à la fois la plus laide, la plus inattendue, la plus lourde, comme pour maçonner ces phrases compactes, boucher les moindres trous. M. Homais dit : “Vos chevaux, peut-être, sont fougueux”. Hussonnet : “Il serait temps, peut-être, d’aller instruire les populations.” “Paris, bientôt, serait été.” Les “après tout”, les “cependant”, les “du moins” sont toujours placés ailleurs qu’où ils l’eussent été par quelqu’un d’autre que Flaubert, en parlant ou en écrivant. “Une lampe en forme de colombe brûlait dessus continuellement.” Pour la même raison, Flaubert ne craint pas la lourdeur de certains verbes, de certaines expressions un peu vulgaires (en contraste avec la variété de verbes que nous citions plus haut, le verbe avoir, si solide, est employé constamment, là où un écrivain de second ordre chercherait des nuances plus fines : “Les maisons avaient des jardins en pente.” “Les quatre tours avaient des toits pointus.”) C’est le fait de tous les grands inventeurs en art, au moins au xixme siècle, que tandis que des esthètes montraient leur filiation avec le passé, le public les trouva vulgaires. On dira tant qu’on voudra que Manet, Renoir, qu’on enterre demain, Flaubert, furent non pas des initiateurs, mais la dernière descendance de Vélasquez et de Goya, de Boucher et de Fragonard, voire de Rubens et même de la Grèce antique, de Bossuet et de Voltaire, leurs contemporains les trouvèrent un peu communs ; et, malgré tout, nous nous doutons parfois un peu de ce qu’ils entendaient par ce mot “commun”. Quand Flaubert dit : “Une telle confusion d’images l’étourdissait, bien qu’il y trouvât du charme, pourtant” ; quand Frédéric Moreau, qu’il soit avec la Maréchale ou avec Madame Arnoux, “se met à leur dire des tendresses”, nous ne pouvons penser que ce “pourtant” ait de la grâce, ni ce “se mettre à dire des tendresses” de la distinction. Mais nous les aimons ces lourds matériaux que la phrase de Flaubert soulève et laisse retomber avec le bruit intermittent d’un excavateur. Car si, comme on l’a écrit, la lampe nocturne de Flaubert faisait aux mariniers l’effet d’un phare, on peut dire aussi que les phrases lancées par son “gueuloir” avaient le rythme régulier de ces machines qui servent à faire les déblais. Heureux ceux qui sentent ce rythme obsesseur ; mais ceux qui ne peuvent s’en débarrasser, qui, quelque sujet qu’ils traitent, soumis aux coupes du maître, font invariablement “du Flaubert”, ressemblent à ces malheureux des légendes allemandes qui sont condamnés à vivre pour toujours attachés au battant d’une cloche. Aussi, pour ce qui concerne l’intoxication Flaubertienne, je ne saurais trop recommander aux écrivains la vertu purgative, exorcisante, du pastiche. Quand on vient de finir un livre, non seulement on voudrait continuer à vivre avec ses personnages, avec Madame de Beauséant, avec Frédéric Moreau, mais encore notre voix intérieure qui a été disciplinée pendant toute la durée de la lecture à suivre le rythme d’un Balzac, d’un Flaubert, voudrait continuer à parler comme eux. Il faut la laisser faire un moment, laisser la pédale prolonger le son, c’est-à-dire faire un pastiche volontaire, pour pouvoir après cela, redevenir original, ne pas faire toute sa vie du pastiche involontaire. Le pastiche volontaire c’est de façon toute spontanée qu’on le fait ; on pense bien que quand j’ai écrit jadis un pastiche, détestable d’ailleurs, de Flaubert, je ne m’étais pas demandé si le chant que j’entendais en moi tenait à la répétition des imparfaits ou des participes présents. Sans cela je n’aurais jamais pu le transcrire. C’est un travail inverse que j’ai accompli aujourd’hui en cherchant à noter à la hâte ces quelques particularités du style de Flaubert. Notre esprit n’est jamais satisfait s’il n’a pu donner une claire analyse de ce qu’il avait d’abord inconsciemment produit, ou une recréation vivante de ce qu’il avait d’abord patiemment analysé. Je ne me lasserais pas de faire remarquer les mérites, aujourd’hui si contestés de Flaubert. L’un de ceux qui me touchent le plus parce que j’y retrouve l’aboutissement des modestes recherches que j’ai faites, est qu’il sait donner avec maîtrise l’impression du Temps. À mon avis la chose la plus belle de l’Éducation Sentimentale, ce n’est pas une phrase, mais un blanc. Flaubert vient de décrire, de rapporter pendant de longues pages, les actions les plus menues de Frédéric Moreau. Frédéric voit un agent marcher avec son épée sur un insurgé qui tombe mort. “Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal !” Ici un “blanc”, un énorme “blanc” et, sans l’ombre d’une transition, soudain la mesure du temps devenant au lieu de quarts d’heure, des années, des décades (je reprends les derniers mots que j’ai cités pour montrer cet extraordinaire changement de vitesse, sans préparation) :

“Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.

Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, etc. Il revint.

Il fréquenta le monde, etc.

Vers la fin de l’année 1867, etc.”

Sans doute, dans Balzac, nous avons bien souvent : “En 1817 les Séchard étaient, etc.”. Mais chez lui ces changements de temps ont un caractère actif ou documentaire. Flaubert le premier, les débarrasse du parasitisme des anecdotes et des scories de l’histoire. Le premier, il les met en musique.

Si j’écris tout cela pour la défense (au sens où Joachim du Bellay l’entend) de Flaubert, que je n’aime pas beaucoup, si je me sens si privé de ne pas écrire sur bien d’autres que je préfère, c’est que j’ai l’impression que nous ne savons plus lire[3]. M. Daniel Halévy a écrit dernièrement dans les Débats un très bel article sur le centenaire de Sainte-Beuve. Mais, à mon avis bien mal inspiré ce jour-là, n’a-t-il pas eu l’idée de citer Sainte-Beuve comme un des grands guides que nous avons perdus. (N’ayant ni livres, ni journaux sous la main au moment où j’improvise en “dernière heure” mon étude, je ne réponds pas de l’expression exacte qu’a employée Halévy, mais c’était le sens.) Or je me suis permis plus qu’aucun de véritables débauches avec la délicieuse mauvaise musique qu’est le langage parlé, perlé, de Sainte-Beuve, mais quelqu’un a-t-il jamais manqué autant que lui à son office de guide ? La plus grande partie de ses Lundis sont consacrés à des auteurs de quatrième ordre, et quand il a à parler d’un de tout premier, d’un Flaubert ou d’un Baudelaire, il rachète immédiatement les brefs éloges qu’il leur accorde en laissant entendre qu’il s’agit d’un article de complaisance, l’auteur étant de ses amis personnels. C’est uniquement comme d’amis personnels qu’il parle des Goncourt, qu’on peut goûter plus ou moins, mais qui sont en tous cas infiniment supérieurs aux objets habituels de l’admiration de Sainte-Beuve. Gérard de Nerval qui est assurément un des trois ou quatre plus grands écrivains du xixe siècle, est dédaigneusement traité de gentil Nerval, à propos d’une traduction de Goethe. Mais qu’il ait écrit des œuvres personnelles semble avoir échappé à Sainte-Beuve. Quant à Stendhal romancier, au Stendhal de La Chartreuse, notre “guide” en sourit et il voit là les funestes effets d’une espèce d’entreprise (vouée à l’insuccès) pour ériger Stendhal en romancier, à peu près comme la célébrité de certains peintres semble due à une spéculation de marchands de tableaux. Il est vrai que Balzac, du vivant même de Stendhal, avait salué son génie, mais c’était moyennant une rémunération. Encore l’auteur lui-même trouva-t-il (selon Sainte-Beuve, interprète inexact d’une lettre que ce n’est pas le lieu de commenter ici) qu’il en avait plus que pour son argent. Bref, je me chargerais, si je n’avais pas des choses moins importantes à faire, de “brosser”, comme eût dit M. Cuvillier Fleury, d’après Sainte-Beuve, un “Tableau de la Littérature Française au xixe siècle” à une certaine échelle, et où pas un grand nom ne figurerait, où seraient promus grands écrivains des gens dont tout le monde a oublié qu’ils écrivirent. Sans doute, il est permis de se tromper et la valeur objective de nos jugements artistiques n’a pas grande importance. Flaubert a cruellement méconnu Stendhal, qui lui-même trouvait affreuses les plus belles églises romanes et se moquait de Balzac. Mais l’erreur est plus grave chez Sainte-Beuve, parce qu’il ne cesse de répéter qu’il est facile de porter un jugement juste sur Virgile ou La Bruyère, sur des auteurs depuis longtemps reconnus et classés, mais que le difficile, la fonction propre du critique, ce qui lui vaut vraiment son nom de critique, c’est de mettre à leur rang les auteurs contemporains. Lui-même, il faut l’avouer, ne l’a jamais fait une seule fois et c’est ce qui suffit pour qu’on lui refuse le titre de guide. Peut-être le même article de M. Halévy — article remarquable d’ailleurs — me permettrait-il, si je l’avais sous les yeux, de montrer que ce n’est pas seulement la prose que nous ne savons plus lire, mais les vers. L’auteur retient deux vers de Sainte-Beuve. L’un est plutôt un vers de M. André Rivoire que de Sainte-Beuve. Le second :

Sorrente m’a rendu mon doux rêve infini


est affreux si on le grasseye et ridicule si on roule les r. En général, la répétition voulue d’une voyelle ou d’une consonne peut donner de grands effets (Racine : Iphigénie, Phèdre). Il y a une labiale qui répétée six fois dans un vers de Hugo donne cette impression de légèreté aérienne que le poète veut produire :

Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.


Hugo, lui, a su se servir même de la répétition des r qui est au contraire peu harmonieuse en français. Il s’en est servi avec bonheur, mais dans des conditions assez différentes. En tous cas, et quoi qu’il en soit des vers, nous ne savons plus lire la prose ; dans l’article sur le style de Flaubert, M. Thibaudet, lecteur si docte et si avisé, cite une phrase de Chateaubriand. Il n’avait que l’embarras du choix. Combien sont nombreuses celles sur quoi il y a à s’extasier ! M. Thibaudet (voulant, il est vrai, montrer que l’usage de l’anacoluthe allège le style) cite une phrase du moins beau Chateaubriand, du Chateaubriand rien qu’éloquent, et sur le peu d’intérêt de laquelle mon distingué confrère aurait pu être averti par le plaisir même que M. Guizot avait à la déclamer. En règle générale, tout ce qui dans Chateaubriand continue ou présage l’éloquence politique du xviiime et du xixme siècle n’est pas du vrai Chateaubriand. Et nous devons mettre quelque scrupule, quelque conscience, dans notre appréciation des diverses œuvres d’un grand écrivain. Quand Musset, année par année, branche par branche, se hausse jusqu’aux Nuits, et Molière jusqu’au Misanthrope, n’y a-t-il pas quelque cruauté à préférer aux premières :

À Saint Blaise, à la Zuecca
Nous étions, nous étions bien aise,


au second les Fourberies de Scapin ? D’ailleurs nous n’avons qu’à lire les maîtres, Flaubert comme les autres, avec plus de simplicité. Nous serons étonnés de voir comme ils sont toujours vivants, près de nous, nous offrant mille exemples réussis de l’effort que nous avons nous-mêmes manqué. Flaubert choisit Me Senard pour le défendre, il aurait pu invoquer le témoignage éclatant et désintéressé de tous les grands morts. Je puis, pour finir, citer de cette survie protectrice des grands écrivains un exemple qui m’est tout personnel. Dans Du côté de chez Swann, certaines personnes, même très lettrées, méconnaissant la composition rigoureuse bien que voilée, (et peut-être plus difficilement discernable parce qu’elle était à large ouverture de compas et que le morceau symétrique d’un premier morceau, la cause et l’effet, se trouvaient à un grand intervalle l’un de l’autre) crurent que mon roman était une sorte de recueil de souvenirs, s’enchaînant selon les lois fortuites de l’association des idées. Elles citèrent à l’appui de cette contre-vérité, des pages où quelques miettes de “madeleine”, trempées dans une infusion, me rappellent (ou du moins rappellent au narrateur qui dit “je” et qui n’est pas toujours moi) tout un temps de ma vie, oublié dans la première partie de l’ouvrage. Or, sans parler en ce moment de la valeur que je trouve à ces ressouvenirs inconscients sur lesquels j’assois, dans le dernier volume — non encore publié — de mon œuvre, toute ma théorie de l’art, et pour m’en tenir au point de vue de la composition, j’avais simplement pour passer d’un plan à un autre plan, usé non d’un fait, mais de ce que j’avais trouvé plus pur, plus précieux comme jointure, un phénomène de mémoire. Ouvrez les Mémoires d’Outre-Tombe ou les Filles du Feu de Gérard de Nerval. Vous verrez que les deux grands écrivains qu’on se plaît — le second surtout — à appauvrir et à dessécher par une interprétation purement formelle, connurent parfaitement ce procédé de brusque transition. Quand Chateaubriand est — si je me souviens bien — à Montboissier, il entend tout à coup chanter une grive. Et ce chant qu’il écoutait si souvent dans sa jeunesse, le fait tout aussitôt revenir à Combourg, l’incite à changer, et à faire changer le lecteur avec lui, de temps et de province. De même la première partie de Sylvie se passe devant une scène et décrit l’amour de Gérard de Nerval pour une comédienne. Tout à coup ses yeux tombent sur une annonce : “Demain les archers de Loisy, etc.” Ces mots évoquent un souvenir, ou plutôt deux amours d’enfance : aussitôt le lieu de la nouvelle est déplacé. Ce phénomène de mémoire a servi de transition à Nerval, à ce grand génie dont presque toutes les œuvres pourraient avoir pour titre celui que j’avais donné d’abord à une des miennes : Les Intermittences du Cœur. Elles avaient un autre caractère chez lui, dira-t-on, dû surtout au fait qu’il était fou. Mais, du point de vue de la critique littéraire, on ne peut proprement appeler folie un état qui laisse subsister la perception juste (bien plus qui aiguise et aiguille le sens de la découverte) des rapports les plus importants entre les images, entre les idées. Cette folie n’est presque que le moment où les habituelles rêveries de Gérard de Nerval deviennent ineffables. Sa folie est alors comme un prolongement de son œuvre ; il s’en évade bientôt pour recommencer à écrire. Et la folie, aboutissant de l’œuvre précédente, devient point de départ et matière même de l’œuvre qui suit. Le poète n’a pas plus honte de l’accès terminé que nous ne rougissons chaque jour d’avoir dormi, que peut-être, un jour, nous ne serons confus d’avoir passé un instant par la mort. Et il s’essaye à classer et à décrire des rêves alternés. Nous voilà bien loin du style de Madame Bovary et de l’Éducation Sentimentale. En raison de la hâte avec laquelle j’écris ces pages, le lecteur excusera les fautes du mien.

marcel proust
  1. Je sais bien que Descartes avait commencé avec son “bon sens” qui n’est pas autre chose que les principes rationnels. On apprenait cela autrefois en classe. Comment M. Reinach qui, différent au moins en cela des Émigrés, a tout appris et n’a rien oublié, ne le sait-il pas et peut-il croire que Descartes a fait preuve d’une “ironie délicieuse”, en disant que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Cela signifie dans Descartes que l’homme le plus bête use malgré soi du principe de causalité, etc. Mais le xviie siècle français avait une manière très simple de dire les choses profondes. Quand j’essaye dans mes romans de me mettre à son école, des philosophes me reprochent d’employer dans le sens courant le mot intelligence, etc.
  2. L’Éducation Sentimentale à laquelle, de par la volonté de Flaubert certainement, on pourrait souvent appliquer cette phrase de la quatrième page du livre lui-même : “Et l’ennui vaguement répandu semblait rendre l’aspect des personnages plus insignifiant encore.”
  3. Les exceptions se rencontrent quelquefois dans de grands livres systématiques, où on n’attendait pas de critique littéraire. Une nouvelle critique littéraire découle de l’Heredo et du Monde des Images, ces livres admirables et si grands de conséquence de M. Léon Daudet, comme une nouvelle physique, une nouvelle médecine, de la philosophie cartésienne. Sans doute les vues profondes de M. Léon Daudet sur Molière, sur Hugo, sur Baudelaire, etc. sont plus belles encore si on les rattache par les lois de la gravitation à ces sphères que sont les Images, mais en elles-mêmes et détachées du système elles prouvent la vivacité et la profondeur du goût littéraire.