À propos de l’Université populaire

A propos de l’Université populaire
Eugène Tavernier

Revue des Deux Mondes tome 23, 1904


Á PROPOS
DE
L’UNIVERSITÉ POPULAIRE

« Sans Dieu, nous n’avons pas encore su concevoir de morale efficace… Et nous nous trouvons aujourd’hui avec des cieux vidés par la critique philosophique… Tout ce qu’on a pu nous présenter encore, comme morale indépendante, scientifique, rationnelle ou positiviste, n’est qu’une parodie, une déformation de la morale religieuse… Malheureusement, la foi ne se commande pas…

« Oui, il est bien vrai que le mariage n’est pas un contrat d’individu à individu, mais un pacte, par la société, entre le couple et la race. Il est bien vrai encore que la règle absolue de l’indissolubilité est la meilleure garantie de l’ordre sexuel, de la paix dans la famille, de la moralité dans la société, contre les impulsions de la bête humaine.

« Mais il est non moins vrai, qu’à défaut du dogme, la seule raison ne suffit pas, en supposant que tous les citoyens en aient appris l’exercice et le respect, pour conduire l’individu à se sacrifier pour l’espèce et à subordonner ses instincts physiologiques à ses devoirs sociaux.

« Je ne sais pas où est la solution, j’ignore même s’il en est une » En tout cas, elle n’est pas derrière nous, comme le croit M. Fonsegrive[1] mais devant… Si nous reculions, ce serait pour en revenir un jour où nous sommes. Mieux vaut avancer et voir dès maintenant de quel néant est pétri le monde[2]. »

C’est un athée qui parle, M. Deherme, un ouvrier voué depuis longtemps à l’éducation du peuple et à l’organisation sociale, le fondateur de l’Université populaire.

Imitée çà et là (plus ou moins heureusement), cette Université populaire a fonctionné six ans environ, telle que l’avait établie M. Deherme. Le programme en avait été tracé dans les termes suivans :

« Nous voulons la vérité, la beauté, la vie morale pour tous ; nous voulons que le peuple soit admis à participer à ces biens qui constituent le patrimoine propre à l’humanité ; nous voulons que — comme le soleil pour tous les yeux, — la lumière intelligible se lève pour toutes les intelligences.

«… Notre Association ne propage aucune doctrine politique, religieuse ou philosophique particulière. Elle est une œuvre d’enseignement supérieur populaire et d’éducation éthique sociale. Elle s’interdit donc tout prosélytisme et n’exclut que l’exclusion… L’esprit qui nous anime est un esprit libre.

« Les heures de loisir sont pour l’ouvrier, l’employé et le paysan, s’ils n’ont pris le goût des saines et fortes lectures, les plus tristes et les plus dangereuses, alors qu’ils pourraient non seulement les employer agréablement et dignement, mais encore les utiliser pour leur développement physique, intellectuel et moral, ce qui veut dire pour leur émancipation sociale.

« En face du cabaret, du café-concert, de la réunion publique, nous nous proposons d’édifier nos universités populaires. »

M. Deherme indiquait ensuite la disposition matérielle intérieure, l’aménagement de ce qu’il appelait les « cathédrales de la démocratie : » salles de cours, de conférences et d’études, salles de spectacle, de gymnastique, de bains-douches, de conversation, bibliothèque, cabinet de consultations médicales, juridiques, économiques, office de placement, mutualité, etc.

La matière des cours était abandonnée à la compétence et à l’inspiration des conférenciers.

Adhésions et souscriptions vinrent assez vite et nombreuses.

En octobre 1898. après une période préparatoire dans une petite salle de la rue Paul-Bert, l’Université s’installait au numéro 157 de la rue du Faubourg Saint-Antoine, sous le toit d’un ancien bal public, entre des murs qui avaient été blanchis à la chaux et que la fumée des pipes avait noircis. Plusieurs petites pièces pour les lectures ou pour les entretiens, une grande salle pour les conférences et pour le théâtre, des bancs, des chaises, des tables, des livres, quelques gravures, quelques plâtres, c’était tout l’aménagement et l’ornement.

Malgré l’extrême simplicité du décor, les débuts eurent de l’éclat, et l’ardeur qu’ils manifestaient parut s’accroître en se dépensant. Vétérans de l’atelier, apprentis, fillettes, mères de famille s’empressaient aux graves ou joyeuses séances, qui ne leur coûtaient que cinquante centimes par mois. Professeurs, écrivains, hommes politiques, recrutés dans toutes les catégories, les conférenciers formaient, eux aussi, une foule. Il y eut des séances animées et de chaudes discussions contradictoires. L’une de celles-ci produisit de l’émoi même au dehors.

Un prêtre, M. l’abbé Denis, avait demandé et, sans peine, obtenu la faculté d’exposer les principes de sa foi, dans ce milieu où, jusqu’alors, en 1900, le droit de cité se trouvait, pour ainsi dire, accaparé par des panthéistes, par des matérialistes, par des sceptiques. La séance fut mouvementée, comme aux grandes journées de la Chambre ; et le tumulte s’épanouit en bousculades. Un certain nombre d’associés et de collaborateurs de l’Université populaire soutinrent la liberté dont usait le prêtre, et dont M. Deherme se montra le défenseur inflexible. C’est pourquoi, le lendemain et durant plusieurs jours, il se vit en butte aux protestations et aux dénonciations de la presse sectaire. Amené à se justifier par écrit, il le fit avec la vigueur et la fierté d’un homme tout à fait convaincu, également dédaigneux de la flatterie et de la menace.

N’attendant pas beaucoup plus de la philosophie que de la religion, cet athée a concentré dans l’amour des aspirations libres et des efforts indépendans ce qu’il possède d’énergie et d’espoir. Puisque les systèmes et les doctrines s’épuisent ou s’écroulent, qu’au moins la liberté soit mise en application franchement et audacieusement, c’est le vœu suprême et, pour l’heure présente, c’est presque l’unique vœu de l’ouvrier apôtre. Autant que la fierté, la nécessité a persuadé M. Deherme de se confier en toute chose au libéralisme effectif et vivant. Faute de mieux peut-être, mais avec un vouloir tenace, il attend de la pleine liberté, réalisée et pratiquée enfin, la force féconde que les théories nouvelles avaient annoncée pompeusement et qu’elles n’ont pu fournir.

Il l’a dit maintes fois, bien avant l’heure des déceptions, lorsque frémissait en lui l’enthousiasme d’où allait jaillir le projet d’Université populaire. La formule de cette conviction se rencontre, à chaque instant, dans le recueil hebdomadaire la Coopération des Idées, qu’il publiait dès 1892 et dont il a fait ensuite une revue mensuelle.

Car M. Deherme s’était d’abord muni d’un journal, qu’il rédigeait à peu près seul, habitué à se conduire comme il s’était instruit : lui-même.


L’autodidacte est condamné à subir une prévention d’ordinaire justifiée. Le savoir acquis dans l’isolement provoque la défiance ou plutôt, à première vue, le discrédit. On se souvient de tout le profit qu’on a laissé se perdre, même sous la direction de maîtres expérimentés et dévoués. Quelles notions ordonnées peut recueillir un étudiant sans maîtres, c’est-à-dire sans méthode, et astreint, outre un invraisemblable effort d’application volontaire, à la découverte et presque à l’invention de tout ce que l’expérience d’autrui lui aurait procuré ? D’avance, l’énorme travail semble nul ou manqué.

Cependant, s’il s’agit d’un ouvrier, le préjugé fléchit devant la curiosité ; et celle-ci peut devenir sympathique et respectueuse. Il faudrait être bien dur et bien sot pour considérer avec dédain, et l’ambition qui a fait palpiter cette âme, et la tâche poursuivie dans le dénuement de toutes les facilités. Au milieu des soucis renouvelés sans trêve par la nécessité de gagner le pain quotidien ; sous le poids de la fatigue amassée en chaque journée de labeur manuel, entreprendre des études sérieuses, persévérer, s’avancer, grandir intellectuellement par sa propre et seule vertu, n’est-ce pas un touchant et noble effort ? Il exige une vigueur et une élévation morales, dont ne seraient pas capables la plupart des gens qui ont toutes les ressources à leur portée. C’est un exemple et une leçon. Ce peut être aussi, à certaines heures, un symptôme et un signal.

L’exemple et le signal, M. Deherme les a donnés.

Il fut apprenti et ouvrier typographe, puis employé dans une association coopérative. Très jeune, il a voulu s’instruire, assidu aux cours du soir et surtout appliqué à de graves lectures. Attentif et réfléchi, il a suivi un plan étendu, mais logique. À la vérité, les débuts s’effectuaient sous une impulsion mal réglée, puisque M. Deherme fut d’abord anarchiste. Ayant participé à je ne sais plus quelle affaire de ce genre, il goûta de la prison, continuant, bien entendu, de méditer et de s’instruire en cet endroit. Mais la collaboration anarchiste ne devait représenter dans sa carrière qu’un épisode amené par l’excès d’indépendance et d’impatience. De désir et de tempérament, cet ouvrier typographe était un sociologue et un organisateur.

Chez lui, l’amour de la science visait plus loin que la science elle-même ; et il l’a dit avec une netteté, une insistance, une pénétration qui mériteraient d’être remarquées par nos intellectuels. Dès le mois de janvier 1898, avant d’essayer la première tentative d’Université populaire et même avant que le projet n’eût été baptisé de ce nom, M. Deherme répudiait les erreurs répandues par tant d’aveugles apôtres de l’instruction :

« La troisième République, écrivait-il, a prodigué l’instruction. Chaque école construite, disait-on naïvement avec le poète, devait vider une prison. Le nombre des délinquans analphabets a diminué, il est vrai ; mais celui des délinquans lettrés a augmenté dans les mêmes proportions : le total n’a pas changé. Et l’on a dû encore construire de nouvelles prisons.

« On avait considéré l’instruction comme une fin, au lieu de l’employer habilement comme un moyen.

« Nous nous proposons d’instruire aussi, mais pour éduquer, c’est-à-dire élever. Et c’est l’instruction supérieure qui nous paraît le mieux favoriser cette éducation. Nous n’entendons pas l’instruction supérieure qui est distribuée, dans nos Facultés et nos écoles supérieures, trop généreusement peut-être, à une multitude de jeunes gens, dont beaucoup seront, hélas ! des « déracinés » du sol natal et du sol moral ; mais une instruction supérieure moins pédante, moins sèche, plus large, plus vivante, qui agira plus sur l’âme que sur la mémoire… Nous ne ferons pas des érudits, mais des hommes. Faire des hommes, des volontés énergiques, des consciences hautes et claires, des cœurs arde. ns, des intelligences saines, tel est notre but. »

Notons ici un accent et un mouvement particuliers. La phrase, en général courte, va d’un élan tendu et rapide. Il y a de l’art, de l’impétuosité, une certaine raideur. Ce dernier caractère s’explique quand on voit et quand on entend le personnage ; la fougue est gênée par la mélancolie. Le vocabulaire est scientifique, technique ; du moins, il l’était beaucoup et trop parfois. Graduellement, le style de l’ouvrier autodidacte et sociologue s’est allégé d’une terminologie spéciale et a pris un ton posé, simple et recueilli. L’appel frémissant est toujours prêt ; mais il se laisse contenir. Les impressions de l’expérience ont assoupli cette langue originale ; et elles la modifieront encore ; car M. Deherme n’a pas quarante ans. Pas plus qu’il n’a ambitionné de savoir uniquement pour savoir, il ne s’est d’ailleurs exercé à écrire en vue du seul plaisir d’écrire. Les idées qu’il a voulu grouper « en coopération, » il entend leur donner une influence positive et sociale ; et il est possédé de la passion de les faire servir à une œuvre, à une œuvre immense :

« On a voulu faire de la sociologie une science particulière. C’est en méconnaître le fonds, c’est briser le lien universel, c’est nier l’évolution. On a tenté de la faire contenir dans la science économique. D’autres esprits, fort distingués d’ailleurs, se sont complu au jeu puéril des métaphores biologiques…

« La sociologie est l’aboutissant de toutes les formes de savoir. Celles-ci en attendent leur synthèse, et c’est dans cette synthèse même qu’elles trouveront leur raison d’être. La sociologie, c’est la science voulue, organisée, logique, consciente, — c’est la science et la conscience de l’humanité… La vérité sociale ne peut être que le bien social…

« La sociologie seule peut assurer ainsi la convergence des esprits. Elle est la foi, elle est la raison, elle est la science.

« L’heure est prochaine où toutes les manifestations humaines — sentimens, idées, croyances — seront sociologiques… Les forces sociologiques se heurtaient, s’annihilaient dans le chaos de l’inconscient et du dogmatisme : elles vont s’organiser, s’harmoniser. L’âme des peuples va s’épanouir et rayonner sur le monde nouveau.

« Les temps héroïques ne sont pas finis : ils commencent. »

On devine qu’envers l’étroite arrogance du socialisme contemporain et envers le collectivisme, M. Deherme n’a pas dû se montrer moins catégorique et moins hostile qu’à l’égard de la manie scientifique et de l’illusion scolaire :

« Le socialisme n’a pu donner un aliment à la conscience, équilibrer les âmes, remplir les cieux, dénouer le drame de la raison et du sentiment. Et, par son fatalisme économique et son despotisme législatif, il a été déprimant. Il a nié l’efficacité de l’effort, pour affirmer celle des expédiens.

« Le socialisme n’a vu que des rouages, un mécanisme grossier dans ce qui est hyperorganique. Non seulement, il n’a apporté aucune solution à la crise morale, mais il n’a même pas su voir la gravité de cette crise. C’est de là que découle son impuissance incurable de reconstitution. »

La même réprobation du socialisme matérialiste ou matérialisateur a retenti souvent dans cette Revue rédigée par un athée. Reproduisons encore les lignes suivantes, de juillet 1898, qui expriment avec éloquence les inquiétudes, les angoisses, les besoins de l’âme humaine :

« Le néo-socialisme est resté en dehors de ce débat. Aux aspirations ignorées de notre âme, aux inquiétudes nobles de ce temps, au scepticisme, au doute, au dilettantisme, au pessimisme etc., il n’a répondu que par la promesse du pain quotidien. N’est-ce pas à en pleurer ? Quoi ! c’est à ce desideratum qu’ont abouti des siècles et des siècles d’efforts et de génie !

« Le néo-socialisme ne peut que donner un alimenta la désespérance, car c’est précisément sur la vanité des satisfactions physiologiques que repose tout le pessimisme. Le récent suicide de la grande socialiste anglaise, Mme Eleonor Aveling, la fille même de Karl Marx, nous montre par le fait l’incapacité du socialisme à prendre la direction des âmes. La méthodologie du socialisme n’existe pas, sa psychologie est nulle, sa philosophie est puérile, sa sociologie, en un mot, est insuffisante.

«… Le socialisme n’a pas compris l’homme… Il a été l’expression plus ou moins exacte d’un moment ou d’une catégorie. Il n’est pas l’idéal propulseur. »

Après six années, pendant lesquelles M. Deherme n’a vécu, en somme, que pour l’Université populaire, il constate que le résultat de l’entreprise est « pitoyable. » La zizanie a pénétré parmi les associés. Le goût des distractions l’a emporté sur l’attrait des études. Des comités rivaux se sont formés. L’œuvre éducatrice a vu surgir en son sein l’arbitraire et incohérente suprématie du nombre, le seul dogme, semble-t-il, que la mentalité moderne veuille et puisse conserver.


S’il y a cependant pour la vérité, pour la justice, pour la morale, pour la liberté, une autre source et un autre garant que le nombre, on aimerait à savoir comment ils s’appellent ; on a même, de ce renseignement, un besoin de plus en plus impérieux.

Beaucoup de philosophes, de pédagogues et d’autres personnages, y compris de nombreux législateurs, s’étonneront qu’une pareille question leur soit soumise. Mais, lorsqu’elle est posée par un sociologue instruit, d’ailleurs athée, au courant des méthodes d’éducation et d’organisation, et en contact profond avec le peuple, c’est sans doute qu’elle n’est pas ridicule, oiseuse ou naïve. « Sans Dieu, nous n’avons pas encore su concevoir de morale efficace… » Quand un athée souscrit une telle déclaration, non seulement devant des catholiques, mais aussi et surtout devant d’autres athées et des incrédules divers, qui s’imaginent avoir constitué de toutes pièces une morale nouvelle, solide, définitive, c’est que des motifs sérieux le déterminent. Et si l’homme qui parle ainsi apparaît comme un vivant exemple de loyauté, d’indépendance, de sens pratique et de dévouement, son témoignage vaut la peine d’être examiné.

On se tromperait en supposant que la déception provoquée par les récentes difficultés intérieures de l’Université populaire est pour quelque chose dans l’aveu que nous venons de rappeler encore. Il date du mois de juillet 1903, lorsque l’Université fonctionnait suivant la direction et sous l’influence primitives. Et puis d’ailleurs, bien plus tôt, avant la fondation de l’œuvre, nous avions entendu M. Deherme, dès le début de son apostolat, annoncer que la morale est à créer tout entière.

S’il se trompe en le croyant, on doit pouvoir le démontrer et, pour cette opération importante, disposer de quelques bonnes raisons, faciles à fournir, péremptoires et simples, dont l’athée sociologue, intelligent, sincère et courageux, reconnaîtrait bientôt la valeur.

Souhaitons qu’elles lui soient indiquées, car il y aurait un inconvénient redoutable à ce que la certitude sur une affaire si grave ne se manifestât que par le silence. Une explication est d’autant plus urgente que le problème moral, insoupçonné des libres penseurs quand s’ouvrit la période laïcisatrice, n’est devenu que plus impérieux depuis lors, engendrant un nouveau mécompte et une difficulté nouvelle, après chaque solution qui devait remettre les choses en ordre et dissiper toute inquiétude. Ainsi, un édifice dont les fondations s’affaissent, tandis qu’en haut des ouvriers ingénieux s’appliquent à boucher ou bien à masquer une lézarde.

Séparée de la religion, la morale devait subsister par sa propre et seule force, et même se consolider naturellement, quoique par un effet mystérieux, à tout le moins inexpliqué. Sua mole stat ; et voilà tout ! Pourquoi supposer qu’elle pût éprouver un dommage ? Elle n’était pas, jusque-là, soutenue par la religion : au contraire, elle la soutenait. Débarrassée d’un poids inutile, elle allait librement s’épanouir ; et les réformateurs prophétisaient une merveilleuse floraison morale. Fallait-il absolument assurer l’équilibre de la moralité ? Soit ; on la munirait d’un lest scientifique capable de la maintenir debout contre marées et tempêtes. Il y eut, pendant quelques années, un immense étalage et une énorme consommation de science. D’instinct, les pédagogues prenaient à leur compte une des bizarres idées de Flaubert exprimée dans sa correspondance. Il écrivait à George Sand (8 septembre 1871) : « Tant qu’on ne s’inclinera pas devant les mandarins, tant que l’Académie des sciences ne sera pas le remplaçant du Pape, la politique tout entière et la société, jusque dans ses racines, ne sera qu’un ramassis de blagues écœurantes. » Il y tenait, au point de ne pas s’attribuer l’honneur de l’invention, probablement pour qu’elle eût plus de chances de prévaloir ; et, deux ans après, le romancier écrivait, à George Sand encore : « Voici une belle idée que je trouve dans Raspail : les médecins devraient être des magistrats, afin qu’ils puissent forcer… etc. » Cette rencontre de Flaubert et de Raspail, dans un libéralisme d’apparence scientifique et d’essence autoritaire, représente un état d’esprit qui a subsisté. jusqu’à ces derniers temps. On vit des hommes de laboratoire professer, eux aussi, la morale, sans l’avoir étudiée, et promettre de la refondre avec les outils de la science. Les étranges promesses scientifiques se répandirent en si grande abondance que Duclaux, libre penseur, jugea nécessaire de les répudier : « Bonimens de tréteaux ! »[3].

De sourds grondemens se répétaient, arrachant la pédagogie à son enthousiasme. Elle dut s’imposer des vérifications et des recherches. Évidemment quelque faute, une lacune, un oubli, avait causé le trouble. En effet, personne n’avait songé à l’éducation. Les laïcisateurs le confessèrent avec une sorte d’allégresse, tellement leur confiance demeurait inaltérable. Une fois l’erreur reconnue, rien de plus commode que de la réparer. L’éducation eut des apôtres par milliers, à n’en savoir que faire.

Restait à définir l’éducation. On se croyait là-dessus complètement renseigné ; néanmoins on fut très heureux d’apprendre que l’éducation s’appelait, de son vrai nom, la solidarité. Celle-ci provoqua des espérances impétueuses, malheureusement déçues bientôt, puisque la morale ne peut se réduire en mécanisme. Alors, quoi donc ? Le devoir et l’idéal ! Ils devinrent le thème des discours de circonstance, aussi bien que des leçons pédagogiques. Les instituteurs, déjà l’objet de tant de prévenances, montèrent encore d’un grade et apprirent qu’ils passaient au rang d’éducateurs ; de quoi ils ressentirent un plaisir extrême. Et l’auguste fonction éveilla l’envie d’autres personnages officiels et d’innombrables particuliers, qui, soudain, se sentirent une âme essentiellement éducatrice et parlèrent de l’impératif catégorique, comme si c’eût été leur plus ancienne connaissance.

beaucoup d’instituteurs estimèrent que, puisqu’on les encourageait à en point, l’heure arrivait pour eux de se permettre un plein essor. De l’individu, qu’ils devaient réformer par l’éducation, ils passèrent à l’esprit public, et prirent soin de lui enseigner le mépris des vieilles mœurs et la haine du militarisme. Ils professaient en cadence. On les loua de chanter avec un si bel entrain. Mais la satisfaction se mélangea de quelque malaise, quand on s’aperçut qu’ils chantaient l’Internationale.

En même temps, de hauts pédagogues, désireux de prêcher d’exemple, prenaient des libertés envers certains principes fondamentaux, jusque-là protégés contre l’investigation indiscrète. Tel docteur en pédagogie livrait à la critique des instituteurs primaires l’origine du devoir, cette autorité demeurée inscrutable et par-là justement soupçonnée de bénéficier d’une révérence superstitieuse.

Et les exaltés ne sont pas les seuls qui poussent à l’affranchissement sans limites. Un professeur de philosophie, M. Lévy-Bruhl, dans un volume intitulé La morale et la science des mœurs, salue d’avance le jour où l’on cessera d’opposer à la nature un idéal « dont les traits les plus précis sont empruntés d’elle ; » le jour où « la conquête méthodique du réel aura succédé à la conception imaginative d’un idéal. » D’après l’éminent professeur, le réel, c’est seulement le relatif ; et, en fait de devoir aussi bien qu’en fait d’autre chose, nous en sommes réduits aux approximations : « Peut-être ne concevons-nous le devoir comme absolu, que parce qu’il se présente comme impératif. » Alors, il ne resterait pas un gros effort à s’imposer, pour adopter, en manière de conclusion définitive, approximative et suffisante, la boutade de Renan : « Après tout, peut-être que ce monde n’est pas quelque chose de très sérieux. »

L’idéal et le devoir étaient intangibles : ils ont cessé de l’être ; et leur déclin s’accuse. Bientôt, sans doute, les hommes ne se souviendront d’eux que pour murmurer la plainte poétique :


O soleils disparus derrière l’horizon !


Et il semblera que la pensée favorite de Kant, elle aussi poétique : « Le ciel étoile sur ma tête ; la loi morale en moi, » ait défini l’avenir prochain, puisque l’humanité, désormais appauvrie de la lumière du plein jour, recevra seulement


Cette obscure clarté qui tombe des étoiles.


Combien de temps encore la conscience gardera-t-elle un prestige appréciable ? En tout cas, elle aura son tour, qui parait s’approcher.


L’Université populaire du faubourg Saint-Antoine fut inaugurée le 9 octobre 1898. Peu de temps après elle avait, à Paris surtout, suggéré des imitations nombreuses. Ainsi on vit s’organiser la Solidarité, Université populaire du XIIIe arrondissement ; les Universités du XIVe et du XVe ; le Réveil, du Ier et du IIe ; la Fraternelle, du IIIe ; l’Union-Mouffetard ; l’Idéal social, du Xe ; l’Émancipation, de Grenelle ; l’Aurore, du Point-du-Jour ; les Soirées, de Passy ; le Foyer du Peuple, aux Ternes ; la Coopération des Épinettes ; l’U.-P. de Caulaincourt ; l’Enseignement mutuel, de la Chapelle ; la Solidarité ouvrière, du XIXe ; la Fondation universitaire, de Belleville. Des groupemens analogues surgirent à Lille, à Dijon, à Nancy, à Rouen, à Avignon, à Bar-le-Duc, etc.

Comme on pouvait s’y attendre, l’impétueux élan fut calmé bientôt, sinon entièrement dissipé ; ou bien l’ardeur studieuse se laissa dévoyer, devancer, consumer par la fièvre des combinaisons politiques, électorales, socialistes, voire anarchistes. Il va sans dire que les rivalités personnelles eurent leur éclosion dans ces endroits comme ailleurs, avec l’emportement propre aux milieux ouvriers.

Incontestable, avoué franchement par M. Deherme et par d’autres apôtres, l’insuccès provient des causes qui naissent d’elles-mêmes au sein d’associations où se mélangent les catégories, les opinions, les tendances, les habitudes trop différentes les unes des autres. Parmi ces causes, deux, sans doute, ont eu et devaient avoir un effet inévitable.

Mentionnons d’abord les lourdes difficultés produites par l’insuffisante organisation ; mais gardons-nous de l’incriminer, car elle rencontre de tels obstacles qu’on en est encore à se demander si elle comporte un remède. Évidemment, l’Université populaire a besoin d’un personnel qui l’administre et qui la dirige, qui veille à l’application de l’idée manifestée par elle. Or, il n’y a ici d’autre force et d’autre point d’appui que la bonne volonté soit chez les professeurs, soit chez les auditeurs ; et cette bonne volonté se trouve réduite à s’exercer pendant les heures de loisir, c’est-à-dire dans les conditions qui s’accordent le moins avec une activité régulière. Sans régularité, évidemment encore, nul organisme ne fonctionne, ni ne se soutient. M. Deherme, lui, s’est imposé le devoir de vivre pour l’œuvre qu’il a fondée. Pendant six années, il a passé toutes ses soirées parmi les travailleurs qu’il conviait à s’instruire, donnant l’exemple, certaines fois efficace, de la ponctualité scrupuleuse. Il a même, dans un coin de l’Université populaire, installé son logement. Il a réalisé ainsi, selon une mesure bien restreinte, mais du moins autant qu’il dépendait de lui, la permanence de la direction.

A quel point cette permanence est nécessaire, on l’a compris aussi dans un groupe voisin, constitué peu de temps après l’Université du faubourg Saint-Antoine : la Fondation Universitaire de Belleville. Là, M. Jacques Bardoux et ses amis ont pris un soin tout particulier d’établir ce qu’ils appellent l’institution des « résidens » et qu’ils ont empruntée à l’Angleterre[4]. C’est surtout, en effet, sur le sol anglais qu’ils ont choisi leur modèle. Ils avaient étudié de près l’œuvre de Toynbee-Hall, le type le plus complet de ces Universités Settlemens qui, dans les villes industrielles anglaises, fournissent des centres d’instruction populaire reliés aux Universités proprement dites. A Toynbee-Hall, une douzaine d’étudians sont présens tous les soirs, pour assurer le fonctionnement des cours ; et, de plus, ils habitent, pendant quinze jours ou davantage, au siège de l’association ; après, d’autres les remplacent ; et ainsi de suite. Chez nous, très difficile a été la première tentative pour appliquer ce système ; on le voit par le compte rendu fort intéressant que M. Jacques Bardoux a publié dans la Réforme sociale du 1er janvier 1900 sur la Fondation Universitaire de Belleville ; mais enfin l’idée n’est pas abandonnée.

Outre la direction administrative, la direction intellectuelle fait défaut aux Universités populaires.

Là, sans doute, il y a des professeurs, qui s’inspirent, plus ou moins, de quelque méthode et de quelque programme ; mais, comme l’enseignement est donné selon le hasard des circonstances, ces méthodes et ces programmes se confondent ou se contrarient, laissant subsister des vides dans lesquels se perdent le zèle des maîtres et l’attention des auditeurs.

Quelles connaissances précises, durables, utilisables, garniront l’esprit d’un ouvrier qui aura, même durant plusieurs mois, entendu une série de leçons ainsi distribuées : les Principes de 89 ; — l’Electricité ; — l’Art grec ; — l’Hygiène sociale ; — l’Histoire de Paris ; — Tolstoï ; — l’Evolution des mondes ; — Herbert Spencer ; — le premier Empire ; — la Coopération en Angleterre ; — la Crise morale ; — la Sténographie ; — Luther ; — les Recherches sous-marines ; — la Littérature européenne, etc., etc., le tout varié, et aussi compliqué, par des dissertations anti-religieuses et parfois anarchistes ? Enseigner tout aux mêmes auditeurs et enseigner tout sans ordre, c’est ne rien enseigner, ou si peu de chose !

Dans un livre récent et qui contient une multitude d’observations et d’indications sur les œuvres complémentaires de l’Ecole, M. Max Turmann a signalé le défaut capital que présente « le système des conférences sans lien entre elles[5]. » Il fait observer qu’on aurait tort d’accuser seulement la mobilité d’esprit des ouvriers, nullement habitués d’ailleurs à suivre une série quelconque de démonstrations. « Tous les professeurs, dit-il, n’ont pas les aptitudes indispensables ; » et, en général, ils n’ont pas, soit le goût, soit le temps, de préparer un cours pour une besogne supplémentaire, d’autant plus que ce cours devrait être conçu d’après un plan tout nouveau. Cependant, à la Fondation Universitaire de Belleville, et à la Solidarité du XIIIe, des efforts réels ont été faits pour résoudre le problème de l’Université populaire ; car il n’est pas douteux que le problème existe, qu’il se pose et qu’il s’impose.

Entre les nombreux documens analysés ou cités dans le volume de M. Turmann, il s’en trouve un d’une simplicité particulière, émouvante et révélatrice. C’est la relation[6] de la tentative faite, il y a neuf ans, par quelques ouvriers de Montreuil-sous-Bois « à seule fin, » disaient-ils eux-mêmes, « de s’élever à un plus haut degré de conscience morale et aussi de franchir la prétendue barrière intellectuelle que ne peut soi-disant pas franchir le cerveau du travailleur. » Un « camarade de la première heure » a écrit cet historique « pour les camarades nouveaux venus. » Il nous montre ses amis rassemblés pendant quatre années, le soir, après le labeur du gagne-pain et occupés, comme lui-même, à se frayer une route dans les champs de la science. D’abord, l’astronomie, étudiée au moyen de lectures et avec l’aide d’un dictionnaire, « pour comprendre les termes techniques. » Après six mois « d’impressions émues » échangées entre eux « sur ce panorama éternel, mouvementé et sans bornes, » les ouvriers discernent la nécessité d’entamer un autre chapitre, qui est la suite logique du premier ; et ils passent à la composition des mondes dont ils ont considéré les dimensions et la marche : alors, viennent la physique et la chimie ; puis, l’observation de la terre et des êtres vivans ; puis l’histoire des idées. Et toujours, la lecture faite, ils prennent soin de constater ce qu’ils y ont compris ; et ils échangent leurs impressions. M. Deherme était de ce groupe où germait, inconsciente, la pensée de l’Université populaire. C’est lui qui mit ses camarades en rapports avec quelques « producteurs intellectuels, » et ainsi procura des maîtres aux ouvriers qui venaient de former la modeste et touchante « Société d’études après le travail. »

Le persévérant désir éveillé parmi eux s’est, depuis, affirmé avec une vigueur qui a pris parfois le caractère d’une sommation adressée aux bourgeois instruits. Une voix profonde et impérieuse a notifié qu’au milieu du peuple on n’admet pas que le savoir général doive indéfiniment rester le privilège et le monopole d’une classe. Si exagérée que leur paraisse la nouvelle exigence née dans le monde populaire, les bourgeois intellectuels soupçonnent qu’ils feront prudemment de s’occuper d’y donner une satisfaction positive. Répondre aux ouvriers que la science est, pour eux, d’un accès trop difficile, équivaudrait à les jeter, sous le poids de la déception et de la colère, dans les pires jouissances matérielles. Et sans doute la justice et l’humanité ont aussi, et premièrement, leur mot à dire dans une conjoncture d’une telle importance.

Mais comment amener les notions scientifiques à la portée des travailleurs ? Il semble bien que la nécessité survenue implique toute une grande entreprise de haute vulgarisation, pour l’aboutissement de laquelle les savans auront besoin d’imaginer plus d’une méthode et plus d’un programme, en attendant l’inventaire universel, la classification générale, la conclusion sur les sujets que s’est réservés la science, depuis assez longtemps déjà.

Est-ce d’elle que dépend la morale ? Que la science nous enseigne donc une morale, dont, assurément, on ne peut se passer et dont on paraît même éprouver un vif besoin.

Que si la morale ne dépend pas des autorités scientifiques, que l’on dise où sont ses principes et ses doctrines. Et si elle n’en a pas, apprenons au moins de quoi, par hasard, elle pourrait bien se composer.

L’effort dépensé par l’Université populaire et les déclarations d’ouvriers instruits et d’apôtres, tels que M. Deherme, se résument en effet dans cette mise en demeure.

Pour s’être débarrassée de Dieu, notre société se trouve engagée dans des embarras extrêmes.

Dieu, « catégorie de l’idéal,… » et voici qu’il n’y a plus d’idéal !

La morale sans Dieu… et nous voilà sans morale !

Qu’il soit singulier de voir un athée enregistrer et notifier une pareille constatation, nul doute ; mais elle en acquiert plus d’importance.

Et c’est pourquoi aussi les apôtres du relativisme… absolu ont une occasion exceptionnelle et pressante de démontrer que l’humanité, qui n’existe point par elle-même et qui ne se connaît pas elle-même, peut néanmoins se suffire à elle seule, ne daignant rien accepter de personne et surtout de la puissance supérieure, dont elle continue de dépendre néanmoins.


Probablement, les intellectuels purs déclineront la mise en demeure présentée par le sociologue populaire et, entre autres motifs, parce qu’elle sort du milieu populaire. Ils n’aiment pas s’incliner vers le peuple pour recueillir sa pensée. Ils consentent à le plaindre, avec la certitude qu’il a des exigences démesurées et que les choses raffinées, enseignées dans leurs livres et dans leurs discours, ne sont pas pour lui ; et peut-être le lui diront-ils. Mais l’heure a fui où l’incrédulité faisait partie du luxe. Déjà, du temps de Voltaire, certain coiffeur s’irritait d’un privilège si humiliant : « Encore que je ne sois qu’un misérable coiffeur, Monsieur croit-il que j’aie plus de religion qu’un autre ? » La foule, maintenant, répète en chœur le reproche autrefois isolé ; et c’est un soin superflu de faire observer que désormais l’on doit compter avec elle.

D’ailleurs, outre les motifs, urgens et menaçans, qui dispenseraient de considérations supplémentaires, la présente philosophie se sentira peut-être obligée envers elle-même à prouver qu’en poussant aussi loin qu’elle l’a fait ses distinctions, ses systèmes et sa critique, elle n’a point perdu de vue le monde réel. Que cet immense travail puisse glorifier l’intelligence humaine, assurément ! mais on commence à craindre qu’il ne s’épuise dans l’impossibilité de conclure. Or, quand elle intéresse la morale, la conscience, la raison, le cœur, tout l’essentiel de la vie, une conclusion doit pouvoir se traduire en un langage compréhensible pour tous les hommes. Sinon, ce ne serait pas la peine d’avoir tant reproché aux anciens scolastiques leur goût pour les abstractions ; et pas la peine non plus d’avoir tant ridiculisé Baralipton et Barbara.

Si l’on arrivait à bien préciser la pensée philosophique contemporaine et qu’on la mît en contact avec la pensée du peuple d’aujourd’hui, il s’ensuivrait un colloque très original et très important. Ces deux mondes doivent avoir, l’un et l’autre, quelque chose à se dire.

Si les intellectuels purs craignaient de ne pouvoir se faire comprendre, non par leur faute, mais à cause de la façon de sentir et de parler propres à l’esprit populaire, ils se méprendraient. Ils sont de la même nature que les ouvriers ; et le peuple a peut-être pour lui de mieux personnifier ou de mieux mettre en évidence les profonds instincts de la nature. C’est dans cette direction qu’il faut tendre, quand on veut ressaisir tout son être et embrasser pleinement l’idée d’humanité. Les savans y gagnent de se rappeler qu’ils ne sont pas seuls sur la terre et que leurs théories, leurs expériences, et leurs critiques reposent sur un fond qui appartient aussi à tant d’individus très dissemblables d’eux selon les apparences, mais selon les apparences seulement. Il est arrivé plus d’une fois qu’un ouvrier redressât les combinaisons des théoriciens et imposât des leçons à des gens qui avaient complètement perdu l’habitude d’en recevoir. Et lorsque, sans cesser de « mettre la main à la pâte, » il cultive son esprit et s’approvisionne d’exactes notions scientifiques, il peut acquérir un sens général qui lui permet de voir clair, là où les simples théoriciens s’embrouillent.

Ajoutons que le débat roule sur des idées dont les noms sont. familiers à toutes les catégories de citoyens : raison, devoir, conscience, nature. Que ce soit une folle prétention de vouloir analyser et formuler intégralement le contenu de ces idées-là, d’accord ; mais il ne saurait non plus suffire de les désigner avec emphase, ni d’en faire le sujet d’interminables amplifications, ni d’écrire les quatre mots avec des majuscules.

On a besoin de discerner d’où vient la raison répandue dans le monde.

De même pour le devoir, que nul homme ne peut imposer à d’autres hommes ; et ceci, qui paraît parfaitement clair perce qu’en est accoutumé de l’entendre dire et parce qu’on n’y pense pas, ceci mériterait bien d’être examiné.

La conscience ?… Elle est invoquée et glorifiée à tout propos, comme une autorité qui défierait le blasphème ; et toutefois c’est l’autorité dont le fonctionnement et les titres sont le moins connus. Innombrables sont les livres où elle occupe une place d’honneur ; mais ceux, de notre temps, qui étudient la structure et l’origine de la conscience, ceux-là se comptent sur les doigts. On nous parle d’elle surabondamment, et presque personne ne prend soin de dire ce qu’elle est, ni même de se le demander.

Et la nature, à son tour ?…. Elle explique tout ; et rien ne l’explique. Ce serait donc un mystère ? Et alors le mystère ne. serait nullement dissipé, et il continuerait de servir de soutien et d’aliment au vaste ensemble des choses rationnelles. Et sana doute il n’aurait rien d’absurde, puisqu’il a produit la raison.

Ainsi, chaque recherche un peu attentive nous amène à regarder au-dessus de l’humanité, au-dessus de notre monde. Si nous ne voulons pas lever la tête, nous n’apercevons plus qu’un chaos, ou plutôt le néant.

Des esprits modérés s’effarouchent d’entendre affirmer que Dieu est, à ce point, inévitable. Ils pourraient du moins écouter la voix des passionnés en révolte, qui appellent Dieu l’universel envahisseur.

Devant la Chambre, M. Jaurès a déclaré que l’homme doit se poser en égal de Dieu : « Si Dieu lui-même se dressait devant les multitudes, sous une forme palpable, le premier devoir de l’homme serait de lui refuser l’obéissance et de le considérer comme l’égal avec qui l’on discute, non comme le maître que l’on subit… Voilà en quoi consiste la beauté de notre enseignement laïque. » Un instant après, il augmentait encore les prérogatives de notre raison, et il s’écriait : « Toute vérité qui ne vient pas de nous est un mensonge[7]. » Ce qui est une bizarre affirmation, de la part de gens qui ne savent pas d’où ils viennent. La majorité en éprouva un vertige d’enthousiasme. Des congrès anticléricaux, le dernier congrès de Genève entre autres, ont prononcé la déchéance de Dieu, décidément remplacé par l’homme. Un professeur d’école normale vient d’écrire un volume pour persuader les instituteurs d’enseigner la Bible, mais à rebours, et de prêcher l’antique promesse trompeuse : « L’homme, nourri des fruits de l’arbre de la science du bien et du mal, est semblable à Dieu. » Et eritis sicut Dii : le triomphe de la libre pensée la ramène au commencement de la révélation. Mais un autre professeur, ou un autre congrès nous expliqueront-ils un jour ce que c’est que ce Dieu auquel, en l’insultant, on prétend « ressembler », et comment on discute « comme avec, un égal » avec ce qui n’existe pas ?


EUGENE TAVERNIER.


  1. Mariage et union libre, par M. Georges Fonsegrive, Plon, éditeur.
  2. M. Deherme : la Coopération des idées, livraisons du 1er juillet 1903 et du 1er mai 1904.
  3. Discours reproduit dans la Revue des Revues, 15 mars 1900.
  4. Voyez dans la Revue du 15 octobre l’article de M. Augustin Filon : Colonies sociales et collèges ouvriers en Angleterre.
  5. L’Éducation populaire, par M. Max Turmann, 2e édition. Ouvrage couronné par l’Académie française. Lecoffre, éditeur.
  6. Publiée d’abord par Mlle Dick-May dans la Revue socialiste du 15 janvier 1901.
  7. Discours prononcé à la Chambre, le 11 février 1895.