À propos de l’Assommoir/Le Roman


II

LE ROMAN


Nous avons dit avec quelle violence le roman de L’Assommoir fut attaqué et dénoncé. Parmi les nombreuses questions qu’il souleva, il en est deux que nous avons particulièrement à cœur d’élucider : Les uns accusaient M. Zola d’avoir volé sans pudeur un ouvrage assez inconnu, le Sublime, de M. Denis Poulot ; d’autres, au contraire, prétendaient, — pour employer le style « squammeux », sinon les expressions textuelles d’une critique fort à la mode, — qu’il outrait l’outrance, qu’il violentait la violence, qu’il exagérait l’exagération, qu’il abaissait l’abaissement et désolait l’abomination. Ces deux opinions, assez contradictoires, ayant été avancées, il s’agit d’examiner laquelle des deux est la bonne, — ou si peut-être l’une et l’autre seraient mauvaises.

La question de plagiat peut se trancher sans la moindre difficulté. Nous avons expliqué comment M. Zola travaille ; nous l’avons montré entouré de documents divers. Or, le Sublime est un document, ce n’est en aucune façon un ouvrage d’imagination : son titre seul a pu faire illusion. Le volume est divisé en deux parties : dans la première, M. D. Poulot étudie les divers types d’ouvriers mécaniciens qu’il a rencontrés dans sa carrière ; de cette étude particulière, il s’élève à des considérations générales sur la position des prolétaires ; et, dans la seconde partie, il aborde hardiment la question sociale. Il est évident qu’un romancier peut consulter un livre semblable, y prendre même quelques noms, quelques anecdotes, sans être pour cela un plagiaire ; quand on écrit un roman historique, on est forcé de lire l’histoire, de mettre en scène des personnages dont beaucoup d’historiens ont parlé : on ne vole pas ces historiens pour cela. Richelieu n’appartient ni à un historien, ni à un romancier : Dumas a pu le peindre à sa fantaisie, l’habiller comme il a voulu, et aucun des biographes du cardinal-duc n’aurait eu l’idée de « lui réclamer des droits d’auteurs ». — Il en est exactement de même pour le roman populaire ; M. Denis Poulot a cité des faits, étudié des types ; les résultats de ses études, il les livrait au public ; M. Zola pouvait les utiliser sans rien ôter à la valeur du Sublime. Il n’a pas plus plagié M. Poulot que le R. P. Le Vavasseur, cité plus haut. — Cela est tellement clair, que nous rougissons de le discuter ; mais il y a des gens que l’évidence éblouit.

Quand on lance contre un écrivain l’accusation de plagiat, cela prouve son originalité. Or, certains critiques se donnent une peine immense pour chercher des prototypes aux personnages de M. Zola. Ils en trouvent, et il n’y a rien là d’étonnant : les caractères que veut tracer un grand écrivain sont presque toujours en germes chez des auteurs précédents ou contemporains qui n’ont pas son génie et ne savent que les esquisser.

Passons maintenant au second point que nous voulons tâcher d’éclaircir :

L’Assommoir est-il une œuvre d’exagération ? Est-ce un livre antidémocratique et antisocial, qui vise à calomnier le peuple ? — La question, fixée déjà quand le roman parut, est revenue à l’ordre du jour dans les critiques du drame. Nous lisons dans le Petit National (21 janvier) :

« On est venu nous raconter que l’auteur, préoccupé d’une haute question de morale, a voulu montrer la décadence fatale d’une famille d’ouvriers, dans le milieu empesté de nos faubourgs. La chose est aimable pour nos faubourgs et équivaut à dire : la décadence d’une famille d’ouvriers dans le milieu empesté des ouvriers. »

L’accusation est grave. À un moment où les misères du peuple émeuvent tous les cœurs généreux, où l’on cherche sérieusement un moyen d’y remédier, il serait criminel de calomnier ce peuple, d’exagérer ses vices ; mais il est honnête, utile et moral de le montrer tel qu’il est. D’ailleurs, une accusation semblable ne se discute pas ; elle se prouve ou se dément par des faits. Les faits que nous allons citer, nous les prendrons, sans nous permettre de les commenter en aucune façon, dans le livre même de M. Poulot. Ce livre est écrit par un homme du peuple, qui connaît les ouvriers pour avoir vécu avec eux et comme eux : nul ne l’accusera de chercher à les noircir.

L’auteur a fait ses observations sur les ouvriers mécaniciens, qui forment la septième partie de la population laborieuse de Paris. Il les divise en huit classes, dont il indique les proportions, et qui forment une graduation ascendante vers le vice :

« Sur cent travailleurs, dit-il, il y a :

» 10 ouvriers vrais ;

» 15 ouvriers ;

» 15 ouvriers mixtes ;

» 20 sublimes simples ;

» 7 sublimes flétris ou descendus ;

» 10 vrais sublimes ;

» 16 fils de Dieu ;

» 7 sublimes des sublimes[1]. »

… « Les sublimes, un grand nombre du moins, ont déteint sur leur femme : il y en a parmi elles qui boivent bien, c’est une habitude que leur homme leur a fait prendre ; si elles attrapent un poche-œil : « Oh ! c’est rien, ils se sont taraudés pendant la nuit[2]. »

… « Une partie des femmes et des filles de sublimes vendent et prostituent leurs charmes, ou jouent le rôle infect de procureuses, entremetteuses et un rôle plus ignoble encore…[3] »

Mais tout cela, ce sont des généralités, des observations vagues que rien ne justifie. L’Assommoir va bien plus loin, n’est-ce pas ? Il faudrait préciser. Précisons ! Voici des faits :

« Le plus beau type du vrai sublime est mort, il y a quelques années ; nous devons quelques mots à ce génie transcendant.

» Il se nommait Ar…in, homme ayant été très intelligent et très adroit. Bon dessinateur, ancien horloger, il s’était lancé dans la mécanique ; une partie des modèles du Conservatoire ont été exécutés par lui. Ses capacités lui firent gagner la couronne des pochards ; après avoir descendu et avoir passé par toutes les dégradations humaines, il fut proclamé empereur des pochards et roi des cochons. Son couronnement a eu lieu au Là, s’il vous plaît, chez Boulanger, traiteur, à la barrière des Vertus. Ce qui avait provoqué ce brillant honneur, c’est qu’Ar…in avait mangé une salade de hannetons vivants et mordu dans un chat crevé[4]. »

Voilà pour la tempérance ; voici pour la moralité :

« Un vrai sublime forgeron avait touché cinquante-cinq francs pour sa paie de quinzaine ; il aurait très bien pu, s’il avait fait ses douze jours, toucher de soixante-dix à quatre-vingts francs. Sa femme était enceinte de sept mois ; il avait deux garçons, l’un de sept ans, l’autre de quatre et une petite fille de quinze mois. Il habitait une mansarde sans air, rue de Meaux ; deux petites pièces formaient ce logement, si l’on veut donner ce nom à ce taudis. Pendant la quinzaine, le patron lui avait fait avoir à crédit en répondant pour lui, il se gorgeait bien ; quant à sa femme et à ses enfants, il ne s’en occupait pas. La malheureuse allait dans un marché accompagnée de ses enfants, ramasser dans un sac des feuilles de choux ou de quelques autres légumes avariés. L’aîné des enfants recueillait l’avoine que les chevaux laissaient tomber aux stations des voitures de place. Elle obtenait de la compassion d’un boucher et d’un marchand de vins, quelques morceaux de vieilles viandes et vivait ainsi. À la sortie de la paie, après force litres, notre sublime rentra à onze heures du soir moitié ivre et accompagné d’une prostituée du plus bas étage. Après une lutte et force coups de poing, il força sa femme et ses enfants à coucher dans la première pièce, et lui s’installa dans la deuxième avec son ordure. Le lendemain, ils partirent ensemble, mais pour faire marronner sa femme, il remit devant elle vingt francs à la prostituée[5]. »

Et maintenant, dites que L’Assommoir est un tissu de mensonges et d’exagérations.

Encore quelques mots de M. D. Poulot, et nous quitterons le Sublime :

« Ouvrier est synonyme de travail, dignité, respect.

» Sublime est synonyme de paresse, dégradation, avilissement. Le gangrené est déjà pour la société une lèpre assez dégoûtante, mais quand il a des enfants, il corrompt tout. Le sublimisme, ce vomito-negro du travailleur, est contagieux. L’exemple est tout pour les jeunes natures. Puis, vous voudriez que des enfants de sublimes soient sobres, respectueux, travailleurs, allons donc ! Nous avons entendu un petit garçon de treize ans appeler sa mère « vache, bonne à rien », lui dire que son père avait bien raison de lui « administrer de bonnes danses en attendant qu’il soit assez fort pour en faire autant[6]. »

Ces réflexions si judicieuses d’un homme qui a passé sa vie avec les ouvriers, et qui ne prend la plume que pour proposer des remèdes à leur misère, sont-elles suffisantes à faire comprendre l’expression employée par M. Zola, de « milieu empesté de nos faubourgs[7] » ? Ne sait-on pas que les mauvais corrompent les bons bien plus que les bons ne corrigent les mauvais ? Et n’est-il pas clair que, tout en partant du « milieu empesté des faubourgs », l’auteur n’entend pas dire par là que la classe ouvrière est universellement gangrenée, ou même l’est en majorité ? Qu’on nous permette une comparaison peu propre, mais juste : un fumier empeste un jardin, quand bien même le jardin est tout parsemé de fleurs.

Tous ces faits nous ont prouvé que l’œuvre de M. Zola est vraie, qu’elle n’est ni une calomnie lancée contre le peuple, ni une caricature de la classe ouvrière, peut-être même qu’elle a une portée sociale. Mais est-elle une œuvre d’art ? — Voilà la question qui nous embarrasse maintenant.

Pour le résoudre, cherchons comment M. Zola a travaillé la pâte que lui fournissaient ses études et ses observations.

Quand il a eu choisi le paysage, il y a d’abord placé des types très divers, quoi qu’on en dise. Ce qui crée leur diversité, ce n’est pas la différence de leur position sociale ; un ouvrier peut différer d’un ouvrier tout aussi bien que d’un grand seigneur, et ceux qui reprochent à L’Assommoir de n’être éclairé par aucun rayon, ne se sont pas donné la peine de le lire et de le comprendre. Le bien existe, dans ce livre puissant. N’est-ce pas un rayon, que la beauté unie à la force de Goujet, que la noblesse d’âme de sa mère ? Et cette pauvre petite Lalie, qui meurt sans une plainte sous le fouet d’un père fou d’alcool, n’en est-ce pas un aussi, et du plus pur idéal ? Mais le rayon qui pénètre dans la mansarde ne ressemble pas au rayon qui fait briller le marbre d’un palais : il a de la peine à entrer, à travers des carreaux ternis ou brisés, dont les morceaux sont retenus par un papier sans transparence ; il n’arrive que tout pâle dans ce pauvre milieu, et les graines de poussière qu’il fait danser en grand nombre l’obscurcissent encore. Oui, sans doute, il a plus d’éclat quand il baigne les fleurs d’un parterre, ou quand il réchauffe les statues belles et nues d’un grand parc : mais, pour tout cela, il n’est pas plus soleil. Le peintre qui rend sa splendeur obscurcie n’est pas moins admirable que celui dont les couleurs chaudes enluminent une toile aristocratique. — La grande Virginie, le Louchon d’Augustine, Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade, tous ont un caractère, une spécialité, pour ainsi dire ; mais ils ne semblent là que pour diriger les divers degrés de l’échelle que descend Coupeau, entraînant Gervaise dans sa chute.

Le roman tout entier semble destiné seulement à aider au développement de ces deux caractères. L’auteur ne les quitte pas un instant. Il les pose d’abord, dès l’entrée. Coupeau a toujours été honnête et bon ouvrier ; Gervaise, bonne nature, au fond, chaste malgré ses fautes, a été gâtée par une abominable éducation ; pendant quelque temps, même, elle a donné dans l’ivrognerie, elle buvait de l’anisette ; puis elle s’est laissé séduire par Lantier. Mais la maternité et la douleur lui ont rendu le sentiment du bien. Abandonnée par un amant, elle a juré de vivre honnête et de se dévouer à ses enfants. Elle rencontre Coupeau, qui l’épouse. Tout fait supposer qu’ils vivront heureux et seront des ouvriers modèles. Mais non : les événements se conjurent pour les entraîner à leur perte. On les voit avancer d’abord, faire de petites économies, se créer un gentil intérieur. Mais l’accident de Coupeau vient troubler cette paix, et la dégringolade commence. Le malheureux passe par tous les degrés d’avilissement, entraîné non seulement par un penchant naturel à l’ivrognerie, qu’il a hérité de son père, mais par de mauvais camarades qui le corrompent, par une série de petites circonstances qui agissent sur lui ; enfin, quand il est déjà tombé assez bas, Lantier achève de le traîner dans la boue. L’influence des faits, la tyrannie des choses est montrée par l’auteur avec un soin particulier ; il ne se contente pas de dessiner l’âme de son héros : il recherche et montre les parcelles empoisonnées que ce malheureux a respirées dans l’air, les poisons qu’il s’est laissé verser, les meurtrissures des obstacles qu’il a rencontrés, dont il n’a pas su faire disparaître la trace.

Gervaise, nature molle, indifférente, cherche en vain une planche de salut : son mari l’entraîne en tombant, elle veut d’abord le retenir, puis, quand elle ne peut plus, elle se laisse choir avec lui ; elle souffre tant de l’abrutissement de cet homme, qu’elle finit par l’envier : il ne sent rien lui, il est ivre ! Il n’a pas faim : il boit ! — Et tous deux arrivent ensemble à croupir dans la fange, à végéter dans le vice sans en sentir la puanteur

Il faut le reconnaître, les détails sont nombreux : mais y en a-t-il trop pour expliquer cette chute épouvantable, cet abaissement graduel de deux êtres que l’on nous a d’abord fait aimer ? Y en a-t-il trop pour faire saigner le cœur ? Pour inspirer une immense pitié du misérable qui tombe et de la femme qu’il entraîne ? — Le dégoût même du livre que témoignent des esprits très délicats, habitués à des peintures à l’eau de rose de péchés mignons, à des récits d’infamies comme il faut, prouve que l’auteur a atteint son but. Il a ému, et si profondément et en touchant une note si vraie, qu’on ne peut pas lui pardonner. Ainsi, les Athéniens d’autrefois condamnaient à une amende un poète qui les avait fait trop pleurer. Ainsi, dans une autre époque, les marquis de Louis XIV voulaient rosser Molière, parce qu’ils se reconnaissaient dans ses satires.

Quand un livre excite des haines, on peut être sûr qu’il a touché une plaie et fait frémir la vérité. Les peintres de scandale par amour du scandale trouvent des amateurs qui les achètent, mais personne qui ose élever la voix pour les défendre. Leurs œuvres procurent quelques heures d’un sale plaisir, mais ne passionnent pas et meurent bientôt dans la solitude.

  1. Page 229.
  2. Page 197.
  3. Page 195.
  4. Page 98.
  5. Pages 200-201.
  6. Page 201.
  7. . Préface de L’Assommoir.