À propos d’un roman


Gil Blas du 28 mai 1893 (p. 2-19).


À propos d’un Roman



Voici un livre nouveau d’un nouvel auteur : Une Femme, par Maurice Leblanc. Que nous apportent l’auteur et le livre ? Liseurs de romans, aurons-nous enrichi d’un acquêt notre patrimoine ? Tout romancier, il me semble, devrait, avant de commencer son œuvre, s’inquiéter de cette question que la foule lui posera, l’œuvre achevée. Il n’y songe guère, le plus souvent : il écrit son roman de façon à être goûté par ceux qui ne lisent pas de romans, ce qui est un étrange programme. Le plus grave défaut d’un livre, disait Port-Royal, c’est de n’être pas lu. Le plus grave défaut d’un roman, c’est de n’être pas lu par les liseurs de romans, c’est-à dire par la foule.

Mais le liseur de roman, qui est-ce ? L’homme politique, le financier, qui, avant de monter en wagon, choisit le dernier Bourget dans la bibliothèque de la gare, en feuillette la moitié pendant la première heure de route, puis jette le livre dans le filet et s’endort ; le journaliste qui parcourt à la hâte, dans un bureau de rédaction, le volume nouveau expédié par un éditeur ; le mondain qui achète le livre à la mode, promène une fois ses yeux sur les pages, cherchant seulement à fixer dans sa mémoire quelques noms et quelques phrases, — tous ces lecteurs d’aventure sont-ils des liseurs de romans ? Non, certes. Le vrai liseur de romans est celui qui les lit non par accident, ni par métier, mais par habitude et par goût, parce que ce véhicule de la pensée, entre l’esprit du penseur et le sien, lui convient mieux que tout autre. Que ce goût pour la littérature romanesque trahisse une certaine débilité, au moins une certaine légèreté intellectuelle, ce serait une question à examiner à part. Le fait avéré, c’est que de tels gens existent ; ils sont le public des romanciers et, du moment que l’on écrit des romans, c’est une simple absurdité que d’oublier ceux qui les liront.

Ils les liront avec une infinie diversité de tempéraments et de tendances, puisqu’ils sont la foule : et cependant ils apporteront à cette lecture un certain nombre de besoins élémentaires, toujours les mêmes, qui sont des lois d’âme pour le liseur de romans, et que le romancier doit avoir recherchées et raisonnées… Un premier besoin, d’abord tout à fait universel et conscient : le besoin du divertissement. J’entends ce mot dans le sens où Pascal l’employait : tout ce qui nous empêche de fixer notre réflexion sur nous-même. Il n’est pas interdit au romancier de ramener subtilement, par son récit même, le lecteur à la réflexion : mais soyez assuré que celui-ci, en ouvrant le livre, a d’abord cherché à se fuir soi-même, à mettre pour un temps la pensée d’autrui à la place de sa pensée. Et voilà tout le secret de cette crise du roman sur laquelle on a dit tant de vanités. Les romans français des dix dernières années ont eu peu de lecteurs, bien que particulièrement distingués et artistiques, parce qu’ils ont représenté, pour la foule, le contraire d’un divertissement.

À côté de ce premier appétit, universel et conscient, du liseur de romans, j’en vois un autre conscient encore, mais moins général : il cherche dans le roman une sorte de canevas de rêve. Pour la femme, surtout, liseuse incomparable, le récit qu’elle feuillette devient volontiers ce qu’est pour le religieux le thème de méditation puisé dans la Vie d’un saint ou dans les Écritures. La femme imaginative et sensible (quelle femme ne l’est point ?) fait un instant sa vie propre des vies héroïques ou sentimentales qu’on lui raconte. « Dieu sait quel plaisir c’était pour moi, s’écrie la Lotte de Gœthe, de me retirer le dimanche en un coin solitaire pour partager de toute mon âme la félicité ou les infortunes d’une miss Jenny ! » Remarquez bien ces mots : partager de toute mon âme ! Ce n’est plus seulement le besoin de se meubler le cerveau d’images virtuelles, l’appétit du divertissement. C’est une mystérieuse union avec l’irréel, où l’âme exerce son activité, jouit et pâtit véritablement. Pareillement, Emma Bovary, vers l’âge critique de sa puberté, avait « lu Paul et Virginie ; elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle ; mais surtout l’amitié de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges… » Plus tard, nous dit Flaubert : « Elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles. » Chercher des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles, c’est, dit moins généralement et partant moins bien, le : « Partager de toute mon âme » de Lotte.

Enfin, le liseur de roman cherche — et cherche sans le savoir — des formules de vie dans le roman. La preuve qu’il les cherche inconsciemment, c’est que, les ayant trouvées, il les fait siennes et se règle sur elles. Tous les romans qui ont puissamment ému les foules, proposaient une solution simple et totale au problème de la vie. C’est une solution simple et totale au problème de la vie que la libération finale par le suicide (Werther ; Julie ; Rolla.) C’en est une que la dissolution de la volonté dans l’impuissance volontaire. (Obermann.) C’en est une que l’exploitation égoïste de la vie au profit de la jouissance personnelle, la formule de M. de Camors : Use largement des femmes pour ton plaisir et des hommes pour ton ambition. (Le Rouge et le Noir.) C’en est une que le mysticisme, le refuge en Dieu après les épreuves mortelles. (René ; Jocelyn, etc…) C’en est une enfin que de cultiver son jardin et d’y planter des choux. (Candide ; Gil Blas ; Dominique.) Ces solutions intégrales sont simples à ce point que tout homme les sait d’avance ; il n’a plus entre elles, qu’à faire son choix. Qu’une œuvre romanesque les incarne en des types directement imitables, le choix se fera spontanément : là est le secret d’entraînement de pareils livres. « J’ai lu René et j’ai frémi, écrit Sainte-Beuve : je m’y suis reconnu tout entier. » Et madame de Staël : » Werther a causé plus de suicides en Europe que la plus belle femme du monde. »

Divertissements, canevas de rêves, formules de vie, le besoin de ces trois éléments est toute la psychologie des liseurs de romans. Ils recherchent, ils favorisent l’écrivain, à condition qu’il les satisfasse, — et dans la mesure où ils les satisfait.

Le roman de M. Maurice Leblanc satisfera certainement le premier et le plus universel de ces appétits : le besoin d’être diverti. Ceux de nos lecteurs qui ont suivi le feuilleton paru ici-même ont apprécié l’allure vivante du récit, l’amusante multiplicité des événements, si solidement et si clairement enchaînés les uns aux autres. On peut bien le dire à un romancier débutant en comptant qu’il l’estimera comme un éloge : cette façon de conter fait songer à Bel-Ami. C’est bien plus, du reste, une influence de terroir, le rayonnement persistant d’un souvenir qu’une imitation systématique, et je suis convaincu, pour ma part, que M. Leblanc s’éloignera de plus en plus de son modèle. Déjà la composition et la phrase sont plus fragmentées, plus hachées, plus inquiètes et plus névrosées : en même temps que du Maupassant, il y a du Villiers dans le cas de l’auteur de Une Femme, un Villiers que préoccuperaient presque uniquement les problèmes de l’association sexuelle. Je ne crois pas que Maupassant eût élu un sujet pareil à celui-là : l’héroïne de M. Maurice Leblanc est trop exceptionnelle ; elle relève trop de la médecine névropathique pour tenter ce peintre des réalités moyennes : ou bien alors il eût mis en relief le côté maladif de son héroïne et eût écrit une de ces courtes nouvelles mi-scientifiques, mi-rêvées, dont il a détenu le secret. M. Leblanc, au contraire, s’est promené dans son sujet avec une aisance qui n’est certes pas feinte. La moralité ou l’immoralité de l’acte d’amour ne le préoccupent pas ; je crois même qu’il les nierait, ce qui est une doctrine après tout soutenable. S’il a rencontré dans sa vie une madame Chalmin, assurément il ne l’a point méprisée ; elle l’a intéressé seulement comme un animal féminin richement doté par la nature, et qui détiendrait, si j’ose ainsi dire, le record de son sexe…

Un écueil était à éviter, dans un livre où il y a, presque à chaque page, une scène de chair dont un des acteurs ne varie point : la monotonie. L’auteur l’a évité. Une Femme n’est aucunement monotone, bien que rédigé en une curieuse forme de procès-verbal littéraire, avec un minimum de pittoresque et de réflexions. La partie comique est importante : comique normand, résultant de l’inconscience des personnages dans la perversité ou de leur ridicule dans le sentiment. Je le répète, Une Femme, est un des romans les plus amusants qu’on ait écrits depuis une dizaine d’années.

Maintenant, quel thème de rêve fournira-t-il au lecteur ? C’est ici ma querelle avec M. Leblanc. Une Femme peut suggérer des rêves, mais j’ai peur que ces rêves soient exclusivement d’ordre physiologique. Dans les deux premières parties du livre, nous n’assistons absolument qu’au remous de désirs que peut soulever autour de soi un corps de femme, en une grande ville de province. Cela n’est pas sans intérêt, je l’accorde : mais notre humanité est faite ainsi, que de tels spectacles l’agitent plutôt par l’envie de s’y associer, de les imiter, que par celle de les classer scientifiquement. Or, si c’est une belle tâche pour un romancier de répandre le goût de l’amour, de prêcher l’abnégation, cœur et corps, d’un sexe au bénéfice de l’autre, j’aime moins la prédication de lubricité, sans plus. J’entends bien que M. Leblanc se rebelle contre ce mot de prédication, et proteste n’avoir rien prêché. N’empêche qu’il faut conseiller à ceux qui liront Une Femme d’assurer par un acte énergique de volonté, avant d’ouvrir le livre, leur imagination contre les tentations déshonnêtes.

Essayons enfin de dégager l’enseignement général du livre, les formules ou, si vous voulez, les recettes de vie qui s’en peuvent extraire. Elles ne diffèrent pas sensiblement de celles qui furent toute la philosophie des romanciers naturalistes, de ceux qui fleurirent à la belle époque de Médan. Toute responsabilité est enlevée à l’activité humaine : nous voyons madame Chalmin, après s’être prostituée durant deux cent quarante-neuf pages, redevenir honnête à la page 250, par suite d’un accident de matrice. Cette philosophie n’est point la mienne : j’estime que nous avons, sauf quelques-uns que la médecine appelle des dégénérés, notre moralité entre nos mains, ou du moins qu’il dépend de ceux qui ne sont pas, par naissance, des invertis, de ne point devenir des pervertis. Mais on peut loyalement être convaincu du contraire, et je ne chicanerai pas M. Leblanc, justement parce qu’il me semble convaincu. Cette conviction fait même de son livre une des œuvres les plus douloureusement pessimistes qui se puissent lire : un pessimisme résigné, sans colère, sans déclamation, l’émanation même d’un cœur. Oh ! le triste viatique pour marcher dans la vie ! Ainsi, tous les gens autour de nous, hommes et femmes, sont ces sexuels sans tendresse, sans dévouement, sans remords ?… (Je dis tous et j’en ai le droit ; il y a une cinquantaine de personnages dans Une Femme ; je puis conclure à un échantillonnage complet de la bourgeoisie rouennaise)… Ainsi, la fidélité, l’infidélité des femmes les mieux aimées, c’est une question de pathologie lombaire ?… Ainsi dix ans de charnalité peuvent mener une femme à l’honnêteté finale, à la rentrée dans l’estime d’autrui et de soi ?… Telles sont les formules générales qui se dégagent du livre de M. Leblanc. Je les crois trompeuses. Certes, libertins, menteurs, égoïstes, la moyenne des hommes et des femmes sont tout cela dans la moyenne de leurs actes : mais la plupart, justement par la grâce de l’amour, sont capables de fidélité, de sincérité, de dévouement… Ces minutes supérieures de la vie humaine, les oublier, les nier, c’est une convention aussi choquante que de montrer des êtres seulement bons et chastes et toujours tels. Et pour satisfaire le triple appétit que je signalais tout à l’heure chez le lecteur, — peut-être, puisque le conteur est libre de son choix, vaut-il mieux choisir les situations qui mettent en jeu précisément les aptitudes supérieures de l’humanité moyenne, et peindre ce qu’on peut appeler le Romanesque du réel.

… En commençant, je demandais : « Que nous apporte ce nouveau livre d’un nouvel auteur ? » On voit qu’il nous apporte la floraison tardive, vigoureuse dans son étrangeté, d’une sève que, pour ma part, je croyais morte. Cette fleur de sensualisme exaspéré et de pessimisme essentiel, je voudrais qu’elle fût cueillie par beaucoup, — elle le mérite par ses vives couleurs et sa forme, — mais je souhaite qu’on la touche et qu’on la respire avec prudence : car elle est dangereuse.

MARCEL PRÉVOST