À propos d’un exemplaire des Maximes
C’est une question qui souvent a piqué la curiosité de savoir si l’étroite liaison de La Rochefoucauld avec Mme de La Fayette n’aurait pas exercé sur lui quelque influence adoucissante. Souvent, en particulier, on s’est demandé si l’opinion défavorable que l’auteur des Maximes entretenait des femmes n’aurait’ pas été modifiée par l’amie toute-puissante dont la modestie aimait à répéter : « M. de La Rochefoucauld m’a donné de l’esprit, mais j’ai refusé son cœur. » D’ingénieux commentateurs se sont exercés sur ce sujet, et, dans les cinq éditions des Maximes qui se sont succédé du vivant même de La Rochefoucauld, ils ont cru reconnaître certaines variantes que Mme de La Fayette aurait bien pu inspirer. D’autres se sont au contraire étonnés, avec plus de raison, je le crois, que cette influence ne se soit pas fait davantage sentir et que les Maximes n’en portent aucune trace bien apparente. Mais ce qui serait plus intéressant encore à connaître, ce serait le véritable jugement de Mme de La Fayette sur les Maximes, — j’entends non pas un jugement général comme celui qu’elle a pu porter, à la suite d’une première lecture, dans un billet à Mme de Sablé que nous possédons, mais un jugement explicite sur chacune des maximes en particulier. On aura peine à me croire si je dis que nous sommes peut-être en possession de ce trésor, et que cependant, soit scrupule, soit inadvertance, les biographes de Mme de La Fayette se sont jusqu’à présent abstenus d’y puiser. M. Aimé Martin en publiant son édition des Maximes de La Rochefoucauld, en 1822, avait bien révélé l’existence d’un exemplaire des Maximes « enrichi, disait-il, de notes attribuées à Mme de La Fayette, » et qui lui aurait été communiqué par M. de Cayrol, membre de la chambre des députés sous la restauration et bibliophile bien connu. En réalité (le catalogue de sa bibliothèque, vendue en 1861, en fait foi), M. de Cayrol n’avait fait que transcrire ces notes sur une édition de 1678, d’après un autre exemplaire où il les avait trouvées en original, mais qui n’était pas demeuré sa propriété. M. Aimé Martin avait fait choix, d’après l’exemplaire Cayrol, d’un certain nombre de ces notes (exactement trente-huit), qu’il comptait joindre à son édition. Mais il fut pris sans doute de scrupule, car il n’y a, dit Brunet dans son Manuel du libraire, que vingt-trois exemplaires de l’édition Aimé Martin auxquels on les trouve jointes. Dans l’édition des Maximes préparée par Duplessis, que le libraire Jannet a fait paraître en 1853, ces notes sont attribuées à un contemporain, l’attribution à Mme de La Fayette ayant paru hasardée à Duplessis. Mais Duplessis ne s’est pas borné au choix d’Aimé Martin, et il les a toutes publiées, vraisemblablement d’après l’exemplaire de Cayrol. Dans sa Vie de Mme de Sablé, publiée en 1858, M. Cousin s’est inscrit en faux contre la tradition qui attribuait ces notes à Mme de La Fayette en donnant des raisons dont je discuterai tout à l’heure le bien fondé. Mais il reconnaissait n’avoir jamais eu communication de l’original de ces notes et n’en juger que par le choix d’Aimé Martin ; la publication de Duplessis semble lui avoir échappé. Plus heureux que M. Cousin, et probablement que Duplessis, j’ai entre les mains, à l’heure où j’écris, l’exemplaire d’après lequel M. de Cayrol a copié ces notes. Je le tiens d’un aimable et érudit bibliophile en la possession duquel le hasard des ventes publiques l’a fait parvenir il y a longtemps déjà, et qui ne me permet point de le nommer. Sur la garde de ce petit volume est écrit, d’une encre et d’une écriture évidemment très anciennes : « Peu de temps avant sa mort, Mme de La Fayette, en relisant les Maximes de La Rochefoucauld, avec lequel elle avait été liée de l’amitié la plus étroite, écrivit en marge ses observations. Cet exemplaire a été trouvé, à la mort de M. l’abbé de La Fayette, son fils, parmi les livres de sa bibliothèque. » Ainsi ce n’est pas, comme l’a cru M. Cousin, une tradition plus ou moins vague, c’est une affirmation formelle qui attribue à Mme de La Fayette les observations écrites en marge de ce petit volume et qui indique l’origine du volume lui-même, affirmation dont il n’y a aucune raison de suspecter la bonne foi. Ce qui demeure nécessaire, c’est d’en démontrer le bien fondé. J’exposerai dans un instant les raisons qu’il y a, tout à la fois, d’en douter et d’y croire, mais je serai plus à mon aise pour le faire si l’on me permet à ce propos de remettre pour un instant en scène La Rochefoucauld et Mme de La Fayette eux-mêmes, et de dire mon sentiment sur la nature de leur commerce.
Les biographes de Mme de La Fayette n’ont pu, jusqu’à présent, s’entendre sur la date à laquelle on doit faire remonter son entrée en relations avec La Rochefoucauld. Les uns, prenant à la lettre cette assertion de Segrais que leur amitié aurait duré vingt-cinq ans, la font commencer (La Rochefoucauld étant mort en 1680), dès 1655, c’est-à-dire dès l’année même du mariage de Mme de La Fayette. Les autres fixent, au contraire, ce commencement à dix ans plus tard, c’est-à-dire précisément vers l’époque de la publication des Maximes ; mais les uns et les autres sont d’accord pour tirer de la fixation de cette date les conséquences les plus graves. Si Mme de La Fayette n’a connu La Rochefoucauld qu’en 1665, le sentiment qu’elle a éprouvé pour lui était de l’amitié ; mais si elle l’a connu dès 1655, alors c’était de l’amour. Quel que soit mon respect pour l’art de vérifier les dates, j’avoue qu’en cette matière il ne me paraît guère trouver son application. Dût-on parvenir à démontrer que Mme de La Fayette n’a connu La Rochefoucauld qu’en 1665, c’est-à-dire lorsqu’elle avait trente et un ans et qu’il en avait cinquante, la question ne me paraîtrait pas absolument tranchée pour cela. En effet, chronologie à part, une chose est certaine : c’est que La Rochefoucauld s’est emparé peu à peu de l’âme et de l’esprit de Mme de La Fayette, c’est que leurs deux existences, moralement et presque matériellement confondues, en sont arrivées, aux yeux de leurs contemporains, à n’en plus faire, en quelque sorte, qu’une seule ; c’est que, depuis la mort de La Rochefoucauld, Mme de La Fayette n’a plus vécu que d’une vie incomplète et mutilée. Si c’est là de l’amitié, je le veux bien, mais il faut convenir que cette amitié ressemblait furieusement à l’amour. Est-ce à dire, cependant, que leur relation fût de même nature que la célèbre liaison de La Rochefoucauld avec Mme de Longueville ? Je ne le crois pas non plus, et j’en vais dire mes raisons, bien qu’il y ait, j’en tombe d’accord, quelque lourdeur à s’appesantir sur des distinctions de cette nature. Mais dans leurs disputes, les biographes de Mme de La Fayette n’ont pas manqué de le faire, et on ne saurait le leur reprocher, car, en dépit de tous les sophismes, non-seulement les consciences droites, mais encore les imaginations délicates accorderont toujours la préférence aux femmes qui n’ont jamais perdu le droit au respect sur celles qui n’ont de titres qu’à l’indulgence. Je suis donc condamné à être un peu lourd à mon tour.
Tranchons d’abord, ou, du moins, éclaircissons s’il se peut cette question de date. Sans prendre absolument au pied de la lettre les « vingt-cinq années » de Segrais, je ne crois pas cependant qu’il soit possible de retarder jusqu’aux environs de l’année 1665 l’époque où Mme de La Fayette a connu La Rochefoucauld. Il ne me paraît guère probable en effet que, durant ces années brillantes de monde et de cour qui suivirent son mariage, elle ne l’ait jamais rencontré soit à Versailles, où l’ancien frondeur n’avait pas renoncé à recouvrer tout crédit, soit chez Madame, au Palais-Royal ou à Saint-Cloud, soit encore dans quelque salon qu’ils auraient fréquenté tous les deux. Je m’imagine, sans beaucoup de fondement je l’avoue, que cette rencontre dut prendre place chez Amalthée, c’est-à-dire chez Mme du Plessis-Guénégaud, cette amie commune de Mme de La Fayette et de Mme de Sévigné, qui visait un peu à remplacer Mme de Rambouillet et qui, dans son hôtel, bâti sur l’emplacement de l’ancien hôtel de Nevers (c’est là que se trouve aujourd’hui la Monnaie), recevait comme elle les beaux esprits. Racine y devait lire pour la première fois, en 1665, sa tragédie d’Alexandre, et on sait qu’à cette lecture Mme de La Fayette et La Rochefoucauld assistaient tous les deux. La première fois que Mme de La Fayette vit La Rochefoucauld, il est impossible qu’elle ne l’ait pas remarqué. Il portait un des plus grands noms de France ; il avait été mêlé à des aventures célèbres et la plus belle femme de son temps l’avait aimé. Il est vrai qu’il marchait vers la cinquantaine, mais s’il faut en croire son portrait peint par lui-même qui date précisément de cette époque (1659), il avait encore les yeux noirs, les sourcils épais, mais bien tournés, la taille libre et bien proportionnée, les dents blanches et passablement bien rangées, les cheveux noirs, naturellement frisés et « avec cela assez épais et assez longs pour pouvoir prétendre en belle tête. » Il pouvait donc plaire encore, et la goutte, qui devait plus tard le travailler si fortement, n’avait point encore fait des siennes. Quant à son humeur, si nous en jugeons d’après son propre dire, bien qu’il eût quelque chose de fier et de chagrin dans la mine, ce qui faisait croire à la plupart des gens qu’il était méprisant, il assure qu’il ne l’était point du tout. En tout cas, il était d’une civilité fort exacte parmi les femmes et ne croyait pas avoir jamais rien dit devant elles qui leur eût pu faire de la peine. Lorsqu’elles avaient l’esprit bien fait, il aimait mieux leur conversation que celle des hommes. Quant à l’état de son cœur, il faut l’en laisser parler en propres termes : « Pour galant, je l’ai été un peu autrefois ; présentement, je ne le suis plus, quelque jeune que je sois. J’ai renoncé aux fleurettes et je m’étonne seulement de ce qu’il y a encore tant d’honnêtes gens qui s’occupent à en débiter. J’approuve extrêmement les belles passions, elles marquent la grandeur de l’âme, et, quoique dans les inquiétudes qu’elles donnent il y ait quelque chose de contraire à la sévère sagesse, elles s’accommodent si bien d’ailleurs avec la plus austère vertu que je crois qu’on ne les saurait condamner avec justice. Moi qui connais tout ce qu’il y a de délicat et de fort dans les grands sentimens de l’amour, si jamais je viens à aimer, ce sera assurément de cette sorte ; mais de la façon dont je suis, je ne crois pas que cette connaissance que j’ai me passe jamais de l’esprit au cœur. »
A l’époque où La Rochefoucauld traçait ainsi son propre portrait, il avait quarante-six ans. Mme de La Fayette en avait vingt-cinq. Elle était la femme d’un mari « qui l’adorait et qu’elle aimait fort[1], » c’est-à-dire qu’elle n’aimait pas du tout, novice par conséquent à l’amour, mais née pour le ressentir, sensible à tout ce qui était spirituel, élégant, chevaleresque. La Rochefoucauld était, ou du moins passait pour tel. Comment croire que du premier coup elle n’ait pas été touchée, mais touchée cependant d’une façon discrète qui, dès le début, ne fit pas sentir tous ses effets ? Il y a dans Zaÿde une bien jolie conversation entre trois grands seigneurs espagnols sur les différentes manières dont peut naître l’amour. L’un d’eux finit par dire : « Je crois que les inclinations naturelles se font sentir dans les premiers momens et les passions qui ne viennent que par le temps ne se peuvent appeler de véritables passions. » Dom Garcie n’aurait-il pas à la fois tort et raison ? Oui, les inclinations naturelles se font sentir dès les premiers momens, mais bien souvent c’est le temps qui les transforme en passions véritables. Quelques années s’écoulèrent, en effet, entre Mme de La Fayette et La Rochefoucauld, d’une relation indécise qu’elle-même qualifie d’une façon assez piquante dans une lettre à Ménage, qui est de 1663. Ménage lui ayant transmis quelques propos flatteurs de La Rochefoucauld, peut-être à l’occasion de la princesse de Montpensier qui venait de paraître, elle lui répond : « Je suis fort obligé à M. de La Rochefoucauld de son sentiment. C’est un effet de la belle sympathie qui est entre nous. » Cette belle sympathie qu’elle avouait déjà devait bientôt la conduire plus loin qu’elle ne prévoyait elle-même. Mais l’emploi même de ce mot dont un usage trop fréquent a fait oublier le sens si touchant, puisqu’il signifie « souffrance ensemble, » indique cependant qu’à cette date une intimité véritable ne régnait pas encore entre eux. Aussi ne iut-elle pas au nombre des personnes auxquelles, en cette même année 1663, La Rochefoucauld prêta le manuscrit des Maximes, encore inédites, pour recueillir leur sentiment. Si elle en eut connaissance, ce fut par une lecture publique que Mme du Plessis-Guénégaud en donna au château de Fresnes. A peine cette lecture terminée, elle écrivit à Mme de Sablé, qui avait prêté le manuscrit à Mme du Plessis : « Ah ! madame ! quelle corruption il faut avoir dans l’esprit et dans le cœur pour être capable d’imaginer tout cela. J’en suis si épouvantée que je vous assure que, si les plaisanteries étaient des choses sérieuses, de telles maximes gâteraient plus ses affaires que tous les potages qu’il mangea chez vous l’autre jour. » Le cri que cette lecture arrache à Mme de La Fayette n’est-il pas la preuve du trouble intérieur auquel elle est déjà en proie ? Elle est épouvantée de la corruption qu’elle découvre chez l’homme pour lequel elle éprouve cette belle sympathie, Quoi ! est-ce véritablement sur ces Maximes qu’il faut juger et de son esprit et de son cœur ? Elle n’en veut rien croire. Ce sont plaisanteries et non point choses sérieuses ; s’il en était autrement, cela gâterait plus les affaires de La Rochefoucauld que tous les potages qu’il mangea certain soir chez Mme de Sablé.
Cette phrase, un peu énigmatique, donne à penser que les assiduités de La Rochefoucauld auprès de Mme de La Fayette n’avaient point échappé à Mme de Sablé et que celle-ci en plaisantait peut-être un peu. La découverte de cette corruption ne paraît cependant pas avoir fait tort à La Rochefoucauld dans l’esprit de Mme de La Fayette. Parfois il arrive, en effet, qu’un je ne sais quoi nous intéresse et nous attache aux êtres qui nous paraissent valoir mieux que leur conduite et que leur vie. Notre imagination les voit non pas tels qu’ils sont, mais tels qu’ils auraient pu être ; nous passons leurs défauts au compte des circonstances et nous leur faisons crédit des qualités qu’ils auraient pu avoir. Quoi qu’il en soit, ce nouveau sentiment de La Rochefoucauld commençait à n’être plus un mystère. On en était informé jusque dans ces couvens mondains où pénétraient les échos de la ville et de la cour. C’est ainsi que l’abbesse de Malnoue, Éléonore de Rohan, y faisait allusion dans une lettre qu’elle écrivait à La Rochefoucauld, toujours à propos de ces Maximes qui circulaient inédites. Elle se plaint qu’il y ait mal parlé des femmes, et elle ajoute : « Il me semble que Mme de La Fayette et moi méritions bien que vous ayez meilleure opinion du sexe en général. » — L’abbesse au surplus n’y voyait point de mal, sans quoi, personne d’esprit libre, mais de mœurs irréprochables, elle n’aurait point fait elle-même le rapprochement. Mais le bruit qui commençait à se faire autour de cette liaison ne laissait pas de préoccuper et d’agiter Mme de La Fayette. Nous en avons la preuve dans une bien curieuse lettre adressée par elle, en 1666, à Mme de Sablé, lettre que Sainte-Beuve a, pour la première fois, non pas, comme il le croyait, publiée, car elle l’avait été déjà par Delort dans ses Voyages aux environs de Paris, mais mise en lumière. Il la faut, comme lui, citer tout entière, en se rappelant, pour en bien comprendre tout l’intérêt, que le jeune comte de Saint-Paul, dont il va être si longuement question, était ce fils de Mme de Longueville, dont au su de tout le monde La Rochefoucauld était le père :
« M. le comte de Saint-Paul sort de céans, et nous avons parlé de vous, une heure durant, comme vous savez que j’en sais parler. Nous avons aussi parlé d’un homme que je prends toujours la liberté de mettre en comparaison avec vous pour l’agrément de l’esprit. Je ne sais si la comparaison vous offense ; mais, quand elle vous offenserait dans la bouche d’un autre, elle est une grande louange dans la mienne, si tout ce qu’on dit est vrai. J’ai bien vu que M. le comte de Saint-Paul avait ouï parler de ces détails, et j’y suis un peu entré avec lui. Mais j’ai peur qu’il n’ait pris tout sérieusement ce que je lui en ai dit. Je vous conjure, la première fois que vous le verrez, de lui parler de vous-même de ces bruits-là. Cela viendra aisément à propos, car je lui ai parlé des Maximes, et il vous le dira sans doute. Mais je vous prie de lui en parler comme il faut pour lui mettre dans la tête que ce n’est autre chose qu’une plaisanterie, et je ne suis pas assez assurée de ce que vous en pensez pour répondre que vous direz bien, et je pense qu’il faudrait commencer par persuader l’ambassadeur. Néanmoins, il faut s’en fier à votre habileté. Elle est au-dessus des maximes ordinaires ; mais enfin, persuadez-le. Je hais comme la mort que les gens de son âge puissent croire que j’ai des galanteries. Il semble qu’on leur parait cent ans dès qu’on est plus vieille qu’eux, et ils sont tout propres à s’étonner qu’il soit encore question des gens, et, de plus, il croirait plus aisément ce qu’on lui dirait de M. de La Rochefoucauld que d’un autre. Enfin, je ne veux pas qu’il en pense rien, sinon qu’il est de mes amis, et je vous prie de n’oublier non plus de lui ôter cela de la tête, si tant est qu’il l’ait, que j’ai oublié votre message. Cela n’est pas très généreux à moi de vous faire souvenir d’un service en vous en demandant un autre.
« En post-scriptum. — Je ne veux pas oublier de vous dire que j’ai trouvé terriblement de l’esprit au comte de Saint-Paul. »
Je ne sais jusqu’à quel point, après lecture de cette lettre, l’ambassadeur demeura persuadé ; mais il faut convenir que jamais pièce diplomatique ne fut moins convaincante. Comme cette lettre montre bien, au contraire, l’état d’agitation où se trouvait alors l’âme de Mme de La Fayette ! Elle ne veut point qu’on se trompe sur la nature de ses sentimens pour La Rochefoucauld. Elle a horreur de l’idée qu’on pourrait croire à une galanterie et, en même temps, elle ne peut s’empêcher de regretter qu’aux yeux d’un jeune homme comme le comte de Saint-Paul une femme de son âge paraisse déjà cent ans. À trente-deux ans, on n’est pas cependant si vieille qu’on ne puisse encore inspirer l’amour. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit avec M. de La Rochefoucauld. Elle ne veut pas que M. le comte de Saint-Paul ni Mme de Sablé en pensent rien, sinon qu’il est de ses amis. Pour cela, elle ne le nie pas ; aussi bien, ’on ne l’en croirait plus.
Quelques années s’écoulent encore, et de cette relation les amis d’abord, les indifférens ensuite, continuent à causer, à jaser même, d’abord à demi-voix, puis ensuite tout haut. Le bruit en arrive jusqu’à Bussy, au fond de sa province, dans son château où il se morfond. Toujours à l’affût du scandale, il s’empresse d’en écrire à Mlle de Scudéry, et voici comme elle lui répond : « M. de La Rochefoucauld vit fort honnêtement avec Mme de La Fayette. Il n’y paraît que de l’amitié. Enfin, la crainte de Dieu de part et d’autre, et peut-être la politique, ont coupé les ailes à l’amour. Elle est sa favorite et sa première amie. » Nous sommes en 1671. Que s’est-il donc passé en ces cinq années pour que Mlle de Scudéry soit en droit de dire que Mme de La Fayette vit, fort honnêtement, il est vrai, mais enfin qu’elle vit avec M. de La Rochefoucauld ? Ce qui s’est passé ? Probablement un de ces drames obscurs dont au XVIIe siècle, non moins souvent que de nos jours, les cœurs de femmes étaient le théâtre, sans que des romanciers se tinssent à l’affût pour en décrire les péripéties. Loin que ces années marquent dans la vie de Mme de La Fayette une période de bonheur et d’enivrement, j’imagine, au contraire, qu’elles furent un temps de lutte et de souffrance. Elle avait sensiblement dépassé la trentaine, et si les femmes doivent à Balzac de pouvoir consacrer à l’amour dix années de plus qu’il ne leur était permis autrefois, c’est dans le roman et non dans la réalité, car de tout temps ces années où la jeunesse commence à s’enfuir, où la beauté reçoit parfois ses premières atteintes, ont été les plus redoutables pour les femmes qui n’ont point encore aimé. Mme de La Fayette était de celles-là : cette invasion de l’amour dans sa vie dut y introduire un trouble d’autant plus grand qu’elle était plus inattendue. Avant de faire à ce sentiment nouveau la place qu’il exigeait et de lui marquer en même temps sa limite, elle dut engager, peut-être avec elle-même, un de ces combats où la victoire n’est pas moins douloureuse que la défaite. La crainte de Dieu et la politique, — entendez par là le soin de sa réputation, — ont pu venir à son aide ; mais ces considérations n’étaient pas, la première surtout, pour agir beaucoup sur La Rochefoucauld. Le fier amant de Mme de Longueville n’a pas dû se résigner facilement à ce que Mme de La Fayette demeurât seulement sa favorite et sa première amie. Il avait bien pu écrire, quelques années auparavant, que les belles passions s’accommodent avec la plus austère vertu ; mais lorsque la connaissance des grands sentimens de l’amour eut passé, chez lui, de l’esprit au cœur, et lorsqu’il s’agit de se plier lui-même à cet accommodement, l’épreuve dut lui sembler nouvelle autant que difficile. Il n’a pas dû accepter sans révolte que Mme de La Fayette coupât les ailes (si ce sont des ailes) à l’amour. Pareil retranchement ne s’opère pas, en tout cas, sans souffrance, et celle qui l’impose en peut saigner autant que celui qui le subit. Nous en croirons cependant Mlle de Scudéry sur parole, et non pas une vilaine chanson sur le Berger Foucault et la nymphe Sagiette, qui circula sous main à cette époque, et dont, je l’espère, Mme de La Fayette n’a jamais eu connaissance, car sa délicatesse en aurait étrangement souffert. Une seule chose pourrait étonner, c’est qu’après s’être défendue, comme nous l’avons vue faire dans sa lettre à Mme de Sablé, Mme de La Fayette eût, en quelques années, à ce point changé d’attitude que sa liaison avec La Rochefoucauld fût devenue publique. J’y trouve cependant une explication à laquelle les différens biographes de Mme de La Fayette n’ont pas prêté, suivant moi, une attention suffisante. Ce fut seulement en 1668 (ou 1669) que mourut Catherine de Vivonne, cette épouse fidèle, mais délaissée, qu’entre temps La Rochefoucauld avait cependant rendue mère de huit enfans, et qui, au moment de la blessure reçue par son mari au service de Mme de Longueville, écrivait à Lenet, avec une résignation si touchante : « Sa santé est si mauvaise, qu’il a cru que je lui pourrai aider en quelque petite chose à supporter son chagrin. » Ils étaient donc libres tous deux, car Mme de La Fayette était veuve depuis quelques années déjà. Elle pouvait sans remords occuper dans la vie intime de La Rochefoucauld cette place qu’une femme d’honneur ne disputera jamais à l’épouse. Et si cette sorte de mariage moral, dont La Rochefoucauld dut se contenter, paraissait à quelques rigoristes un accommodement encore blâmable, je leur répondrai par ce propos, que Mme de La Fayette tenait un jour gaîment sur elle-même : « A-t-on gagé d’être parfaite ? »
Mais la preuve, me dira-t-on, la preuve de ce roman d’amour et de vertu qu’à la plus grande gloire de Mme de La Fayette, vous ne craignez pas d’imaginer ? La preuve : je confesse qu’il n’y en a point, et par une bonne raison, ajouterai-je, c’est qu’en matière négative (comme on dit dans la langue du droit) il ne saurait y en avoir. C’est affaire de conviction, qui se forme en étudiant la nature d’une personne, sa vie et son milieu. Que pareille conception de la vie à deux ait pu être imposée par Mme de La Fayette à La Rochefoucauld et acceptée par lui avec plus ou moins de résistance, l’aventure est moins étrange au XVIIe qu’elle ne le serait au XIXe siècle. Bien que le fond de la nature humaine, ses appétits, ses révoltes, soient les mêmes en tous les siècles, cependant les hommes et les femmes d’une génération entendent toujours plus ou moins l’amour à la façon dont les romans chéris de leur jeunesse l’ont représenté à leur imagination. C’est d’après ces romans que les femmes surtout se façonnent leur idéal de la vie et qu’elles s’efforcent plus ou moins de le réaliser. Il ne faut pas oublier que Mme de La Fayette était d’un temps où les femmes se nourrissaient du Grand Cyrus, comme il y a quelque soixante ans elles se nourrissaient d’Indiana et de Valentine, comme aujourd’hui elles se nourrissent de Notre cœur ou de Cœur de femme. Or, veut-on savoir comment le Grand Cyrus leur enseignait l’amour ? Qu’on me permette de citer cette conversation un peu longue, mais bien jolie, entre Sapho et Cydnon :
SAPHO. — Les dieux, qui n’ont jamais rien fait en vain, n’ont pas mis inutilement dans notre âme une certaine disposition aimante qui se trouve encore beaucoup plus forte dans les cœurs bien faits que dans les autres. Mais, Cydnon, la difficulté est de régler ce sentiment, de bien choisir celui pour qui on le veut avoir et de le conduire si discrètement que la médisance ne le trouble pas ; mais à cela près il est certain que je conçois bien qu’il n’y a rien de si doux que d’être aimée par une personne que l’on aime, et il faut enfin avouer que qui ne connaît pas ce je ne sais quoi qui redouble tous les plaisirs et qui sait même l’art de donner quelque douceur à l’inquiétude, ne connaît pas jusqu’où peut aller la joie.
CYDNON. — Mais encore, Sapho, dites-moi un peu plus précisément comment vous voulez être aimée ?
SAPHO. — J’entends qu’on m’aime ardemment, qu’on n’aime que moi et qu’on m’aime avec respect. Je veux même que cet amour soit un amour tendre et sensible qui se fasse de grands plaisirs de fort petites choses, qui ait la solidité de l’amitié, et qui soit fondé sur l’estime et sur l’inclination. Je veux, de plus, que cet amant soit fidèle et sincère ; je veux encore qu’il n’ait ni confident, ni confidente de sa passion et qu’il renferme si bien dans son cœur tous les sentimens de son amour, que je puisse me vanter d’être seule à le savoir. Enfin, ma chère Cydnon, je veux un amant sans vouloir un mari, et je veux un amant qui, se contentant de la possession de mon cœur, m’aime jusqu’à la mort, car si je n’en trouve un de cette sorte, je n’en veux point. »
Sapho n’a point converti sans doute toutes les lectrices du Grand Cyrus à cette doctrine exigeante. Mandane, c’est-à-dire Mme de Longueville, lui a donné un éclatant démenti ; mais Félicienne, c’est-à-dire Mme de La Fayette (c’était son nom de précieuse), était, au prix de quelque effort, plus digne de la comprendre. J’en trouverais au besoin une nouvelle preuve dans la Princesse de Clèves, cet admirable roman de l’amour vaincu par le devoir, qui, parmi tous les autres écrits de Mme de La Fayette, montre la supériorité de l’œuvre sentie et vécue sur l’œuvre d’imagination et de fantaisie. Enfin, par surcroît, j’invoquerai le témoignage de La Rochefoucauld lui-même. Ce n’est pas qu’il se soit jamais expliqué avec personne sur sa relation avec Mme de La Fayette, car, a fort resserré (comme il disait en parlant de lui-même), avec ceux qu’il ne connaissait pas, et pas même extrêmement ouvert avec la plupart de ceux qu’il connaissait, » ce n’était pas sur un point aussi délicat qu’il se serait départi de sa réserve. Dans toute sa correspondance, fort peu volumineuse du reste, le nom de Mme de La Fayette n’est prononcé que quatre fois et de la façon la plus indifférente, sauf dans une lettre à Guitaut datée de 1664, où il dit fort sobrement : « Je parle souvent de vous avec ma voisine ; elle m’est d’un grand secours[2]. » Mais sans se confier, on se trahit parfois, et c’est peut-être ce qui est arrivé à La Rochefoucauld. Parmi ses Maximes, il y en a peu de plus célèbres que la CCXXe : « La vanité, la honte, et surtout le tempérament, font souvent la valeur des hommes et la vertu des femmes. » Or, dans l’édition de 1665, cette maxime n’est point ainsi rédigée. Elle ne s’applique qu’aux hommes, et ces mots : « la vertu des femmes, » ne s’y trouvent pas. Ils ont été rajoutés par La Rochefoucauld dans l’édition suivante, qui est de 1666. Dans cette addition ne faut-il pas lire la mauvaise humeur d’un homme irrité des résistances qu’il rencontre et qui se venge par un sarcasme ? La maxime a fait fortune et le sarcasme est resté. Mais si La Rochefoucauld n’avait été retenu par un peu de fausse honte à laquelle il était sujet, j’imagine que quelques années plus tard il aurait rendu à Mme de La Fayette l’hommage de l’effacer[3].
Cet hommage, La Rochefoucauld l’a payé au reste à Mme de La Fayette, mais d’une autre manière. C’est à M. Cousin que nous en devons la découverte. En fouillant dans les papiers de Vallant, qui lui ont servi à composer son histoire de Mme de Sablé, il a découvert quelques lignes écrites sur un morceau de papier, de la main de La Rochefoucauld, qu’il a publiées comme inédites. Les voici : u J’ai cessé d’aimer toutes celles qui m’ont aimé et j’adore Zaÿde, qui me méprise. Est-ce sa beauté qui produit un effet si extraordinaire ou si ses rigueurs causent mon attachement ? Serait-il possible que j’eusse un si bizarre sentiment dans le cœur et que le seul moyen de m’attacher fût de ne m’aimer pas ? Ah ! Zaÿde, ne serai-je jamais assez heureux pour être en état de connaître si ce sont vos charmes ou vos rigueurs qui m’attachent à vous ? » Mais M. Cousin, que nous allons trouver tout à l’heure si méfiant en matière d’attribution, a commis ici une singulière méprise. Il a cru mettre la main sur une lettre, ou du moins le brouillon d’une lettre adressée par La Rochefoucauld à Mme de La Fayette, sous le nom de Zaÿde. Il ne s’est pas aperçu que c’était tout simplement, à quelques variantes près, un passage du roman de Zaÿde. De ce passage, La Rochefoucauld serait donc le véritable auteur, et Mme de La Fayette n’aurait fait que l’insérer après l’avoir retouché et abrégé.
Zaÿde a paru en 1670. La composition en remonte donc aux années précédentes, c’est-à-dire, précisément à celles où Mme de La Fayette réglait, non sans orages peut-être, ses relations avec La Rochefoucauld. Lorsque La Rochefoucauld met ces plaintes et cet aveu dans la bouche du prince Alamir, lorsqu’il le fait se plaindre des rigueurs de Zaÿde et reconnaître en même temps que ces rigueurs sont précisément ce qui l’attache à elle, n’est-ce pas lui-même qui parle et dont il dépeint les sentimens ? S’il en était autrement, pourquoi aurait-il écrit ce passage de sa main, et pourquoi l’aurait-il proposé à l’auteur de Zaÿde ? Enfin de tout ceci nous trouverons peut-être, en cherchant bien, la confirmation dans les notes de ce petit volume dont j’ai parlé en commençant, et c’est là mon excuse pour cette dissertation, moins oiseuse, par conséquent, qu’elle n’a dû le paraître au premier abord.
Je n’insisterai pas sur la mention, inconnue de Duplessis et de M. Cousin, qui attribue formellement ces annotations à Mme de La Fayette et qui fait venir ce volume de la bibliothèque de son fils l’abbé, mention capitale, car à en juger par l’ancienneté de l’écriture, elle peut parfaitement émaner d’un contemporain de l’abbé. Quant à l’édition, c’est celle (bien connue des différens éditeurs de La Rochefoucauld) que Barbin fit paraître en 1693. Mme de La Fayette étant morte dans les derniers jours de mai de cette même année, la date de l’édition confirme bien la mention portée sur la garde du volume, que ces observations furent écrites en marge par Mme de La Fayette l’année de sa mort. Il y a cependant une petite difficulté. Si le permis d’imprimer est du 2 janvier 1693, l’achevé d’imprimer n’est que du 3 septembre. Le livre même n’a donc été mis en vente qu’après la mort de Mme de La Fayette. Mais il n’est point invraisemblable de supposer que Barbin ait communiqué ce que nous appelons aujourd’hui les bonnes feuilles à Mme de La Fayette, qui peut-être avait corrigé les précédentes épreuves. C’était la première édition des Maximes qui parût depuis la mort de La Rochefoucauld, et Barbin devait attacher beaucoup d’importance à ce qu’elle fût correcte. Le fils de La Rochefoucauld, grand maître de la garde-robe, retenu par sa charge à Versailles dont il ne bougeait guère, n’était pas homme à y donner beaucoup de temps. Rien de plus naturel que Barbin, éditeur de Mme de La Fayette elle-même, lui ait communiqué ces épreuves et qu’il ait pris ses conseils, tout comme un siècle plus tard les amis de Buffon prenaient les conseils de Mme Necker sur tout ce qui concernait la mémoire du grand homme. Une preuve assez forte vient à l’appui de cette supposition. C’est une singularité de pagination. L’édition de 1693 est la première à laquelle aient été ajoutées cinquante maximes posthumes trouvées dans les papiers de La Rochefoucauld. Les treize feuillets qui contiennent ces maximes et qui auraient dû naturellement venir à la suite, sont au contraire en tête du volume. Mais ils ne portent aucun numéro de pagination. C’est donc qu’ils ont été imprimés après coup. Or ce sont les seuls qui ne portent aucune annotation. Vraisemblablement l’impression en aura eu lieu après la mort de Mme de La Fayette et aura retardé jusqu’en septembre 1693 l’achevé d’imprimer, tandis que les épreuves du volume lui-même (dont l’impression n’exigeait pas beaucoup de temps) auront pu lui être communiquées dès le commencement de l’année.
Il semble que la question pourrait être tranchée souverainement par une vérification d’écritures ; mais il n’en est rien. Que ces annotations ne soient pas de la main même de Mme de La Fayette, cela est hors de doute, mais en même temps cela n’est d’aucune preuve. Mme de La Fayette, dans les dernières années de sa vie, écrivait rarement de sa main. « Pour bien peu de personnes aujourd’hui je fais cet effort, » dit-elle dans une de ses lettres à Ménage. Elle se servait habituellement d’un et même de deux secrétaires, car ses lettres à Ménage ne sont pas toutes de la même écriture. Donc rien d’étonnant à ce qu’elle ait dicté ces annotations comme elle dictait ses lettres. Ces annotations sont au reste de deux écritures différentes, et celles-là qui sont de la même écriture ne datent pas toutes de la même époque, car il arrive souvent qu’elles se complètent ou même se contredisent. Ceci aide à résoudre une dernière difficulté. C’est qu’il y a trois annotations qui font allusion à des faits postérieurs à la mort de Mme de La Fayette, l’une à la bataille du Ter (1694), l’autre à la publication du livre de Bossuet sur le quiétisme (1697), l’autre enfin à l’élévation de M. de Pontchartrain (1699). Il faut donc convenir que ces annotations ne sont pas de Mme de La Fayette, pour partie du moins, car celle où il est fait mention de la bataille du Ter est précisément de deux écritures. En revanche, il y en a d’autres qui font application de certaines maximes à des femmes de la cour dont il est question à plusieurs reprises dans la correspondance de Mme de Sévigné. Ainsi la duchesse de Lorges (dont Mme de Sévigné parle dès 1676) à propos de l’air bourgeois qui ne se perd point à la cour, ainsi Mme de Vaubrun (dont Mme de Sévigné parle dès 1675) à propos des veuves qui font parade de leur douleur. L’auteur de ces annotations faisait donc partie depuis plusieurs années de la société de ces dames, et n’était pas, comme l’a dit M. Cousin, une personne plutôt de la ville que de la cour, du temps et du goût de Mme de Lambert. Mais ce n’est pas seulement l’écriture et l’époque de ces annotations qui sont différentes, c’est encore leur ton. A côté d’un grand nombre qui sont fines, légères, profondes, il y en a quelques-unes qui peuvent paraître lourdes et parfois un peu pédantes. L’esprit qui les a dictées ne semble pas le même. Aussi, en présence de ces difficultés et de ces contradictions, me suis-je arrêté à l’hypothèse suivante. Ces annotations sont bien, pour le plus grand nombre, de Mme de La Fayette, non pas écrites, mais dictées par elle à deux personnes, comme elle dictait ses lettres à Ménage à deux secrétaires[4]. L’une de ces personnes était probablement son fils aîné, l’abbé de La Fayette, qui paraît avoir vécu avec elle d’une vie plus intime que son frère, le marquis, car il fut le légataire de ses papiers, et on l’accuse même, le misérable ! d’avoir perdu le manuscrit d’un roman inédit. Sa mère étant morte, le bon abbé aura conservé précieusement cet exemplaire qui lui rappelait un pieux souvenir, et de sa main il aura ajouté ces annotations dont les unes, à cause des événemens auxquels elles font allusion, ne sauraient être attribuées à Mme de La Fayette, et dont les autres sentent, en effet, leur théologien autant par les citations de l’Écriture, dont elles sont entremêlées que par la crainte ouvertement témoignée que telle ou telle maxime ne soit hérétique. Mais le plus grand nombre de ces observations sont bien d’une femme, et d’une femme de la cour. M. Cousin reconnaissait au reste que quelques-unes ne sont pas indignes de Mme de La Fayette. Il me reste à montrer que non-seulement elles ne sont pas indignes d’elle, mais que ce sont bien celles que devaient inspirer à un esprit comme le sien les Maximes de La Rochefoucauld. Il y a là un dernier point de conviction que j’espère emporter dans l’esprit de mes lecteurs on feuilletant avec eux le volume lui-même. Aussi bien ai-je peut-être besoin de confirmer un peu la mienne.
Dans l’introduction un peu lourde dont il a cru devoir accompagner la publication faite par lui en 1822, M. Aimé Martin avait dit : « On sait que l’auteur de Zaÿde et de la Princesse de Clèves approuvait le système de La Rochefoucauld » et il en donnait pour preuve que Mme de La Fayette, dans l’exemplaire annoté par elle, se serait bornée le plus souvent à mettre au bas de chaque pensée les mots vrai, excellent, sublime, et n’aurait exercé sa critique que sur les détails. M. Cousin, personne n’en ignore, n’aimait pas La Rochefoucauld, auquel il ne pardonnait pas d’avoir été son rival auprès de Mme de Longueville. Aussi n’a-t-il pu prendre son parti de cette approbation, et c’est une des raisons principales qu’il adonnées pour dénier l’attribution à Mme de La Fayette des remarques publiées par M. Aimé Martin. Or, il s’en faut que cette approbation soit aussi complète que M. Aimé Martin a bien voulu le dire. Sans doute Mme de La Fayette (on me permettra de la tenir dès maintenant pour auteur de ces remarques) ne se montre pas avare des témoignages de son admiration, mais comment pouvait-elle la refuser à ces pensées d’un tour si élégant, d’une vue si profonde, parfois d’une si désespérante clairvoyance ? Elle-même était une personne d’un esprit sagace, peut-être même un peu chagrin, en tout cas peu porté vers l’illusion. D’ailleurs, Sainte-Beuve l’a fait remarquer avec finesse, le système de La Rochefoucauld, à la grâce près, ne diffère pas au fond de la doctrine janséniste et même de la doctrine chrétienne sur la corruption originelle de l’homme. Or Mme de La Fayette avait toujours été un peu encline au jansénisme, et c’est sous la direction d’un des Messieurs de Port-Royal qu’elle a fini sa vie. Il n’est donc pas étonnant qu’elle n’ait pas pris. à tout propos le contre-pied de La Rochefoucauld, comme M. Aimé Martin a cru devoir le faire dans son honnête Essai sur les Maximes. Il s’en faut cependant qu’elle soit aussi ménagère de critiques que l’a dit M. Aimé Martin. Souvent, il est vrai, ces critiques ne portent que sur la forme et se traduisent d’un seul mot, mais d’un mot un peu sévère. Ainsi, quand La Rochefoucauld dit : « Le moindre défaut des femmes qui se sont abandonnées à faire l’amour, c’est de faire l’amour, » Mme de La Fayette répond : « Galimatias. » Quand il dit encore : « On ne devrait s’étonner que de pouvoir encore s’étonner » : « Colifichet, » répond Mme de La Fayette, et ces deux mots : galimatias, colifichet, reviennent assez fréquemment. Ou bien, en marge d’un certain nombre de maximes elle mettra ces mots : trivial, rebattu, commun, et, il faut en convenir, toujours assez à propos. Mais souvent aussi ses observations portent sur le fond de la pensée. Parfois ce sont de simples restrictions que suggère à son esprit tempéré le caractère trop absolu de certaines maximes. « Cela est vrai, mais non pas toujours » est une annotation qui se trouve souvent répétée. En réponse à cette maxime : « Ce que les hommes ont nommé amitié… n’est qu’un commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner, » elle dira : « Bon pour l’amitié commune, mais non pas pour la vraie. » L’amitié, contre laquelle s’acharne La Rochefoucauld, lui suggère encore une réflexion plus digne d’elle par le tour et la pensée. La maxime CCCCLXXIII dit : « Quelque rare que soit l’amour, il l’est encore moins que la véritable amitié, » et Mme de La Fayette ajoute : « Je les crois tous les deux égaux pour la rareté, parce que le véritable de l’amitié tient un peu de l’amour, et le véritable de l’amour tient aussi de l’amitié. » Cette distinction ou plutôt ce rapprochement entre le véritable de l’amitié qui tient un peu de l’amour et le véritable de l’amour qui tient un peu de l’amitié ne semblent-ils pas comme un dernier écho de cette conversation entre Sapho et Cydnon que j’ai citée tout à l’heure ? D’ailleurs, l’amour-amitié, n’est-ce pas ce que Mme de La Fayette a pratiqué pendant vingt ans de sa vie ?
Parfois au contraire la contradiction prend une forme directe, et les maximes contre lesquelles les observations s’inscrivent en faux sont précisément celles qui devaient choquer davantage une âme comme celle de Mme de La Fayette. J’en citerai quelques exemples : « Notre défiance justifie la tromperie d’autrui, » dit la maxime LXXXVI. « Faux, réplique Mme de La Fayette, rien ne saurait justifier une méchante chose. » « La constance en amour, dit la maxime CLXXV, est une inconstance perpétuelle qui fait que notre cœur s’attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons. » « Faux, rétorque Mme de La Fayette, c’est vouloir chicaner que de ne pas vouloir reconnaître une constance en forme. » « Plus on aime une maîtresse, dit la maxime CXI, et plus on est près de la haïr. » Et Mme de Lafayette de répondre avec fierté (ne croirait-on pas l’entendre) : « Faux en général, à moins qu’on n’entende une maîtresse trop facile. » Il est vrai qu’à la même pensée, mais différemment exprimée : « Il est plus difficile d’être fidèle à sa maîtresse quand on est heureux que quand on en est maltraité, » elle donne ailleurs son assentiment, et elle ajoute, en femme qui a connu l’art de ménager les hommes : « Vrai, parce qu’il n’y a plus de barrière d’espérance qui puisse arrêter. » Peut-être était-ce une barrière d’espérance qui pendant plusieurs années lui avait servi à arrêter La Rochefoucauld.
Ce ne sont pas seulement des éloges ou des contradictions que suggère à Mme de La Fayette cette révision des Maximes. Elle propose aussi des variantes ou elle ajoute des commentaires. Si ces variantes n’ont pas la force des Maximes, elles ne leur cèdent en rien pour la finesse et parfois la profondeur. Les unes sont de simple style. En place de la maxime célèbre : « La bonne grâce est au corps ce que le bon sens est à l’esprit, » elle propose, non sans raison : « La bonne grâce est au corps ce que la délicatesse est à l’esprit. » D’autres ont parfois plus de portée et sont d’un tour aussi heureux, suivant moi du moins, que les maximes auxquelles elles répondent. Ainsi, les deux suivantes :
Maxime CXXXV : « On est quelquefois aussi différent de soi-même que des autres. » Remarque : « Vrai ; on court souvent des hasards avec soi-même comme avec les autres. »
Maxime CLXXXVIII : « La santé de l’âme n’est pas plus assurée que celle du corps. » Remarque : « Vrai ; l’âme a ses crises comme le corps. »
D’autres enfin sont intéressantes par le sentiment qui les a dictées, et parce qu’elles sont d’accord avec la nature morale de Mme de La Fayette. C’est ainsi qu’elle prendra la défense de la raison, la divine raison, contre la maxime CCCCLXIX : « On ne souhaite jamais si ardemment ce qu’on ne souhaite que par raison. » — « Faux en quelque façon, dira-t-elle, parce qu’il arrive quelquefois que l’on s’abandonne entièrement à la raison. » Elle prendra aussi, du même coup, la défense de la dévotion et celle de l’amitié. A la maxime CCCCXXVII : « La plupart des amis dégoûtent de l’amitié, et la plupart des dévots dégoûtent de la dévotion, » elle fera cette double réponse : « Parce que la plupart prennent l’une et l’autre à gauche ; c’est peut-être aussi à cause que personne n’entend ni la dévotion, ni l’amitié. » Mais les annotations les plus piquantes sont celles où elle dialogue, en quelque sorte, avec La Rochefoucauld à propos des femmes et de l’amour. Point de pruderie. Dans ce monde de Mme de Sévigné, on ne s’en piquait guère. Pour avoir pris plaisir au Grand Cyrus, Mme de La Fayette n’en sait pas moins de quoi, la plupart du temps, retourne l’amour. Elle complétera la maxime CCCCXL : « Ce qui fait que la plupart des femmes sont peu touchées de l’amitié, c’est qu’elle est fade quand on a senti de l’amour, » en ajoutant bravement : « C’est qu’il y a de tout dans l’amour : de l’esprit, du cœur et du corps. » Ailleurs, elle donne à la même pensée une forme plus plaisante, et, en marge de la maxime CCCCLXXI : « Dans les premières passions, les femmes aiment l’amant, et dans les autres elles aiment l’amour, » elle ajoutera ces mots : « Et autre chose itout. » Elle ne paraît cependant pas entendre l’amour tout à fait de la même façon que La Rochefoucauld. Elle applaudira quand il dit : « L’amour prête son nom à une infinité de commerces qu’on lui attribue et où il n’a non plus de part que le doge à ce qui se fait à Venise, » et elle complète par cette remarque, qui vaut bien la maxime elle-même : « L’amour ne prête pas son nom, mais on le lui prend. » Mais quand il lancera cette maxime hardie, dont, à l’entendre de certaine façon, on trouverait le développement chez Schopenhauer et chez d’autres encore : « Si on juge de l’amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu’à l’amitié, » elle n’est plus d’accord. « Je ne comprends pas cela, » dira-t-elle d’abord ; puis elle ajoutera, comme après réflexion : « Bon pour l’amour violent et jaloux, qui, selon beaucoup de gens, est le véritable amour. » Le véritable amour ! Cette âme pure et délicate ne montre-t-elle pas comment elle l’entendait et comment elle aurait aimé à le goûter lorsqu’à la maxime CXIII : « Il y a de bons mariages, mais il n’y en a point de délicieux, » elle fait cette réponse : « Je ne sais s’il n’y en a point de délicieux ; mais je crois qu’il peut y en avoir. »
Mêmes nuances lorsqu’il s’agit des femmes. On sait combien les Maximes sont dures pour elles. L’abbesse de Malnoue n’avait pas tort de s’en plaindre. Cependant, Mme de La Fayette ne s’en va pas sottement prendre sur tous les points leur défense. Elle sait qu’il y en a quelques-unes de dévergondées et beaucoup de coquettes. La coquetterie lui inspire même cette réflexion que ne désavoueraient pas nos psychologues : « Qu’elle est plus opposée à l’amour que l’insensibilité. » Mais il y a certaine façon par trop dédaigneuse de parler des femmes qu’elle ne laisse jamais passer sans protestation. « Il y a peu de femmes, dit la maxime CCCCLXXIV, dont le mérite dure plus que la beauté. » « C’est selon l’usage que vous voulez faire de leur mérite, » répond-elle spirituellement. La même maxime, il est vrai, porte cette autre annotation, écrite sans doute dans une heure de tristesse et qui semble contredire un peu la précédente : Experto crede Roberto. Mais ne la retrouve-t-on pas également bien dans cet enjouement et dans cette mélancolie ? N’est-ce pas bien elle encore qui, à l’impertinente maxime CCCLXVII : « Il y a peu d’honnêtes femmes qui ne soient lasses de leur métier, » répond fièrement : « Il n’y a pas de métier plus lassant lorsqu’on le fait par métier. » Enfin, ne se peint-elle pas tout entière lorsque, à la maxime CCCCLXVI : « De toutes les passions violentes, celle qui sied le moins mal aux femmes, c’est l’amour, » elle ajoute ce commentaire : « Vrai, parce qu’il paraît le moins et qu’il est aisé de le cacher : le caractère d’une femme est de n’avoir rien qui puisse marquer. »
« N’avoir rien qui puisse marquer. » N’est-ce pas, en effet, le caractère qu’en dépit de la princesse de Clèves et de La Rochefoucauld, Mme de La Fayette avait voulu conserver à sa vie ? Ses amis l’appelaient : le brouillard. Ce dernier trait achève à mes yeux de confirmer, malgré certaines obscurités qui demeurent, l’attribution si formelle que porte le volume lui-même. C’est surtout, je le reconnais, affaire d’impression morale, mais plus j’ai feuilleté ce petit volume jauni par le temps et plus j’ai eu le sentiment qu’il était tout imprégné de Mme de La Fayette, et qu’il exhalait son parfum. J’aime à me la représenter dans les premiers mois de cette année 1693, déjà détachée de tout « par cette vue si longue et si prochaine de la mort qui faisait paraître à Mme de Clèves les choses de cette vie de cet œil si différent dont on les voit dans la santé ; » mais cependant, attendant avec impatience ces épreuves que chaque semaine lui envoyait Barbin, les recevant peut-être dans ce petit cabinet couvert, au fond du jardin, où elle avait autrefois, en compagnie de La Rochefoucauld et de Mme de Sévigné, passé de si douces heures, les revoyant sans embarras avec son fils, lui dictant tantôt ses objections, tantôt ses éloges, et engageant ainsi avec celui qui avait tenu une si grande place dans sa vie comme une conversation suprême. Quatorze années auparavant, Mme de Longueville avait précédé de quelques mois dans la tombe, mais sans l’avoir revu à sa dernière heure, celui dont la pensée ne pouvait faire naître en elle que confusion et remords. Mme de La Fayette pouvait au contraire et sans scrupules l’admettre, en quelque sorte en tiers entre elle et Dieu. Parfois le sacrifice recueille ainsi sa récompense tardive, et Mme de La Fayette devait en avoir le sentiment lorsqu’à cette amère maxime de La Rochefoucauld : « Dans la vieillesse de l’amour, comme dans celle de l’âge, on vit encore pour les maux, mais on ne vit plus pour les plaisirs, » elle opposait (c’est la dernière citation par laquelle je veux finir) cette douce réponse : « Il y a quelquefois des regains dans l’un et dans l’autre qui font revivre pour les plaisirs. » Ce regain qui la faisait revivre et ce dernier plaisir qu’elle goûtait, c’est de tous le plus précieux, mais aussi le plus rare : c’est la douceur des purs souvenirs.
HAUSSONVILLE.
- ↑ Pour cette citation et la suivante, voir, dans la Revue du 15 mai 1890, les lettres à Ménage que j’ai publiées pour la première fois d’après la collection de M. Feuillet de Conches.
- ↑ Mme de La Fayette, qui demeurait rue de Vaugirard, était en effet voisine de La Rochefoucauld, qui demeurait rue de Seine.
- ↑ Un scrupule me vient. Je dois dire que ces trois mots ajoutés par La Rochefoucauld dans l’édition de 1666 se trouvent déjà dans un des deux manuscrits et dans l’édition de Hollande qui a paru sans son aveu en 1664. Mais il reste toujours que La Rochefoucauld les a effacés dans la première édition revue par lui et rétablis dans la seconde.
- ↑ Mme de La Fayette avait auprès d’elle, dans les derniers temps de sa vie, une demoiselle Perrier, personne fort dévouée et intelligente qui pouvait lui servir pour cet office.