F.B.
À nos lecteurs
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 1097-1098).

A NOS LECTEURS.





Lorsque des événemens aussi graves que ceux dont nous sommes témoins viennent changer radicalement la face d’un grand pays, lorsque des complications de plus d’un genre et non moins imprévues peuvent surgir chaque matin, on se demande naturellement quel peut être le rôle d’un recueil sérieux, d’un recueil littéraire et philosophique au milieu de débats aussi brûlans, au milieu de tant de voix confuses qui vont à chaque carrefour crier les nouvelles du moment, ou agiter les questions qu’amènent à chaque heure le flux et le reflux du flot politique. En présence d’une pareille situation, beaucoup d’esprits se laissent aller au découragement, et n’hésitent pas à dire que la discussion calme, que la pensée littéraire et philosophique ne saurait trouver sa place et son auditoire comme par le passé. Rien n’est moins fondé, à notre sens, et nous repoussons bien loin, et de toutes nos forces, ce pessimisme commode et sans courage qui n’irait à rien moins qu’à se désintéresser de tout dans le grand mouvement de la France démocratique, dans cette grande expérimentation de théories et de systèmes que les cœurs bien placés doivent éclairer, surveiller et féconder de tous leurs moyens. Or, quel lieu est plus propice, mieux disposé que celui-ci pour entreprendre, pour poursuivre une pareille tâche ? Nous ne ferons pas défaut à cette grave mission, et nous espérons que tous les esprits d’élite se réuniront pour nous seconder de leurs efforts et de leur concours. Nous élargirons, nous agrandirons notre cadre pour que chaque homme éprouvé y tienne sa place, pour que chaque talent jeune et inconnu jusqu’ici puisse s’y développer à l’aise, et cette nouvelle association intellectuelle portera d’heureux fruits, nous en avons la confiance.

Dans quel temps d’ailleurs est-il plus nécessaire que dans celui où nous entrons d’avoir un grand centre littéraire, où tous les penseurs, tous les esprits éminens du pays, les hommes d’imagination comme les hommes de discussion et de savoir, les lecteurs éclairés, amis et appuis des études sérieuses, puissent trouver un refuge contre les orages et les bruits de la vie politique ? Jamais la Revue d’Edimbouurg n’a été plus florissante que pendant les agitations de l’époque impériale et pendant l’époque non moins troublée qui vint immédiatement après. Nous continuerons donc de donner place à la critique littéraire et philosophique, en suivant d’une façon plus ferme, plus assidue encore, les travaux des écrivains français et étrangers ; nous accueillerons, comme par le passé, la poésie et le roman ; nous ouvrirons une porte plus grande à la science, à l’économie politique, aux questions sociales qui intéressent toutes les classes du pays. Nous ne négligerons rien pour améliorer, pour renouveler l’œuvre que nous avons entreprise au lendemain de 1830, en février 1831, et à laquelle nous pouvons consacrer désormais notre entière activité ; nous ferons des efforts de chaque jour, de chaque heure, pour nous mettre au niveau de la situation que nous apporte février 1848.

Nous tâcherons de perfectionner ; mais nous ne pouvons apporter encore de changemens dans les conditions matérielles et fondamentales de la Revue. Le gouvernement vient d’abolir le timbre des journaux, et les feuilles quotidiennes ont pu abaisser leur prix d’abonnement. Le timbre n’était rien, presque rien pour nous ; nous ne faisions timbrer qu’un petit nombre de nos livraisons, celles envoyées immédiatement à la poste ; les volumes trimestriels, les livraisons mensuelles, échappaient à l’impôt. Le véritable impôt qui pèse sur nous, c’est l’étranger qui le perçoit, c’est la Belgique qui le prélève en vrai pirate stationnant à nos portes. Voilà la plaie qui nous ronge, la plaie qui ronge la littérature française : c’est la contrefaçon belge, contre laquelle nous n’avons cessé de réclamer auprès de l’ancien gouvernement, et qui a diminué de plus de moitié le commerce des livres français fabriqués en France.

On ne sait pas assez ce qu’il faut de dépenses et de soins pour commencer et soutenir une entreprise littéraire qui doit vivre en dehors des conditions d’existence des feuilles quotidiennes. Celles-ci peuvent avoir un prix d’abonnement moins élevé, surtout depuis qu’elles ont 22 francs de timbre de moins par exemplaire : outre qu’elles ne sont pas arrêtées dans leur mouvement d’expansion par l’industrie belge, elles ont la ressource des annonces, et l’on sait l’énorme recette que donne ce produit, puisqu’elle leur permet de couvrir une grande partie de leurs frais. Un recueil littéraire ne peut songer à rien de pareil ; il n’a pas d’annonces, même lorsqu’il est répandu ; il ne pourrait en avoir qu’en altérant son caractère de livre ; et si ce recueil a du succès, il se voit bientôt, comme nous, atteint dans sa plus fructueuse propagation par la contre-façon qui siège paisiblement à nos frontières. Nous travaillons en quelque sorte pour les contrefacteurs belges, qui, n’ayant aucun frais d’invention et de manuscrit à faire, inondent à bas prix les pays étrangers d’éditions subreptrices, imprimées à la hâte et sans soin. Il ne nous est donc pas permis de modifier notablement encore les conditions d’existence de la Revue, tant qu’elle ne sera pas débarrassée des contrefaçons étrangères. Mais ce que l’ancien gouvernement n’a pas fait, le gouvernement nouveau le fera sans doute. M. de Lamartine, mieux que personne, en comprendra la nécessité : nous ne parlons pas pour nous seulement ; mais si le gouvernement de la république, qui se préoccupe de toutes les industries en souffrance, veut conserver à la France son initiative intellectuelle dans le monde, s’il veut tirer de l’affaissement où elle languit la grande industrie de l’imprimerie et de la librairie nationales, il cherchera bientôt les moyens d’abolir la contrefaçon belge, qui la ruine. La chose lui sera facile quand il le voudra. F. B.