À la veillée/Texte entier

C. Darveau (p. --couv).


À LA VEILLÉE














Enregistré conformément à l’acte du Parlement

du Canada, en 1877, au bureau du Ministre de

l’Agriculture, par Narcisse Faucher de Saint-Maurice.
FAUCHER DE SAINT-MAURICE

À LA VEILLÉE
CONTES ET RÉCITS
Séparateur
QUÉBEC
typographie de c. darveau

1879

À

M. LOUIS-ALEXANDRE-MARIE JULLIEN

Vous souvient-il de ces heures charmantes que nous passâmes ensemble sur le petit cap de Kamouraska ? Pendant que, sous les sapins, nous causions d’art, de lettres, de religion, toutes choses qui élèvent l’âme, la consolent et la sauvent, que de fois, au milieu d’un silence, n’ai-je pas surpris votre regard errant sur les flots du Saint Laurent, et semblant y chercher un reflet de cette poétique mer de Provence que vous ne sauriez oublier. Vos enfants accouraient papillonner autour de vous : vous les embrassiez, et il me semblait voir la patrie canadienne et la patrie française réunies dans une même étreinte.

Ému, je songeais que parti de Marseilles, vous étiez venu — à trois siècles de distance — renouveller ici ce que jadis avaient accompli nos aïeux. Comme eux vous aviez mis au fond de votre cœur un lambeau de la patrie ; comme eux vous étiez parti courageusement pour vous faire canadien et vous joindre au vaillant groupe des pionniers de la France en Amérique. Alors — comme si vous saisissiez ma pensée — vous vous mettiez à raconter à vos enfants les dangers, les sacrifices, les actes de dévouement et d’abnégation de ceux qui créèrent le Canada ; puis, vous entremêliez cette leçon d’histoire de ces enseignements qui, lorsqu’ils sont bien compris par la jeunesse, finissent toujours par façonner et par tremper un homme.

Aujourd’hui, en corrigeant les épreuves de ce livre, toutes ces choses me sont revenues à la mémoire. Votre nom est tombé de ma plume, et en souvenir de ces heures éparpillées sous les sapins du petit cap, j’ai voulu offrir à vos enfants ces contes qui leur parleront du passé. En les leur lisant, n’oubliez pas de mettre ces chers petits en garde contre le merveilleux. Feu-follet, chasse-galerie, loup-garou, sorciers, revenants, ne hantent réellement que la poésie populaire, et sont aussi inoffensifs que ces personnages de Perrault qui faisaient dire au bon Lafontaine :

Si Peau d’Âne m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême.

Faucher de Saint-Maurice.

HISTOIRES ET CHANSONS

I

né pour faire un monsieur

Il s’appelait Jérôme Tanguay, et comme c’était un vrai Canadien du pays, ainsi qu’on se plaît à nommer nos francs lurons, pour lui la vie consistait en un mauvais calembourg, auquel il avait voué une foi robuste ; il s’évertuait, partout où le menait la recherche du pain quotidien, à passer le temps gaiement.

Scieur de long, orfèvre, marin, maçon, charpentier, mesureur de bois, cordonnier, il avait une verve d’avocat, le tact d’un médecin, le cœur d’un curé. Une seule chose manquait pour le rendre complet : Jérôme n’avait jamais réussi à avoir la gravité d’un notaire.

Cela le chagrinait. Le soir, lorsqu’il revenait chez sa femme Hélène, appuyé mélancoliquement sur la petite table où s’étalait un fricot au lard et des patates fleuries dans le sel, Jérôme ne cessait de répéter qu’il était victime d’un sort jeté à sa mère par un vieux mendiant, et que sans cela il serait né pour faire un monsieur.

Quoi qu’il en soit, il avait certainement du guignon ; jamais malheureux ne fut condamné sur terre à parfaire de plus gros ouvrages, sans les chercher, sans les demander. S’il se trouvait une rude besogne, c’était son lot, à lui. Quand il n’y avait plus de farine dans la huche, ni de lard dans le saloir, il se mettait au rouet, raccommodait une horloge, sciait des billots, faisait le solage d’une maison, réparait une batterie de cuisine, ressemelait les vieilles bottes de la paroisse et de ses environs ; puis, l’argent dans sa sacoche de cuir, il retournait flâner au logis, et cela durait tant qu’il y avait du pain sur la planche, car, avant tout, Jérôme Tanguay était homme à principes, et le travail continuel aurait pu contrarier la terrible mission que la Providence lui avait départie : — faire un monsieur.

Lorsque j’eus l’honneur de lui serrer la main, il était scieur de gang au moulin de la Grande Rivière Blanche. La journée était excellente pour tout le monde, paraît-il. D’abord, il y avait de l’eau plein l’écluse, ce qui faisait aller gaîment le travail ; puis, Jérôme avait sous le bras une cruche contenant un gros gallon de whisky.

Il était alors en conversation animée avec le foreman, qui avait réussi à réunir une corvée extraordinaire pour mettre en marche les scies rondes, et il lui disait en ce moment :

— Monsieur, je viens vous annoncer que je suis à la veille d’une.

— D’une quoi ? reprit la grosse voix de l’honnête ingénieur.

— Oui, monsieur, j’ai l’honneur de vous informer que j’en fais trois par année.

— Comment ? trois billots ! fit d’un air surpris M. Nicol, à qui on avait vanté Jérôme comme un rude travailleur.

— Je vous présente mes excuses ; ce sont trois petites fêtes que je célèbre avec cette ponctualité que vous aimez tant : l’une à la Noël, l’autre aux Rois, la troisième vers la première quinzaine d’août. Je ne suis point exigeant, quant à la date.

— Je ne défends pas que l’on prenne un coup, deux, trois même, reprit M. Nicol ; cela n’empêche pas le travail. Un homme sait ce qu’il peut porter.

— Certainement, monsieur, je me range respectueusement à votre avis, avec une légère différence, néanmoins. Lorsque j’en prends une, je reste à la maison. Le travail me donne sur les nerfs alors, et j’éprouve le besoin de le perdre de vue pendant quelques jours ; car voyez-vous, j’étais né pour être comme vous un véritable monsieur. D’ailleurs, soyez tranquille ; elle n’est pas grosse, fit-il en frappant avec conviction sur le ventre de sa cruche ; j’espère revenir demain, si je rencontre quelques amis.

Vous serez des nôtres, monsieur Henri, continua-t-il en s’adressant à moi ; vous n’êtes pas fier, vous, pour les pauvres gens ; on fumera, on dira des contes et l’on chantera ; vous aussi, M. Nicol, vous viendrez, n’est-ce pas ? car si l’on me laisse tout seul, ça prendra plus de temps. Allons, à ce soir, messieurs.

Il partit en se dandinant, sa cruche sous le bras, comme un officier anglais qui porte son sabre.

Et voilà comme ce soir-là je veillais en joyeuse compagnie chez mon nouvel ami, monsieur Jérôme Tanguay.

II

intérieurs et marines

Jérôme demeurait sur la grève qui descend vers Matane.

Comme celle de la plupart des pêcheurs d’en bas, sa maison était construite en bois rond. L’intérieur se résumait en un modeste appartement, large et carré, où se trouvait à l’aise un énorme métier à tisser, entre les trames duquel jouaient pêle-mêle les enfants, les chats et le chien du propriétaire. Dans un coin, il y avait une armoire bleue où se mettait la vaisselle ; tout auprès, deux larges coffres pour le linge ; puis, rangés çà et là autour de l’immense poêle en fonte, des chaises de bois, quelques berceuses, et à chaque angle, un lit où, à certaines heures, s’éparpillait la petite famille. Un fusil à canon long, qui devait dater du temps des Français, sommeillait paisiblement suspendu à l’une des poutres enfumées du plafond, au milieu d’étoiles de mer et autres curiosités marines. Il devait faire chaud dans cette chambre l’hiver, et, Dieu merci, ce n’était pas le bois qui manquait ; le long de la grève, le fleuve rejetait, chaque mois, assez d’épaves pour chauffer tous les pauvres de Québec.

On voyait aux alentours de la maison une berge, des filets suspendus à leurs pieux, des croûtes d’épinette et des fragments de bâtiments naufragés, attendant, pilés en pyramides, le bon plaisir de la cuisine d’Hélène ; des cochons grognant et des poules picorant autour des restes d’une poursil que l’on venait de dégraisser, et plus loin, clouée sur un des pans de la petite grange où ruminait Caillette, une peau de loup marin qui séchait au soleil.

Tout ce tohu-bohu était là pour affirmer, une fois de plus, la vanité des innombrables occupations auxquelles se livrait ce joyeux monsieur Jérôme Tanguay.

Nous entrâmes.

Après nous, arrivèrent Lizotte, le capitaine Létourneau, Jacques Ross, le petit Descotaux et Urbain Biais. Tous prirent place à qui mieux mieux autour de la chambre, et bientôt une conversation générale s’engagea sur la rareté de la morue qui, cette année-là, ne voulait pas donner sur les fonds. Jacques prétendait qu’elle était purchassée par des mouvées de marsouins qui ne cessaient de la guetter au large, tandis que Descotaux soutenait qu’elle avait fui vers le Nord, et devait se tenir dans la Baie de Saint-Nicolas ou près de la batture de Manicouagan.

De son côté, Urbain, sous prétexte que le hareng promettait, et que le blé serait d’une belle venue, voulut essayer de glisser son grain de sel à propos de la dernière élection ; mais comme on était venu pour s’amuser, personne ne prit la peine de relever son allusion, et Jérôme, décrochant son violon, se mit à jouer un reel.

Je ne sais pas si c’est la mode ailleurs, mais chez nous, en bas, puisqu’il est convenu d’appeler ainsi les paroisses qui suivent le Bic, un bon violonneux joue autant des pieds que des mains. Ceci paraît être un paradoxe ; rien n’est plus vrai pourtant ; car, pendant que la main conduit l’archet, les pieds dansent et battent la mesure. La pose classique consiste à mettre habit bas, avoir la tête légèrement penchée en arrière, et tenir le violon moitié appuyé sur la bretelle, moitié retenu par les plis bouffants du gilet.

Le reel eut pour effet de faire sortir maître Blais de sa manie de politiquer. Il s’avança, fort galamment, ma foi, vers madame Tanguay, et tous commencèrent les premiers pas de cette danse fringante que nous tenons des Écossais.

De temps à autre, Jérôme s’arrêtait pour s’essuyer le front ; tout le monde faisait de même, et la danse reprenait de plus belle, jusqu’à ce que Blais se laissât tomber de fatigue sur sa chaise.

— Lisotte, tu vas nous chanter une chanson, dit Jérôme.

— Saperlotte ! je ne sais rien et j’ai le rhume, répliqua l’interpellé, un solide gaillard de six pieds, qui avait la voix sonore et pleine de modulations.

— Allons donc, vas-tu te faire prier comme la fillette de ce ministre protestant que nous descendions en goëlette, l’été dernier ? Avance, mon vieux, prends une cerise et lève la haussière.

La cerise eut pour effet de rappeler à Lizotte qu’il savait la chanson du 25 Avril.

Elle allait sur un air tendre et tout plein d’une mélancolie que je voudrais pouvoir rendre ici. C’était une complainte taillée à larges coups dans cette poésie un peu rugueuse qui va si bien aux gens de mer.

Après la chanson, l’ami Jérôme fit prendre une larme à ses convives.

— Ça gratte, mais c’est du bon, disait d’un ton de haute philosophie Lizotte, en remettant flegmatiquement son verre sur la table.

— Oui, ça aide à mettre le feu dessus, repartit Tanguay, qui en ce moment allumait sa pipe à la chandelle : à votre tour maintenant, capitaine Létourneau.

— Je veux bien, fit tout simplement le capitaine, et il commença sur un ton triste :

L’habitant qui ramène ses charrues,
Le soir s’endort auprès d’enfants joufflus,
Tandis qu’hélas ! nous, pauvres matelots,
Pour seuls amis nous n’avons que les flots.

Il y avait de la poésie là-dedans, et c’était avec délices que j’attendais la suite de la complainte, lorsque tout à coup le capitaine, passant sur son front sa manche de chemise, nous dit d’un ton chagrin :

— Tiens, c’est curieux, je ne me la rappelle plus. Dame ! il y a longtemps que ne l’ai chantée. La dernière fois, c’était à l’Anticoste ; je veillais chez Gamache.

— Comment, vous avez connu Gamache ? dis-je avec curiosité.

— Oui, monsieur, je l’ai vu une fois, lorsque je suis parti de Québec pour aller faire naufrage sur la pointe Est de son île, ajouta t-il, avec une conviction toute fataliste. C’était un fier brin d’homme, allez ! et puisque cela vous intéresse, je m’en vais remplacer cette satanée chanson, qui s’est enrâpée dans ma mémoire, par une autre qu’il chantait souvent. Je la tiens de lui ; elle n’est pas drôle, mais elle servira à vous prouver ma bonne volonté. Allons, excusez la compagnie, je serre le vent.

Et il chanta d’une belle voix de basse en enjolivant chaque finale de ces inimitables fions si chers à tout chantre campagnard :


Voilà bientôt le temps qu’arrive,
Navigateurs ! nous faut partir !
Ma mère reste sur la rive
Quand sur la mer me faut courir ;
Choisissons le temps le plus beau
Pour naviguer dessus ces eaux !

Sa mère dit : « Mon cher enfant !
Ta partance m’est bien sensible.
Reviens pour le sûr dans un an. »

Vous qui vivez sur cette terre,
Je vais en dire quelques mots :
Vous vous plaignez de la misère,
Qu’est-ce donc auprès des matelots !
Le jour fini, vous vous couchez ;
Nous, il faut le recommencer.

Sa mère dit : « Mon cher enfant !
Ta partance m’est bien sensible.
Reviens pour le sûr dans un an. »

S’il fait beau, l’on vit à son aise ;
Hélas ! ça n’est pas pour longtemps !
Quand vous jasez, sis sur vos chaises,
Nos vaisseaux sont sur les brisants,
Sans avoir heure de repos.
Voilà la vie des matelots.


Sa mère dit : « Mon cher enfant !
Ta partance m’est bien sensible.
Reviens pour le sûr dans un an. »

L’été se passe, et les amis
Ne fument pas tous à la Toussaint.
Las ! un grand nombre sont péris,
Sans qu’on pût leur tendre la main.
Nous nous disons : « À chaque instant
Il peut nous en venir autant. »

Sa mère dit : « Mon cher enfant !
Ta partance m’est bien sensible.
Reviens pour le sûr dans un an. »

Sans s’en douter, l’excellent capitaine Létourneau venait d’ajouter à notre « Chansonnier populaire » l’une de ses plus navrantes mélopées. Que dites-vous de ce triste refrain de la mère qui, à chacune des paroles de son fils, répond des larmes plein les yeux ?

Reviens pour le sûr dans un an !

Que voulez-vous ? le pêcheur, comme le matelot, ne peut pas être toujours joyeux. Chaque matin, le flot l’emporte sans lui dire comment il reviendra le déposer sur la grève, lorsque le soir sera venu.

Chacun avait répété à l’unisson le touchant refrain, et ce cri de l’angoisse maternelle achevait d’aller se perdre dans les gémissements de la mer qui pleurait sur les galets, lorsque la porte s’ouvrit pour laisser passer deux nouveaux venus.

C’étaient Jean Bart et Bidou, deux types bien connus des gens de la côte ; ils furent accueillis avec enthousiasme.

— Nous avons vu de la lumière, et nous sommes entrés, dirent-ils tous les deux ensemble.

— Mais vous êtes les bienvenus, repartit Jérôme tout radieux ; prenez une chaise.

Il n’y avait pas un quart d’heure qu’ils étaient arrivés que déjà Bidou entamait une histoire.

— Écoutez-moi ça, vous autres, dit-il. Il y a deux ans, j’étais couché avec ma femme Javotte, — que Dieu ait pitié de son âme ! Il faisait une vraie nuit de naufrages ; la mer battait furieuse sur les galets ; un nordais terrible faisait des siennes, et l’on voyait noir. Je dormais pourtant bien profondément sur mes deux oreilles, quand tout à coup je suis éveillé par des cris d’outardes. Un volier passait au-dessus de la maison, à travers les nuages noirs. Bien qu’il fît froid dehors, je ne pus résister à l’envie d’aller leur lâcher un coup de fusil. Je sors tel quel, en petit costume de paradis terrestre, et, après avoir semé mon plomb au hazard, je rentre tout grelottant me fourrer sous mes draps et dormir un petit somme. Ça allait superbement ; je crois que j’étais même à la veille de faire un beau rêve, lorsque tout-à-coup j’entends pif ! paf ! sur le toit de ma maison. Je cours dehors, avec un fanal cette fois-ci, et, à ma grande surprise, je trouve… quatre outardes mortes ! Tu peux juger si le volier était haut, Jean Bart ; elles avaient mis trois-quarts d’heure à tomber par terre !

— Dévoration ! quel beau coup ! s’écria Jean Bart, mais pas comme le mien. Hier, je remontais le bord de la Rivière Blanche, lorsqu’au coude qu’elle fait près du Boom, j’aperçois cinq superbes canards qui barbottaient de conserve. J’avais bien avec moi tout ce qu’il fallait ; mais comment tirer ? en ligne, les cinq coins-coins y seraient passés, mais, hélas ! ils nageaient en demi-cercle. Tout-à-coup une idée lumineuse me traverse la tête. Mon fusil avait le canon aussi long que celui qui est là, suspendu à cette poutre. Il avait vu les temps des Français ; ce sont les meilleurs, paraît-il, et comme j’avais une aveugle confiance en lui, je l’arcboutai sur mon genou et fis décrire une bonne courbe à son canon. Cinq minutes après, j’avais les cinq canards emplumés bec à bec et passés en sautoir sur mon dos.

— C’était un superbe fusil tout de même, reprit Bidou en allumant une nouvelle pipe, et j’aurais été curieux de le comparer à celui que je chargeais avec des petites merises.

— Des petites merises ! s’écria Jean Bart dissimulant mal sa stupéfaction.

— Oui ! oui ! des petites merises ! Il y a un an, j’étais allé jusqu’à la savane du Grand-Brûlé. Les lièvres foisonnaient autour de moi, mais, hélas ! j’avais oublié d’emporter du plomb. L’idée me vint, tout en grugeant des merises, d’en glisser quelques-unes dans le canon de mon fusil. Un lièvre passe : boum ! Je le vois qui file, à triple vitesse. Un an après, il y a de cela quelques jours, j’avais affaire au deuxième rang : il me fallait passer par le même endroit, car ça me donnait un raccourci, lorsque devant moi je vois un petit arbuste se mouvoir. Il y a du gibier là-dessous, que je me dis. V’lan ! je lâche mon coup. Ne voilà-t-il pas que je trouve, quoi ? mon lièvre de l’année dernière avec une jeune pousse de merisier entre les deux oreilles.

— Je n’ai pas d’aventure de chasse qui vaille la peine d’être racontée, à l’exception d’une toutefois, dit sournoisement Jérôme profitant d’un moment d’hésitation marquée chez Jean Bart. J’étais allé draver dans le haut de la rivière Matane, et, par précaution, j’avais bouclé sur mon dos mon vieux fusil. À l’un des détours de la rivière, je me trouve soudain en face de deux superbes sarcelles qui se lissaient coquettement les plumes, à une demi-portée du talus. J’épaule et laisse tomber le chien : rien. Mon vieil ami s’était décidé à me rater compagnie. Je le prends, l’examine, et m’apercevant qu’en route j’avais perdu la capsule, je ne fais ni un ni deux, je frotte une allumette et l’applique sur le bassinet. Paf ! le coup part ; mais en me donnant une maîtresse tape qui me flanque à l’eau. Pourtant je ne perds pas la tête, et je reviens sur la grève avec mes deux sarcelles. À peine avais-je mis pied à terre que je sens un fourmillement extraordinaire dans ce que le bourgeois s’obstine à appeler le poste Ergot. J’y porte la main sans façon, et, que retirai-je, mes bons amis ? trois magnifiques truites que j’avais seinées avec mon fond de culotte.

— Cette pêche est miraculeuse, mais je n’ai pas de peine à y croire, ajouta Jean Bart, car entr’autres choses extraordinaires, voici ce qui m’est arrivé, à moi, Jean Bart, le pêcheur. Tu sais, Bidou, comme à la marée haute le gibier aime à fréquenter l’Anse-des Morts ; je passais par là en charrette, il y a de cela assez longtemps, lorsque, à quelques arpents de la grève, je vis une bande d’outardes prenant joyeusement ses ébats. Je n’étais pas comme Jérôme Tanguay, moi, car j’avais laissé mon fusil à la maison ; mais tu sais que les expédients ne me manquent pas. Je me déshabille, je nage entre deux eaux, et j’arrive silencieusement à mes outardes. J’avais eu soin d’emporter mes cordeaux, car j’avais foi dans la tranquillité ferme et inébranlable de Barnabé, qui était cheval à ne pas broncher pendant mon absence. Doucement, tout doucement, je glisse en sournois un nœud coulant sous la patte de chacune d’elles, et jugeant le moment convenable pour respirer, je sors victorieusement ma tête hors de l’eau, au milieu de mes quarante outardes, tout en ayant soin de tenir fortement le bout de mes cordeaux. Mais, mille morues ! mon pauvre Bidou ! je me sens soulever et me voilà en train de fendre les airs avec une rapidité vertigineuse derrière mes outardes. J’avais beau serrer les rênes, rien n’y faisait. Après une course apoplectique, faite comme si j’avais été entraîné par un sorcier de vent, je réussis à m’accrocher les pieds dans le faîte d’un sapin. Je ne pris pas grand temps à enrouler le cordeau autour de L’arbre, et à me laisser glisser au pied. Là, une autre surprise m’attendait. À peine m’étais-je relevé de ma chute, que j’aperçus, haut, bien haut, mon sapin qui filait comme un nuage dans la direction du Groënland. Pour ma part, j’avais traversé le fleuve sur un espace de quarante-cinq lieues : j’étais sur la côte du Labrador, et j’ai manqué là une belle occasion d’aller à la recherche de Sir John Franklin, termina Jean Bart qui devenait érudit, lorsqu’il avait réussi à enfoncer l’ami Bidou.

III

la poésie des pauvres gens

Ces terribles gasconnades, cousines germaines des aventures merveilleuses du Baron de Munchausen, et que je rapporte textuellement, telles qu’on les conta ce soir-là, pouvaient durer toute la nuit.

— Moi, dit Bidou, j’ai tué une baleine avec de la cendrée…

— Dans le comté de Kamouraska, interrompit le capitaine Létourneau, il m’est arrivé une mystérieuse aventure, et je regrette de venir vous la conter, après les gigantesques prouesses de Jean Bart et de Bidou ; personne ne me croira.

— Contez, contez toujours, capitaine, cria toute la maisonnée, on sait que vous êtes franc comme le bois de votre mât de misaine.

— Merci, mes enfants, merci. Je vous dirai donc qu’il y a sept ans, étant à Sainte-Anne de la Pocatière, j’ai eu l’insigne honneur de souper avec le Juif-Errant. C’était un grand vieillard dont le visage était tellement recouvert par sa longue barbe blanche, que cheveux, favoris, moustache, barbiche se trouvaient dans un pêle-mêle indébrouillable, et n’offraient qu’une imperceptible éclaircie aux rayons fauves qui se dégageaient de ses prunelles noires. L’estomac appuyé sur la table, la tête courbée dans son assiette, il gardait une position qui ne permettait pas de juger de la fraîcheur du costume que portait le contemporain de Notre-Seigneur ; mais son énorme toison blanche et le gigantesque gourdin déposé auprès de l’horloge étaient plus que suffisants pour arrêter mes soupçons. Sans prendre le temps d’achever mon souper, j’avertis cinq matelots de mon équipage, et nous courûmes nous placer sur le pont Saint-Denys, où devait passer l’éternel marcheur. À peine étions-nous installés en embuscade, que nous aperçûmes dans la nuit sombre scintiller les fils d’argent de la barbe du juif. Il passa ; nous lui adressâmes un respectueux bonsoir, et lui fîmes des offres d’hospitalité ; mais lui, sans répondre à nos civilités, continua son impitoyable marche, et, une demi-heure après, il traversait le village de Kamouraska, qui se trouve à une bonne distance de l’endroit où nous étions. Le lendemain, je trouvai sur les planches du pont Saint-Denys quelques gouttes de sang caillé. Elles avaient suinté des pieds endoloris de celui qui, rencontrant Jésus sur la route du Calvaire, se mit à rire de ses chutes, puis à ridiculiser son pas alourdi par les péchés de l’homme, et en expiation fut condamné, lui et sa race, à faire sans cesse le tour du monde.

Cette légende, très-populaire dans nos campagnes, eut pour effet de calmer Bidou. D’ailleurs, il n’y avait guère moyen de contredire le capitaine : c’était un rude matois, au poing velu, qui ne souffrait pas l’interruption.

Si Jérôme Tanguay était né pour faire un monsieur, Létourneau avait eu pour lot, en venant au monde, de se trouver à point pour voir les choses les plus extraordinaires de la terre. Une de ses plus fortes croyances de marin était celle qu’il avait vouée à la sirène.

Malheur à celui qui l’aurait contredit sur ce chapitre-là ! L’une d’elles ne l’avait-elle pas prévenue de l’approche d’une épouvantable tempête, alors qu’il était ancré aux Sept-Îles, l’année qui vit périr onze goëlettes dans ces parages redoutés ?

À son avis, un sien ami manqua, il y a quelques années, l’occasion de faire une jolie fortune. Il avait appareillé sa barge pour aller pêcher la morue sur les fonds du Cap Chastes ; déjà son embarcation s’emplissait à vue d’œil de beaux poissons, lorsqu’en voulant retirer son hameçon pour le bouetter, il sentit qu’il y avait prise au bout. Il se mit à ramener sa ligne, brassée par brassée, dans cette attitude penchée, tête hors bord, que savent prendre tous les vrais pêcheurs de morues : horreur ! il aperçoit, à une profondeur de huit pieds, une tête de femme qui montait vers lui ! C’était une sirène que le malheureux avait accrochée par le coin de la lèvre supérieure.

— Elle était toute jeune, disait Létourneau, à peine vingt-deux mois, et ne parlait pas encore ; car les sirènes parlent comme de vraies créatures, ajouta-t-il. Son teint était frais comme de la belle chair de flétan, sa figure comme celle d’une jeune fille : un voile de peau fine partait de son front, ombré par une abondante chevelure, et retombait jusqu’à la ceinture où sa forme humaine se confondait avec celle d’un poisson ordinaire. Comme elle se plaignait fort tristement, le pêcheur, tout effrayé, la reconfia fort doucement à la mer et jura de ne plus remettre la main sur une ligne.

— Il a tenu parole, ajouta Létourneau, mais il a refusé une fortune ce jour-là…… Tout de même, termina-t-il avec conviction, à sa place j’en aurais fait autant.

C’était aussi l’avis de l’auditoire ; car pour certains pêcheurs il y a des poissons auxquels on ne touche pas. Exemple : l’espèce de morue que le commerce désigne sous le nom de hadock et que le vulgaire appelle le poisson de Saint-Pierre. La légende veut que ce soit la première pièce tirée hors des filets par le grand apôtre, au jour de la pêche miraculeuse. Depuis, le dos grisâtre du poisson porte en noir l’empreinte de trois des doigts du chef de l’Église.

En ce moment, madame Tanguay, debout devant moi, une assiette de faïence à la main, me disait :

— On est loin des vieilles paroisses, ici ; et nous n’avons pas toujours ce qu’il nous faut dans une place nouvelle ; mais prenez toujours ceci, et excusez du peu.

C’étaient des beignes cuits dans l’huile de pourcil ; tout le monde y mordait à belles dents. Je fis de même, et, ma foi ! ce n’était pas mauvais.

Pendant que nous nous rafraîchissions, Jérôme, ne pouvant rester inactif, se prit à nous chanter une jolie ballade.

Mais à ce moment le petit Descoteaux, penché vers la fenêtre depuis quelques instants, cria d’une voix chevrotante :

— Prends garde, Jérôme, les marionnettes sont sur la maison.

Ce curieux avertissement rendit Tanguay muet comme un poisson. C’est une croyance commune à beaucoup de pêcheurs et d’habitants qui vivent sur le littoral du bas Saint-Laurent, qu’un air d’instrument ou une chanson dite le soir, lorsque le temps est calme, fait danser les marionnettes à volonté. Malheur à l’imprudent Orphée qui s’amuse à jouer avec les sylphes mystérieux qui tressent les blonds fils de l’aurore boréale. À mesure qu’il les regarde nouer leurs valses, il se sent fasciné : et le lendemain matin, on le retrouve immobile sur la grève. Son âme s’en est allée se mêler à la danse vertigineuse des marionnettes.

Un soir, ajouta Descoteaux en m’expliquant cette poétique croyance, nous étions allés faire une promenade au large, lorsqu’un de mes oncles s’avisa de les faire danser. Petit-à-petit leur cercle de feu vint se rétrécir au-dessus de notre tête ; les marionnettes se mirent à tournoyer autour de la berge et à nous passer le long des oreilles avec une rapidité étourdissante. Mon pauvre oncle ne faisait plus un mouvement, et les regardait avec de grands yeux fixes. Heureusement nous touchions aux galets ; nous le transportâmes sans connaissance à la maison, et ce n’est qu’au contact d’un rameau bénit qu’il reprit ses sens.

La vieille horloge de Jérôme se mit à sonner onze heures. Dans l’ombre, les chandelles de suif allongeaient leurs mèches fumeuses hors des goulots de bouteilles qui les retenaient, et le lumignon du plafond tremblottait dans son bec de fer où l’huile commençait à se faire rare. Chanteurs et conteurs demeuraient silencieux et fatigués ; seule la mer, toujours rajeunie, déferlait au loin le ressac. Le père de madame Tanguay, le vieux Jean Pierre, se leva, et secoua sa pipe. Ce fut le signal de la prière.

Puis, chacun alla se coucher. Et c’est ainsi que les bonnes gens d’en bas s’acheminent sans regrets, sans désirs et sans remords, vers le coin obscur du cimetière de leur paroisse. Ils ont en partage la seule poésie et le véritable bonheur d’ici-bas : l’immensité de la mer et le calme pur de la conscience. Contents de leur sort, chez eux, joies, deuil, travail, tout se passe simplement et uniment, sous l’œil et en la sainte garde de Dieu.

L’AMIRAL DU BROUILLARD

I

Il y a plus de cent cinquante ans que ces choses se sont passées. J’ai tellement entendu raconter les détails de cette histoire par le grand’père de Jean Paradis, notre ancien voisin de la rue du Vieux-Pont, que je puis encore la servir toute chaude, bien que lui-même la tînt aussi de son grand’père.

L’Angleterre était alors gouvernée par la reine Anne, qui avait une cour magnifique. Ceux qui vivaient en ces temps-là n’étaient pas des sots, paraît-il : ils s’habillaient en soie et en velours, mangeaient dans des plats d’or, et buvaient du meilleur. Néanmoins l’époque avait son petit défaut, assurait l’arrière-grand’père de Jean ; on coupait le cou à ceux qui déplaisaient à la reine.

Or, un soir, il y avait fête au palais. On dansait, on riait, on jouait gros jeu, et tout allait pour le mieux, car la reine Anne avait ri à deux reprises différentes, lorsque tout-à-coup les figures se rembrunirent. L’amiral Walker causait dans l’embrasure d’une fenêtre avec la jeune miss Routh et, comme ces amours étaient vus d’un mauvais œil par la reine, en les apercevant en tête-à-tête, elle avait froncé le sourcil.

Néanmoins, comme l’orchestre allait son train, et que la reine s’était mise à danser un menuet, chacun vit bien que l’orage n’éclaterait que plus tard, et, dès la troisième minute, tout le monde avait oublié l’incident, à l’exception toutefois de Walker et de la reine Anne.

La nuit se passa à festoyer, et le jour suivant à bien dormir, pour mieux s’amuser à la prochaine fête.

Le lendemain soir, danses et chants avaient repris possession du palais de la reine. Il y avait foule ; seuls miss Routh et l’amiral Walker n’y étaient plus !

Pendant qu’on sautait ainsi à Londres, le grand’père du grand’père de Jean Paradis finissait de charger son navire à la Rochelle, petite ville du pays de France. Sa dernière pacotille était hissée à bord ; et, du vent plein ses voiles, le beaupré tourné vers Québec, le Neptune commençait à labourer l’océan de son taille-lame.

On était alors en pleine guerre avec la France. Le Canada en supportait bien sa quote-part ; car les Bostonnais faisaient de leur pis pour se l’annexer.

Cependant le navire du père Paradis boulinait toujours son brin de chemin, tant et si bien qu’une belle nuit il se trouva au milieu d’une flotte anglaise de quatre-vingts vaisseaux. Le vieux marin se gratta l’oreille, arpenta fièvreusement son banc de quart, ajusta sa lunette ; mais il n’y avait pas à tortiller : le Neptune amena pavillon.

On fit un bon feu dans les faux-ponts du pauvre navire canadien, et une demi-heure après, le capitaine Paradis, tristement accoudé sur le bastingage anglais, regardait brûler sa petite fortune, pendant que sous lui louvoyait tranquillement l’Edgar, vaisseau amiral de 70 canons, commandé par le Walker de la reine Anne. C’était triste ; mais il fallait digérer ce malheur, sans rien dire, car derrière l’Edgar filaient soixante-dix-neuf gros vaisseaux de ligne.

Que faire en pareil cas ? Se tenir tranquille, n’est-ce pas ? Eh bien ! oui, et c’était aussi l’avis de l’arrière-grand’père de Jean. Ah ! c’était un rude pilote tout de même, qui connaissait le fond de son Saint-Laurent sur le bout du doigt. Il savait où gisaient le moindre récif, le plus petit banc de sable, les cayes les plus inoffensives, et comme cette réputation-là n’était pas volée, elle s’était répandue parmi les Bostonnais, qui virent dans cette capture une chance providentielle.

À bord, on le nourrit bien, on le régala même ; il avait un beau cadre pour dormir : bref, on le traitait comme le meilleur des officiers ; mais toutes ces attentions passaient sur la rude écorce de Paradis, sans le faire fléchir. Pour âme au monde il n’aurait voulu toucher à la barre du gouvernail ; car avant d’être marin, il était Canadien-français.

Tout avait été mis en œuvre pour venir à bout de cette volonté de fer, sans pouvoir la dompter, et tout en discutant, à force de suivre la vague, on se trouvait déjà par le travers de l’Ile aux-Œufs.

On était alors au 22 août 1711. L’Edgar, immobile sur le flot, semblait dormir, repu de toute cette ferraille qu’il s’en allait vomir sur notre pauvre ville de Québec.

Le capitaine Paradis, calme et tranquille, fixait son œil terne et mélancolique sur un petit nuage blanc qui ne bougeait pas au fond du firmament. Tout-à-coup le flocon blanchâtre fit un léger mouvement dans la direction du sud. Un éclair passa dans le regard du prisonnier.

En ce moment, l’amiral Walker, en robe de chambre, en pantoufles et sa longue-vue sous le bras, tapa familièrement sur l’épaule du père Paradis.

— Eh ! bien, capitaine, nous tenons le beau temps : votre présence à mon bord me porte chance, et si ce petit vent continue à fraîchir, j’espère pouvoir jeter l’ancre bientôt devant votre vieux Québec. Qu’en dites-vous ?

M. l’amiral, il s’est perdu plus d’une ancre en face du cap Diamant.

— Bah ! Bah ! patriotisme creux que toutes ces phrases, capitaine ; et, si j’ai bonne mémoire, un de mes prédécesseurs, Kertk, n’a rien perdu là, puisqu’il a tout pris.

— C’est vrai, cela, M. l’amiral ; mais il y allait avec précaution, votre prédécesseur Kertk : il a dû s’y prendre en deux fois, et cela à douze bons mois de distance, avant de pouvoir s’ancrer solidement par chez nous.

— Malin que vous faites ! vous savez bien pourtant que Kertk n’avait pas à son bord un pilote expérimenté comme M. Paradis, ex-capitaine du Neptune. Est-ce aujourd’hui que vous daignerez condescendre à prendre la barre, capitaine ?

— Je suis votre prisonnier, M. l’amiral, et non pas votre pilote.

À mesure qu’ils parlaient, le vent fraîchissait ; il s’était déclaré franc sud, et dans le lointain commençaient à se dessiner les Sept-Îles. L’Edgar, ployé sous ses voiles que l’on venait de hisser sur un ordre de l’amiral, filait à la diable, serré de près par son nombreux convoi. C’était beau de voir cela, et j’aurais voulu entendre raconter ces choses par le grand-père Paradis. Les matelots chantaient gaiement en tirant sur les poulies, les vergues craquaient sous le poids de la toile qui se gonflait. Mais dans son coin le capitaine Paradis lançait toujours ses regards fauves.

La nuit arrivait à tire-d’aile, et promettait une fière course à l’Anglais, lorsque une voix se fit entendre à l’avant :

A hoy ! des brisants à tribord !

— Lof pour lof ! hurla l’officier de quart en jetant un regard d’épouvante sur son amiral.

La frégate, soumise au gouvernail, fit tête au vent, pendant que Walker disait à son prisonnier :

— Capitaine, il y va de notre vie à tous ; choisissez entre la barre ou le bout de la grande vergue.

Jean Paradis eut un nouvel éclair dans les yeux ; mais il reprit d’une voix lente :

— Je vois bien qu’il est inutile pour un Canadien-français de vous résister. J’amène une seconde fois mon pavillon. M. l’amiral, et sauf le respect que je vous dois, je prends pour deux heures le commandement du vaisseau. Sur mon âme, il ne lui arrivera rien ! Faites carguer les voiles ! ne laissez que la toile des huniers, ainsi que la mizaine. Dites-leur ça en anglais !

Un silence de mort régnait à bord ; on n’entendait que les hurlements de la tempête qui arrivait dans le lointain, et les bruits de la manœuvre commandée par le capitaine. L’Edgar, docile à la moindre pression de la rude main du Canadien, se cabrait comme un cheval que l’on dompte. Le long des sabords on voyait filer les lueurs de la mer qui, étincelante, se brisait à quelques encâblures de là sur les récifs, et déjà l’Île-aux-Œufs était dépassée, lorsqu’un coup de canon se fit entendre à l’arrière. Il venait du convoi qui n’avait pu suivre la course de l’amiral. Puis ce fut deux, puis trois, puis huit, puis quinze coups ; on eût dit que la flotte anglaise faisait le siège de ces cayes moutonneuses. Bientôt un immense cri de détresse s’éleva et domina toutes ces détonations ; il fut suivi d’un éclat de foudre, et alors les gens de L’Edgar virent ce que n’a jamais vu l’œil humain.

Une gerbe flamboyante sortit du fleuve ; la colonne de feu monta dans les airs, luttant de force avec l’ouragan qui l’étreignait, et dans sa lutte échevelée, l’immense ruban rouge éclaira en serpentant le plus grand tableau d’horreur que puisse présenter la mer. Le tonnerre venait de tomber sur le vaisseau-poudrière. Aussi loin que la vue portait, le Saint-Laurent était rouge d’uniformes anglais. Partout des têtes vivantes se heurtaient contre des fronts morts, et des centaines de nageurs cherchaient à se délier de tout un monde de cadavres qui dansaient sur la crête des vagues. Au loin, sur l’Île-aux-Œufs, huit frégates éventrées recevaient dans leurs coques béantes les lames qui venaient s’y engouffrer.

Un cri rauque sortit de la chambre du commandant et un homme, en robe de chambre et en pantoufles, s’élança sur la dunette de L’Edgar en criant :

— Le Marchand de Smyrne ! qu’est devenu le Marchand de Smyrne ?

C’était l’amiral Walker.

Hélas ! le Marchand de Smyrne s’était brisé comme les autres sur l’Île ; et, à son bord, se trouvait miss Blanche, la fiancée du commandant.

Le pauvre amiral pleurait à chaudes larmes, et je crois que si le père Paradis eût entendu ses sanglots une demi-heure auparavant, il n’aurait pas jeté l’Anglais à la côte d’une main aussi ferme……

II

L’amiral pleura toutes ses larmes en cinq minutes ; car, une fois son désastre bien constaté, il se tourna flegmatiquement vers Paradis et lui dit froidement :

— Monsieur, je vous avais donné le choix entre la barre ou la drisse de mon hunier ; vous serez satisfait de moi, vous aurez les deux. A hoy ! lieutenant, faites monter le capitaine d’armes. Brown, mettez les fers à ce gaillard-là et faites-le déposer à fond de cale en attendant que justice se fasse.

Ce qui fut ordonné fut fait.

Pendant six longues semaines le père Paradis, enchaîné, ne vit ni ciel ni jour, comme dit la chanson. De temps à autre, le geôlier, en lui jetant sa pitance, lui donnait par-ci par-là quelques nouvelles. C’est ainsi qu’il apprit comment Walker s’était fiancé à miss Routh. Le soir même du bal chez la reine Anne, un lord quelconque lui avait remis son brevet d’amiral, avec ordre de partir la nuit même pour Boston. De grand matin, le nouveau commandant s’était rendu au port d’embarquement, et là, pour éviter les soupçons, il avait mis sa fiancée à bord du convoi, décidé à se marier le jour où la prise de Québec aurait fait tomber tout le Canada sous la domination anglaise. Mais, hélas ! le bras de fer du vieux Paradis avait éparpillé tous ces rêves, et maintenant la fiancée de l’amiral dormait dans les sables de la côte du Labrador, en face de l’Île-aux-Œufs ayant quinze cents cadavres anglais pour monter la garde autour de son cercueil virginal. Tout avait été perdu dans la catastrophe, et les quelques bâtiments chargés de blessés et de survivants, n’avaient pu même remporter le lourd trésor de la flotte que le geôlier ébahi avait vu enterrer sur l’île, au milieu d’un morne qui, d’après ses calculs, ne devait pas être loin de l’endroit nommé aujourd’hui la Pointe-aux-Anglais.

Ces causeries du geôlier aidaient à tuer le temps, lorsqu’un beau jour un choc infernal ébranla la cale où gisait l’arrière-grand’père de Jean. Il perdit connaissance, et à quelques jours de là, il se retrouvait dans une maisonnette bâtie sur les bords de la Tamise. Tout ensanglanté, il avait été ramassé sur le rivage par des pêcheurs qui avaient eu pitié de lui et l’avaient porté jusque-là.

Le pauvre amiral Walker, paraît-il, en revoyant les côtes de son pays, avait songé à la réception que lui ferait la reine Anne. Prenant une résolution bien triste, il s’en était allé mettre un tison dans les poudres de la sainte-barbe, et s’était fait sauter. Le capitaine Paradis et une couple de matelots furent seuls sauvés.

Paradis parvint à passer en France, et à trouver là le commandement d’un vaisseau, l’Espérance de Nantes, en partance pour le pays.

La traversée fut heureuse, et, chose extraordinaire à cette saison avancée, il ne rencontra aucune brume sur les bancs de Terreneuve.

Ce navire filait comme s’il eût été béni par le pape, et déjà il était arrivé à la hauteur des Sept-Isles, lorsqu’une accalmie se fit, et le capitaine se trouva saisi par le brouillard qui le força à rester stationnaire. Debout sur son banc de quart, l’oreille et l’œil au guet, il cherchait à interroger ce vague gris qui absorbait l’horizon. Peut-être songeait-il à l’anglais, lorsqu’il entrevit la silhouette d’un vaisseau, puis de deux, puis de huit, puis de vingt, qui s’avançaient à travers l’impénétrable banc de brume. Le père

Paradis croyait rêver, et pourtant il n’y avait pas à douter, c’était L’Edgar qui glissait silencieusement sur le flot, suivi de son convoi. À mesure que les navires filaient, le brouillard semblait courir dans leur sillage, et bientôt, à l’exception de L’Edgar et de quelques autres, tous doublèrent la Pointe-aux-Anglais, entrèrent dans la passe et allèrent s’évanouir sur les récifs de l’Ile-aux-Œufs.

C’était Walker.

Depuis, chaque fois que sur le Golfe la brume s’étend froide et serrée, « l’amiral du brouillard » revient croiser en ces parages.

Derrière lui voguent les vaisseaux surpris dans ces endroits désolés. Sans que les matelots le sachent, il les entraîne à sa suite, — et c’est ainsi que chaque année il y a tant de navires qui périssent dans le Golfe Saint-Laurent.

LE FEU DES ROUSSI

I

le petit cyprien

Il faut tous dire que le petit Cyprien Roussi n’avait pas fait ses Pâques depuis six ans et onze mois.

La septième année approchait tout doucement ; et comme c’était l’époque où les gens placés en aussi triste cas se transforment en loups-garous, les commères du village s’en donnaient à cœur-joie sur le compte du malheureux.

— Rira bien qui rira le dernier, disait la veuve Demers. Quand il sera obligé de courir les clos, et cela pendant des nuits entières, sans pouvoir se reposer, il aura le temps de songer aux remords que laissent toujours les fêtes et les impiétés.

— Courir les clos ! c’est trop sûr pour lui, reprenait mademoiselle Angélique, vieille fille de quarante-huit ans ; mais peut-on savoir au moins ce qu’il deviendra, ce pauvre Cyprien ? J’ai ouï dire qu’un loup-garou pouvait être ours, chatte, chien, cheval, bœuf, crapaud. Ça dépend, paraît-il, de l’esprit malin qui lui est passé par le corps ; et, tenez, si vous me promettiez de ne pas souffler mot, je dirais bien quelque chose, moi……

— Parlez, parlez toujours, mademoiselle Angélique.

— Eh ! bien, puisque vous le voulez, je vous avouerai que j’ai dans mon poulailler une petite poule noire qui me donne bien du fil à retorde. Elle ne se juche jamais avec les autres, caquète rarement et ne pondrait pas pour tout le blé que le bonhomme Pierriche récolte le dimanche. Parfois, il me prend des envies de la saigner.

— Mais, saignez-la, Angélique ; saignez-la, interrompit la veuve Demers. Qui sait ? en la piquant du bout du couteau, peut-être délivrerez-vous un pauvre loup-garou ; car, pour finir leur temps de peine, il faut de toute nécessité qu’un chrétien leur tire une goutte de sang ; ce sont les anciens qui le disent.

— Ah ! bien, ce n’est pas moi qui saignerai Cyprien Roussi ; j’aurais trop peur de toucher à sa peau d’athée !

C’était la petite Victorine qui hasardait cette timide observation, et peut-être se préparait-elle à en dire plus long sur le compte de Cyprien, lorsqu’on entendit une voix avinée qui venait du chemin du roi.

— Tiens ! voilà le gueux qui passe !

— Ah ! sainte bénite ! j’en ai les cheveux à pic sur la tête.

— Oui, c’est triste, bien triste, toutes ces choses, et pourtant, le pauvre garçon en souffrira bien d’autres !

Ces dames se reprirent à jaser de plus belle ; car la voix s’était perdue dans le lointain.

Cyprien Roussi tout jeune encore avait perdu père et mère, et le hazard l’avait confié aux soins d’un vieil oncle, qui avait laissé le neveu pousser à sa guise, sans jamais s’en occuper autrement que pour le gourmander sévèrement lorsqu’il n’arrivait pas à l’heure du repas. Pour le reste, liberté absolue. Aussi, dès l’âge de vingt ans, Cyprien avait réussi à grouper autour de lui la plus joyeuse bande qui ait jamais existé. Il était, par droit de conquête, le roi de tous, roi par la verve, par l’adresse et par la force corporelle. La nature n’avait rien épargné pour façonner au petit Cyprien une bonne et rude charpente. Front haut et dégagé, œil fier et ferme sous le regard d’autrui, tête solidement assise sur un cou planté entre deux larges épaules, poitrine musculeuse et bombée ; tout était taillé chez Cyprien Roussi pour le pousser à une vieillesse de cent ans et au delà. Lui-même, quand on lui parlait de rhumatismes, de maladies mystérieuses, de morts subites et des peines de l’enfer, il se frappait l’estomac de son poing velu, et disait en ricanant :

— Est-ce qu’on craint la maladie ou la vieillesse, avec un pareil coffre ? Là-dessus le chaud et le froid passent sans laisser de traces.

Il n’y avait pas de scandales cousus de fil blanc qu’il n’inventât, lorsqu’un beau dimanche ce fut au tour des paroissiens à être scandalisés.

Pendant la grand’messe, le petit Cyprien Roussi qu’on n’avait pas vu depuis trois semaines, s’était pieusement approché du balustre, et, à la vue de tout le village ébahi, avait reçu des mains de son curé la sainte communion.

II

marie la couturière

Le secret de tout ceci était bien simple pourtant.

Si, le dimanche précédent, on était passé devant la porte de la modeste maison du père Couture, sise au pied d’une de ces jolies collines qui traversent le village de Sainte-Anne, on aurait aperçu le cabrouet de Cyprien, dételé et remisé sous le hangard.

Ce jour-là, bayant aux corneilles, fatigué de courir la pretentaine et de fainéantiser, Cyprien avait appris l’arrivée de Marie la couturière.

Marie la couturière était une grande brune, ni belle ni laide, qui, avec l’œuvre de ses dix doigts, gagnait un fort joli salaire à la ville, où elle s’était fait une réputation de modiste. Elle était venue prendre quelques jours de repos chez l’oncle Couture, et Cyprien s’était levé ce matin-là avec l’idée fixe d’aller la voir.

Le petit Cyprien, le toupet relevé en aile de pigeon, avait fait son entrée triomphale, tenant d’une main son fouet, et de l’autre sa pipe neuve.

Marie était bonne fille. Cet air d’importance n’amena pas le plus petit sourire sur ses lèvres roses. Elle lui tendit gaiement la main, en disant :

— Eh bien ! comment se porte-t-on par chez vous, Cyprien ?

— Mais cahin-caha, mademoiselle Marie : l’oncle Roussi est un peu malade ; quant à moi, ceci est du fer, ajouta-t-il en se passant familièrement la main sur la poitrine.

— Savez-vous que vous êtes heureux d’avoir bonne santé comme cela, Cyprien : au moins, c’est une consolation, pour vous qui mettez sur terre tout votre bonheur, car pour celui de l’autre côté, on m’assure que vous n’y croyez guère.

— Ah ! pour cela, on ne vous a pas trompée, et je dis avec le proverbe : un tu tiens vaut mieux que deux tu tiendras.

— C’est une erreur, Cyprien ; on ne tient pas toujours, mais en revanche vient le jour où l’on est irrévocablement tenu : alors il n’est plus temps de regretter. Voyons, là, puisque nous causons de ces choses, dites-moi, cœur dans la main, quel plaisir trouvez-vous à être détesté de toute une paroisse, et à vous moquer continuellement de tout ce que votre mère n’a fait que vénérer pendant sa vie ?

— Quel plaisir ! mais, Marie, il faut bien tuer le temps, et je conviens, franchement, puisque vous l’exigez, que je, m’amuserais beaucoup mieux à Québec. Ici, pas moyen de dire un mot sans que de suite il prenne les proportions d’un sacrilège. Vous ne me connaissez pas d’hier, mademoiselle Marie, et vous savez bien qu’en fin de compte je suis un bon garçon, mais je n’aime pas être agacé, et dès que l’on m’agace, je……

— Eh bien, je…… quoi ?

— Sac à papier ! je ris.

— Vous riez, pauvre Cyprien ! mais savez-vous ce que vous faites ? vous riez des choses saintes. Dieu, qui de toute éternité sait ce que vous deviendrez……

— Vous lisez, mademoiselle Marie, vous lisez trop ; vos lectures vous montent à la tête, et quelquefois, ça finit par porter malchance.

— Ne craignez rien pour moi, Cyprien, et vos facéties ne m’empêcheront pas d’aller jusqu’au bout, car je veux vous sermonner tout à mon aise. Vous le méritez et vous m’écouterez, je le veux !

Cyprien, étonné de se trouver si solidement empoigné, se prit à se balancer sur sa chaise.

— Ça y est, Marie ; j’emprunte les longues oreilles du bedeau, et j’écoute votre aimable instruction.

— Aimable, non ; franche, oui. Regardez-moi bien en face, Cyprien ; je ne suis qu’une pauvre fille, qui a fait un bout de couvent, mais qui, restée orpheline à mi-chemin, a su apprendre et comprendre bien des choses. Ah ! Cyprien, ce n’est pas pour vous faire de la peine que je dis ces choses-là ; mais il est pénible de vous voir, vous, fils d’habitant, boire votre champ, au lieu de le cultiver. Dans quel siècle vivons-nous donc, grand Dieu, et où l’intelligence humaine s’en va-t-elle ?

Cyprien ne riait plus ; la tête baissée, les joues vivement colorées, il réfléchissait silencieusement.

Mauvaise cervelle, mais cœur excellent, il ne trouvait plus rien à dire et, comme l’oncle Couture venait de rentrer, après avoir fait le train des animaux et le tour de ses bâtiments, il dit tout simplement à voix basse :

— Merci ! merci du sermon ! il profitera : et maintenant, il faut que je m’en aille ; sans rancune, Marie, au revoir.

En route, il fut rêveur, et fit presque sans s’en apercevoir tout le bout de chemin qui le séparait de la maison Roussi.

Dès ce jour, il y eut un changement notable dans sa conduite. Ses amis ne pouvaient plus mettre la main dessus ; il était toujours absent, et même les mauvaises langues commençaient à chuchoter, car le cabrouet de Cyprien s’arrêtait souvent à la porte du père Couture.

Marie était légèrement malade depuis quelques jours ; le travail avait un peu ébranlé cette frêle constitution, et, sous prétexte d’aller savoir de ses nouvelles, le petit Cyprien passait ses après-midi à la maison de la couturière.

Or, un beau matin, comme Marie était à prendre une tisane, et que Cyprien tout distrait tambourinait de ses doigts sur la vitre de la fenêtre, il se prit à dire :

— J’ai envie de me marier, Marie ?

— Un jour le diable se fit ermite, murmura doucement la malade, en remettant son bol de tisane sur la petite table placée auprès de sa berceuse.

— Je ne suis plus le diable, pauvre Marie ; depuis un mois me voilà rangé. Voulez-vous être ma femme, Marie ?

— Vous allez vite en besogne, monsieur Cyprien, reprit la malade ; et vous profitez de l’intérêt que je vous porte pour vous moquer de moi. Vous ne vous corrigerez donc jamais de votre esprit gouailleur ?

— Dieu sait que je dis la pure vérité, Marie !

— Dieu ! mais tout le Village sait aussi que vous avez dit cent fois ne pas y croire.

— Mademoiselle Marie, Cyprien Roussi vient de se confesser, et il doit communier demain, répondit-il lentement. Marie se tut : une larme brilla dans son œil noir ; puis, faisant effort pour rendre la conversation plus gaie, elle reprit :

— Bien, Cyprien, très-bien ! après avoir été le scandale, vous serez l’expiation ; tout cela est raisonnable ; mais je ne comprends pas comment monsieur le curé a pu m’imposer à vous comme pénitence.

— Oh ! Marie, c’est à votre tour maintenant de railler ! mais écoutez-moi. Il vous sera facile d’être bonne quand je serai bon. Tenez, si vous dites oui, et si vous voulez être madame Roussi, eh bien ! je ne suis pas riche, mais je vous ferai un beau cadeau de noces.

— Et ce cadeau de noces, quel sera-t-il ?

— Je vous jure que de ma vie jamais goutte de liqueur forte n’effleurera mes lèvres !

Marie resta silencieuse un instant ; puis, étendant sa main vers Cyprien :

— Puisque vous dites la vérité, je serai franche avec vous : je vous aime, Cyprien.

Et voilà comment il se fit que deux mois après avoir communié, le petit Cyprien, toujours au grand ébahissement du village, était marié à Marie la couturière.

III

le feu des roussi

Quinze ans s’étaient écoulés depuis ce jour de bonheur et d’union, quinze ans de paix, tels que Cyprien n’avait jamais osé les souhaiter lui-même à ses heures de rêveries les plus égoïstes. La petite famille s’était augmentée d’un gros garçon bien fait et bien portant, et, comme Cyprien s’était vite apprivoisé à l’idée du travail, une modeste aisance l’avait récompensé de son labeur assidu.

C’était à Paspébiac qu’il habitait maintenant ; car il lui avait été difficile de demeurer longtemps dans un village qui ne lui rappelait que le souvenir de ses fredaines passées.

Là, il avait trouvé de l’emploi auprès de la maison Robin qui avait su apprécier cet homme sobre, actif, rangé ; et petit à petit les écus allaient au fond du grand coffre qui renfermait le linge blanc, et s’y amoncelaient en attendant l’époque où le fils Jeannot pourrait aller commencer ses études au petit séminaire de Québec.

Cyprien s’était bien mis en tête de lui faire faire son cours classique, et Jeannot avait débuté en écoutant attentivement sa mère lui inculquer ces principes sages, cet amour de la religion et cette triste expérience du monde qu’elle avait su jadis faire passer dans l’âme du petit Cyprien.

Le bonheur terrestre semblait fait pour cette humble maison ; la paix de l’âme y régnait en souveraine, lorsqu’un soir une catastrophe soudaine y fit entrer les larmes et les sanglots.

C’était en hiver, au mois de janvier.

Marie était seule à préparer le souper auprès du poêle rougi Cyprien et Jean s’en étaient allés causer d’affaires à la maison occupée par les employés des Robins.

Que se passa-t-il pendant cette triste absence ? Personne ne put le dire.

Seulement, lorsque Cyprien et son fils furent arrivés sur le seuil de leur demeure, ils entendirent des gémissements plaintifs. Ils se précipitèrent dans la cuisine, et le pied du malheureux père heurta le corps de sa pauvre femme, qui gisait sur le plancher au milieu d’une mare d’eau bouillante. À ses côtés, une bouilloire entr’ouverte n’indiquait que trop comment le malheur était arrivé.

Pendant deux heures, Marie eut le courage de vivre ; elle offrait à Dieu ses indicibles souffrances, en échange de cette absolution qu’elle savait ne pouvoir obtenir sur la terre ; car alors la côte était desservie par un pieux missionnaire qui restait à une grande distance de Paspébiac.

Agenouillés, Cyprien et Jean pleuraient à chaudes larmes. Déjà Marie, les yeux demi-fermés, semblait reposer, lorsque tout-à-coup elle les ouvrit démesurément grands. Cyprien vit qu’elle baissait : il se leva pour se pencher sur elle, et il l’entendit murmurer :

— Ta promesse, Cyprien, de ne plus boire……

— Je m’en souviens toujours, et je la tiendrai ; sois tranquille ; dors, mon enfant !

Alors Marie s’endormit.

Le silence et les larmes avaient envahi la maisonnette du pauvre Cyprien. Le coup fut rude à supporter ; aussi Cyprien prit-il du temps à s’en remettre. Ce départ avait tout dérangé et, comme bien d’autres projets, celui de mettre Jean au séminaire fut abandonné. En ces temps de douleurs, son père avait vieilli de dix longues années ; cette vieillesse prématurée affaiblissait ses forces ainsi que son courage, et Jean lui-même avait demandé à rester pour venir en aide au travail paternel.

Les jours passaient devant eux, mornes et sans joie, lorsqu’un matin Daniel Gendron fit sa bruyante entrée dans la maison des délaissés. Gendron avait entendu dire que par en bas la pêche était bonne. Si la pauvreté contrariait maître Daniel, en revanche l’esprit d’ordre ne le taquinait pas trop, et, repoussé de toutes les fermes du comté de Montmorency, il s’en était venu solliciter un engagement à la maison Robin. Sa première visite était pour Cyprien avec qui il avait bu plus d’un joyeux coup, lors des interminables flâneries de jadis.

Cyprien n’aimait pas trop à revoir ceux qui avaient eu connaissance de sa vie de jeunesse ; aussi lui fit-il un accueil assez froid. Gendron ne put s’empêcher de le remarquer :

— Comment tu as l’air tout drôle aujourd’hui, maître Cyprien ; est-ce que ça ne te ferait pas plaisir de me revoir ?

— Oui, oui, Daniel, ça me ferait plaisir en tout autre moment ; mais aujourd’hui c’est jour de pêche et, comme tu es novice, j’aime à te dire qu’on ne prépare pas en une minute tout ce qu’il faut emporter pour aller au large.

— Tiens ! je serais curieux de t’accompagner pour voir ça ; tu me donneras la première leçon.

— Je veux bien ; mais si tu veux suivre un bon conseil, tu ferais mieux de profiter de ton dernier jour de liberté ; car on travaille dur par ici.

— Bah ! ça me fait plaisir d’aller jeter une ligne ; et puis, nous parlerons du bon temps.

— Ah ! pour cela, non ! dit énergiquement Cyprien, je n’aime pas qu’on me le rappelle !

— Pourquoi donc, mon cher ? Nous buvions sec et nous chantions fort alors ! Est-ce que cela n’était pas le vrai plaisir, Cyprien ?

— Daniel, ce qui est mort est mort : laissons ça là.

— Comme tu voudras, monsieur ; mais tout de même, tu es devenu fièrement ennuyeux ! et toi qui riais de si bon cœur de notre curé, tu as rattrapé le temps perdu, et te voilà maintenant plus dévot que le pape.

Sans répondre,. Cyprien se dirigea vers la grève, suivi de Jean et de Daniel ; là ils poussèrent la barge à l’eau, et se mirent à ramer vers le large. Le temps était légèrement couvert ; un petit vent soufflait doucement, et tout promettait une bonne pêche. Daniel chantait une chanson de rameur, pendant que Cyprien et Jean fendaient silencieusement la lame ; cela dura ainsi jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés sur les fonds ; alors, ils se mirent courageusement à pêcher.

Pendant deux bonnes heures, ils y allèrent de tout cœur, et la barge s’emplissait de morues, lorsque Daniel interrompit son travail, en disant :

— Ne trouves-tu pas, Cyprien, que la brise s’enforcit ? il serait prudent de rentrer, qu’en dis-tu ?

Cyprien sembla sortir d’une longue rêverie : du regard, il fit le tour de l’horizon ; puis, d’une voix brève, il commanda à Jean :

— Lève la haussière !

Et se tournant vers Daniel :

— Déferle la voile ! je prends la barre ! déferle vite, nous n’avons pas de temps à perdre, Daniel !

Une minute après, la barge était coquettement penchée sur la vague et volait à tire-d’aile vers la pointe du banc de Paspébiac.

On était alors vers les derniers jours de mai : il fait encore froid à cette époque, surtout par une grosse brise, et rien de surprenant si les mains s’engourdissaient facilement. Daniel se soufflait dans les doigts depuis quelque temps, mais portant la main à sa poche, il en retira une bouteille de rhum.

Il la tendit triomphalement à Cyprien :

— Prends un coup, mon homme, ça réchauffe, et ça n’est pas l’occasion qui manque par cette température-ci. Diable ! qui a eu l’idée d’appeler cette baie la baie des Chaleurs ?

— Garde pour toi, Daniel ; je n’en prends pas, merci ! Veille toujours à l’écoute !

Et il secoua tristement sa pipe par-dessus bord de l’air d’un homme qui ne se sent pas le cœur à l’aise.

Cependant la brise montait grand train. De minute en minute, le temps se chagrinait ; les nuages gris étaient devenus noirs comme de l’encre, et pour cette nuit la mer ne présageait rien de bon. Tout-à-coup la barge prêta le flanc, et une vague plus grosse que les autres arrivant en ce moment, couvrit Cyprien des pieds à la tête.

Roussi tint bon tout de même ; sa main n’avait pas lâché la barre ; ses habits ruisselaient, le froid augmentait, et Daniel qui avait à demi esquivé ce coup de mer, s’en consolait en reprenant un second coup.

— Là, vraiment, Cyprien, tu n’en prendrais pas ? Ça fait furieusement du bien pourtant, lorsqu’on est mouillé !

Cyprien eut un frisson ; il ne sentait plus la pression de ses doigts sur la barre ; l’onglée l’avait saisi, et détachant une main du gouvernail, il la tendit enfin vers Daniel et but à longs traits.

Il avait menti à sa pauvre morte !

Le lendemain matin, on trouva à l’entrée du Banc une barge jetée au plein la quille en l’air.

Depuis ce sinistre, on aperçoit à la veille du mauvais temps une flamme bleuâtre courir sur la baie.

— Suivant les rapports de ceux qui l’ont examinée, dit l’abbé Ferland, elle s’élève parfois du sein de la mer, à demi-distance entre Caraquet et Paspébiac. Tantôt petite comme un flambeau, tantôt grosse et étendue comme un vaste incendie, elle s’avance, elle recule, elle s’élève. Quand le voyageur croit être arrivé au lieu où il la voyait, elle disparaît tout-à-coup, puis elle se montre de nouveau, lorsqu’il est éloigné. Les pêcheurs affirment que ces feux marquent l’endroit où périt dans un gros temps une barge conduite par quelques hardis marins du nom de Roussi ; cette lumière, selon l’interprétation populaire, avertissait les passants de prier pour les pauvres noyés. —

Ceci est la pure vérité.

Aussi, voyageurs et pêcheurs, lorsque vous verrez osciller un point lumineux au fond de la baie des Chaleurs, agenouillez-vous, et dites un de Profundis pour les défunts, car vous aurez vu le feu des Roussi.

LE FANTÔME DE LA ROCHE

I

à crédit

— Si je m’en souviens de la légende du fantôme de la Roche ? Je le crois bien ! Sans cela, il faudrait être ignorant de ses traditions de famille ; chez les Frasers on se la lègue de père en fils depuis plus de cent ans. Je veux bien t’en faire part ; car pour toi aussi, enfant, il arrivera ce jour où il te sera donné de voir le terrible fantôme de la Roche.

Autrefois, j’avais un grand-oncle qui vivait dans la rue de Notre-Dame. Cela était en 1764, et tu vois que ça ne date pas d’hier. La basse-ville était alors le quartier le plus aristocratique de ce cher vieux Québec, qu’on commence à démolir. Il nous quitte pierre par pierre, et bientôt il n’en restera plus rien que ses rues étroites et tortueuses, et son cap gris, tout triste de se voir veuf de ses canons. Déjà s’en vont ses vieilles portes dont on était si fier autrefois ; elles gênent la circulation, paraît-il : du moins M. le maire nous l’assure, et il faut bien déranger ces niches poussiéreuses où dort notre histoire, pour laisser passer deux voitures de front ! Ah ! les vieillards sentent bien qu’ils sont de trop maintenant : les jeunes le leur disent tous les jours en se laissant mourir jeunes.

Mon grand-oncle demeurait donc dans la rue Notre-Dame. Je ne l’ai connu que par les récits de mon père ; mais c’était, m’a-t-il dit, un beau vieillard, large d’épaules, l’œil vif, les cheveux grisonnants, qui jadis avait été capitaine dans les « Montagnards de Fraser. » C’était un de ceux qui avaient eu pour triste mission d’aller incendier St. Joachim. Là, il s’était querellé avec le cruel Montgomery et comme tout le monde savait qu’il s’était montré humain, il réussit à captiver le cœur de ma grand’tante, et ils s’étaient mariés après la signature de la paix.

L’ordre était alors arrivé de licencier le régiment, et, comme le ménage n’était pas riche, chacun avait réuni ses modestes ressources pour faire fructifier un petit commerce qui allait tant bien que mal. Ils vivaient sans faste, sans bruit, craints et respectés par tout le quartier ; car si le capitaine Fraser était honnête homme, il exigeait la même qualité de tous ceux qui l’approchaient, et, pour être plus certain de son coup, il ne faisait jamais crédit.

Or, un jour, l’oncle Augustin était debout à la porte de son échoppe, la main passée chaudement dans la large ceinture en laine fléchée qui lui serrait la taille, selon la mode du temps. Il faisait froid ; c’était en automne, et sans doute le capitaine Fraser songeait que vers cette époque il chassait autrefois le chevreuil dans ses rudes et chères montagnes d’Écosse. Autour de lui circulaient en bandes joyeuses les voyageurs, qui s’en allaient passer l’hiver à trapper et courir les bois et les solitudes de l’Ouest. Ce soir-là même, les bateaux devaient partir pour hiverner à Montréal : les anciens avaient pronostiqué une saison longue et giboyeuse, et chacun allait retenir son passage.

Certes, il faisait bon de voir tous ces braves gens partir ainsi le cœur gai, le sourire aux lèvres ; et tout en se disant cela, mon oncle murmurait :

— Ils ont bien raison d’être joyeux, ma foi ! le travail les attend là-bas, tandis que voilà la morte saison qui arrive pour moi.

Il en était là de son monologue, lorsqu’un voyageur, se détachant du groupe qui flânait au coin de la rue, s’en vint timidement vers mon oncle.

— Bonjour, capitaine Fraser, lui dit-il, en ôtant respectueusement son bonnet de fourrure.

— Bonjour, l’ami ! qu’y a-t-il pour votre service ?

— Vous m’avez donc oublié, capitaine, puisque vous ne me tutoyez plus ?

— Pardine ! il vient tant de monde à mon magasin que cela serait encore très excusable. Allons, approche ici, que je te reconnaisse !

Le voyageur s’avança vers le capitaine, qui lui frappa joyeusement sur l’épaule, en disant :

— Tiens ! tiens ! cet excellent Martial Dubé que j’ai tiré des griffes du capitaine Goreham. Sans moi, mon homme, tu étais proprement scalpé.

— C’est très-vrai cela, M. Fraser : sans vous ça y était, mais tout de même, ce service n’a pas été aussi grand que vous semblez le croire.

— Et comment cela, Martial ?

— C’est que, voyez-vous, capitaine, tout dans Beaumont a été brûlé et mis à sac par les « Rangers » du misérable Goreham : aujourd’hui, il ne reste plus rien à ma vieille mère qui travaille maintenant à la journée chez des habitants. À son âge, c’est dur, capitaine ! Elle a soixante ans passés, et toute cette misère m’a forcé de partir pour courir ma chance et essayer de lui venir en aide en montant dans les bois.

— Tu fais bien, mon garçon, et ce ne sera pas moi qui t’en blâmerai ; je connais le commandement : « Père et mère tu honoreras afin de vivre longuement. »

— Oui, oui, je le connais, moi aussi, et je trouve que c’est beau comme commandement, mais comme promesse, ça ne vaut pas grand’chose, car en somme la vie n’est pas drôle…… Avez-vous des chemises de flanelle à vendre, capitaine ?

— Certainement, Martial, et des plus belles encore ; comment t’en faut-il ?

— Oh ! pas celles-là, M. Fraser, elles sont trop cher : décrochez-en de vos communes, et rien qu’une ; car je n’ai pas de moyens, et il me faut encore une paire de bottes sauvages, une ceinture de laine, un couteau avec sa gaine, et dire qu’il va me falloir demander toutes ces choses-là à crédit.

— À crédit ! mais tu dois bien savoir, Martial, que je n’en fais jamais ; j’ai même refusé d’ouvrir un compte pour le gros colporteur Larivière, qui vend de la marchandise jusqu’en bas de Saint-Jean-Port-Joli.

— Je le sais, reprit tristement Martial, mais pour moi, vous ne me refuserez pas, M. Fraser. Regardez, je suis pauvre maintenant ; puis, tout le monde s’accorde à dire que l’hiver va être magnifique pour la pelleterie. Vous n’y regarderez pas de si près, monsieur, et vous n’empêcherez pas un malheureux de partir pour gagner honorablement quelques sous et venir en aide à sa mère. Voyons, M. Fraser !

— Mais, mon ami, si j’écoutais ainsi tout le monde, il me faudrait fermer boutique avant la fin de la semaine. Pour ne pas me ruiner, j’ai dû établir une règle sévère, et je ne puis m’en départir.

— Allons ! M. Fraser, un peu de pitié, pour l’amour de Dieu : je n’ai pas d’autre garantie à vous donner que ma parole ; mais soyez sûr qu’elle vaut celle du Roi de France, et, mort ou vif, je vous payerai ce que vous allez m’avancer !

— Si je savais que tu serais discret…… mais en route, on parle ; il faut bien se vanter un peu quand on n’a plus rien à se dire, et ce que je ferais pour toi, il me faudrait le faire pour d’autres. À ce compte, toute transaction serait impossible, et il n’y aurait pas de commerce pour tenir debout pendant six mois.

— M. Fraser, je n’en dirai rien, je vous le promets.

— Mais si tu allais te noyer en route, Martial ?

— Je vous l’ai dit, M. Fraser ; mort ou vif je vous payerai.

Mon oncle Augustin était un brave homme au fond. Il décrocha lestement ce que Dubé lui avait demandé, en fit un paquet, et le lui mit sous le bras.

— Merci, capitaine, merci : ne craignez rien ; serais-je au fond du purgatoire ; je reviendrais vous payer.

II

martial paye sa dette

Un soir, vers onze heures, le capitaine Fraser, après avoir jeté un regard dans l’obscurité du dehors, verrouilla fortement sa porte, essuya du revers de sa manche la vitre de la petite lanterne qu’il tenait à la main, et, avant de monter se coucher, commença l’inspection qu’il faisait chaque soir dans son magasin.

Ballots de marchandises fraîchement arrivés d’Écosse, boîtes à thé venues de Chine, mélasses et guildives des Îles, eaux de vie de France, toutes ces bonnes choses de commerce défilaient sous le rayon de sa lanterne.

Partout l’ordre régnait : la nuit promettait d’être tranquille ; à la porte résonnait le pas cadencé d’une patrouille, et de temps à autre arrivait un cri de détresse, poussé par le passant attardé que les matelots pressaient pour recruter la marine de S. M. Britannique, représentée en ce moment par deux gros vaisseaux de ligne ancrés dans la rade de Québec.

Pas un voleur ne rôdait aux environs, et l’oncle Fraser, satisfait de sa promenade nocturne, se disposait à aller se mettre au lit, lorsqu’en dirigeant un dernier rayon de lumière vers son comptoir, il aperçut, assis sur un ballot et la tête tristement appuyée dans une de ses mains, son ancien client, Martial Dubé.

— Diable ! que fais-tu là, mon garçon ? dit-il d’une voix mal assurée.

— La vie est un rêve, capitaine, et pendant que je vous parle, mon pauvre corps roule au fond de la baie de Ste. Croix. Je me suis noyé cette nuit, et je viens vous payer M. Fraser.

De grosses sueurs froides perlaient du front de mon oncle ; sa main tremblait, et, les yeux écarquillés, il regardait le spectre avec une telle épouvante qu’il comprit ses paroles sans les entendre.

Les esprits sont ainsi faits : ils peuvent nous parler sans qu’aucun son vienne frapper l’oreille.

— N’ayez pas peur de moi, M. Fraser, continua l’imperceptible voix du spectre. Les morts ne savent plus commettre le mal, et la méchanceté ne se trouve que sur la terre des vivants. D’ailleurs, je vous aime, vous le savez, capitaine Fraser. Quant à ma dette, voici comment vous serez remboursé. J’ai laissé dans un coffre, à la Pointe Lévis, quelques effets qui sont de bonne vente. Prenez sur le produit l’argent qui vous revient de droit, et avec le reste faites-moi dire des messes.

La voix s’éteignit peu à peu dans un murmure confus, et mon oncle se retrouva seul dans son magasin. La petite lanterne sourde lui montrait toujours le ballot où Martial s’était assis ; mais le mort s’était évanoui avec la voix sépulcrale.

Alors M. Fraser regagna lentement, à reculons, la petite porte qui menait à l’escalier. Il grimpa les marches quatre à quatre, et quand il fut bien pelotonné sous ses couvertes, ma grand’tante l’entendit murmurer :

— Ah ! ma bonne Luce ! Martial Dubé vient de me confier des choses que je ne te dirai qu’à l’heure de ma mort.

III

le fantôme de la roche

Depuis longtemps le corps de Martial Dubé avait disparu sous les vases de la Baie de Ste. Croix.

Les biens de la terre continuaient à combler mon oncle de leurs faveurs : la prospérité débordait autour de lui, et son commerce l’avait mis à même d’acheter une belle propriété située dans le bas de Beaumont.

Là, il vivait heureux et honoré ; ses capitaux étaient utilisés de manière à profiter à tout le monde. Il s’appliquait surtout à donner un véritable cours d’agriculture pratique aux paysans, et chacune des grosses récoltes qu’il engrangeait prouvait plus contre la vieille routine que n’importe quel argument. Les saines leçons qu’il avait puisées dans ses champs d’Écosse le servaient à ravir, à en juger par les blés magnifiques que vers l’automne il s’en allait échanger à la ville contre du bon or anglais.

On était alors au 21 octobre 1779 ; mon oncle venait d’avoir 41 ans, et comme il ne remettait jamais au lendemain ce qui pouvait se faire la veille, il était dans son champ et donnait des ordres pour le faire labourer. L’été des sauvages arrivait, et ce matin-là, le temps s’était révélé superbe pour la charrue et pour les bœufs. Leurs grands naseaux humaient à délices les chaudes effluves qui sortaient du sol : au loin la nonnette et la mésange jetaient leurs cris plaintifs dans les feuilles qui, avant de mourir, se drapaient frileusement sous leurs couleurs vives et pleines du jeu des lumières. On aurait dit qu’un souffle de printemps passait sur la prairie : l’insecte bruissait sous l’herbe jaunie, le vent était tiède, le soleil chaud, et pourtant toute cette nature allait disparaître avant un mois sous un épais linceul de neige.

La terre ressemble dans nos climats du nord à l’homme vieilli : l’une renaît et meurt sous les baisers du soleil ; l’autre, parti de l’enfance, s’en retourne vieux et chancelant par l’enfance, et l’une est un enseignement pour l’autre.

Or, après avoir donné ses ordres, mon grand oncle descendit vers un petit vallon, où coulait une source d’eau vive. Il dut s’y rafraîchir. Une demi-heure après, Pierre Touchet, qui guidait les bœufs, le vit reparaître et se diriger vers sa maison. Il était pâli, et lui qui d’ordinaire marchait si alerte et si droit, il s’en allait distraitement, la tête penchée et les deux mains derrière le dos.

Pierre crut à quelque chose d’extraordinaire et, laissant là sa charrue, il le suivit à distance pour voir ce qui allait se passer.

M. Fraser gravit lentement les marches de son perron. Sa femme était précisément à la porte qui balayait l’entrée : il la baisa au front, et, décrochant le cor qui lui servait à rappeler les hommes du travail, il se prit à le sonner vigoureusement.

Debout sur le seuil de son manoir, le capitaine Fraser ressemblait à une apparition de sa jeunesse disparue. C’était ainsi qu’il devait sonner l’hallali du cerf, au fond des gorges sauvages des montagnes du Morven ; calme et impassible, c’était ainsi qu’il devait redresser sa haute stature sous la pluie de balles que le Royal Roussillon et le Royal Angoulême faisaient grêler sur son régiment, au terrible jour de la bataille des plaines d’Abraham.

Tous ses hommes couraient à travers champs ; on les voyait venir à qui mieux mieux, croyant trouver la maison ou les bâtiments en feu ; mais le capitaine Fraser, sans répondre aux questions, sonnait toujours du cor, jusqu’à ce que Louis Vallières, le dernier arrivé, eût mis le pied dans la salle où d’ordinaire les travailleurs mangeaient.

Alors il ferma la porte, se fit apporter un fauteuil, et, faisant asseoir tout le monde, il dit :

— Mes enfants, j’ai tenu à vous réunir pour vous dire combien je suis heureux de vous voir tous aimer l’agriculture et tous assidus au travail. Continuez ; gagnez toujours votre pain honnêtement, et vous vous assurerez une vieillesse honorée. Je n’ai pas cessé de songer à votre bien-être, et quand je ne serai plus là, mes héritiers ont ordre de vous traiter avec la même sollicitude. Maintenant veuillez me pardonner les torts que j’ai pu avoir envers vous ; l’homme est né pécheur, et bien des fois j’ai pu vous froisser par ma sévérité : aujourd’hui l’heure de l’oubli est venue. Ne cessez pas d’être doux et bienveillants pour vos semblables. Tout est récompensé en ce monde, et parce que jadis je fus bon envers un nécessiteux, je viens de recevoir une grâce inespérée. Dieu a permis que je fusse averti : au soleil couchant je dois mourir. Martial Dubé m’est apparu sur la roche du vallon ; il m’a dit que tout était fini, et je n’ai que le temps de me préparer. Attelle au plus vite, Pierre, et va chercher M. Duchesnau, notre curé.

Pierre se mit en route pendant que tout le monde pleurait, et que ma grand’tante ne savait où donner la tête.

Au milieu de tout ce monde en sanglots, mon oncle conservait son sang froid ; il donnait ses dernières instructions, écrivait des lettres à ses parents d’Écosse ; puis, quand le curé fut arrivé, ils s’enfermèrent tous deux, et Dieu seul sut ce qui se passa entre ces deux hommes. Seulement, lorsque l’abbé sortit, on m’a rapporté qu’il avait les yeux pleins de larmes, pendant que le front de mon grand-oncle rayonnait d’une sérénité angélique.

Cependant le jour baissait ; c’était en octobre, cinq heures allaient sonner, et le soleil part vers cette heure-là. Mon oncle fit rouler alors son grand fauteuil auprès de la fenêtre qui regarde l’île d’Orléans et les Laurentides ; il murmura quelque chose à l’oreille de sa femme ; puis, reposant sa main gauche dans celle de ma grand’tante, de l’autre il bénit ses enfants à genoux auprès de lui.

En ce moment le soleil plongea sous l’horizon, et mon oncle Fraser, inclinant légèrement la tête, remit son esprit entre les mains du Seigneur.

Depuis lors, chaque fois qu’un Fraser doit mourir le fantôme de la roche lui apparaît.

MON AMI JEAN

I

se souvenir, c’est chanter

Nous étions compagnons d’enfance, Jean et moi : même âge, même goûts, même joies, mêmes peines. Nous vivions porte à porte, et nous étions inséparables. C’était le même cœur qui battait sous deux poitrines différentes, et nos mères avaient pris l’habitude de nous appeler les frères siamois.

Je me rappelle encore nos jeux.

Lui, il façonnait de petits morceaux de bois en svelte et gracieuse chaloupe. Un bout de ruban rose faisait la voile ; quatre brins de soie représentaient les cordages ; un manche de plume remplaçait le mât, et, en poussant des cris d’admiration, nous livrions aux flots la frêle nacelle.

Alors, la ronde commençait, et Jean nous chantait de sa voix un peu fausse :

V’la l’bon vent,
V’la l’joli vent,
V’la l’bon vent,
Ma mie m’appelle.
V’la l’bon vent,
V’la l’joli vent,
V’la l’bon vent,
Ma mie m’attend !

Pendant que nous chantions, toute penchée sous la brise qui faisait à peine bercer les fraisiers en fleurs, notre balancelle voguait bravement, et s’en allait à tire-d’aile faire naufrage sur ces jolis cailloux de quartz argenté qui nous firent si longtemps envie, mais que nous ne pûmes jamais nous décider à aller quérir. Pour cela il aurait fallu se mouiller, ce qui nous aurait valu la grosse pénitence d’être solidement attachés par une corde de laine au pied du grand fauteuil de la bibliothèque. La voile du pauvre vaisseau clapotait tristement sur l’eau, au grand ébahissement des canards qui, le cou allongé, les pattes prêtes à nager, s’étaient effrayés pour si peu. Mais la panique ne durait qu’une seconde, et les coins-coins rassurés se remettaient à barbotter dans la mare tout à leur aise, dès qu’ils avaient vu frémir, puis se torde, quille en l’air, et rester là inerte sur l’eau, la terrible frégate de Jean.

Moi, pendant tout ce temps, je préparais un petit dîner sur l’herbe.

Nos assiettes n’étaient pas coûteuses : quelques feuilles arrachées aux érables qui poussaient en famille devant la maison paternelle. Nos doigts servaient de fourchettes. La nappe se mettait sur nos genoux, et nous croquions frugalement les noisettes du bois voisin.

Oh ! mes souvenirs d’enfance, qui me rendra vos saintes naïvetés et vos heures de joies si profondes qu’alors elles nous semblaient éternelles ! Vous nous quittez bien vite pourtant ; et l’enfant grandit si tôt qu’il sait à peine la valeur des minutes roses qui s’en sont allées ! Il ne vous comprend que plus tard, lorsque devenu homme il s’essaie à remonter vers vous. Mais, hélas ! la coupe en se vidant n’a gardé que le parfum de ce qu’elle a contenu. Heureux alors celui qui se rappelle les heures perdues, car c’est encore une joie de savoir les pleurer.

Un jour, il fallut dire adieu à toutes ces voluptés et à toutes ces innocences.

Nos mères nous annoncèrent que bientôt nous allions devenir des hommes ; et le soir, en famille, on se mit à parler gravement de notre première communion.

Nos pieuses mamans, pour être plus certaines de nous, nous confièrent alors aux Frères de la Doctrine Chrétienne. Ils avaient une maison en dehors de la porte Saint-Jean ; la règle n’y était pas trop sévère, et comme les fenêtres de la classe donnaient sur le glacis des fortifications, bien des fois les yeux de Jean et les miens se portaient sur ces pelouses où les enfants des soldats jouaient tout à leur aise aux barres, à la balle, à l’attaque.

Certes, les petits oiseaux en cage aiment bien à voir voler et à entendre gazouiller leurs frères du nuage ou du bois : ainsi nous aimions à suivre les ébats de la gent libre. La leçon ne s’apprenait guère pendant ces minutes de rêveries, et les pensums nous arrivaient souvent. Nous les faisions gaiement, et le lendemain cela recommençait, jusqu’à ce que la note nouvelle vînt nous dire, comme d’habitude :

— Travail, assez bien ; mais dissipé en classe.

Alors, on donnait un coup d’épaule pendant une semaine. Nous rattrapions les autres, et c’est ainsi que nous répondîmes merveilleusement au catéchisme, et que nous fîmes une bonne première communion.

Par ici, par là, nous avions un tant soit peu regretté la mare aux canards, les noisettes, les dîners sur l’herbe ; mais, pour être homme, il fallait connaître Lhomond à fond, jusqu’aux participes exclusivement : l’addition, la soustraction, la multiplication, la division n’avaient plus de secrets pour nous : nous prononcions à merveille le th anglais, et toute cette immense érudition nous avait fait trouver mûrs pour le Séminaire de Québec.

Là, notre cours classique s’était fait comme à l’ordinaire. Jean était trop méthodique pour se permettre de sauter une classe, et moi, si j’aimais la gymnastique, j’avais celle-là en horreur. Clopin-clopant, on se suivait ainsi d’année en année, et quand les vacances arrivaient nous passions nos veillées à dessiner, à faire de la musique, à rire et à causer. Ma sœur allait se mettre au piano et chantait :

V’la l’bon vent,
V’la l’joli vent,
V’la l’bon vent,
Ma mie m’appelle,
V’la l’bon vent,
V’la l’joli vent,
V’la l’bon vent,
Ma mie m’attend

Chacun se regardait en souriant.

On se sentait si heureux de vivre, et puis, partout où l’œil s’étendait sur les horisons de la vie, il n’entrevoyait que joies, fleurs, soleil et parfums.

Alors chacun faisait chorus à la chanteuse, et nous disions follement :

V’la l’bon vent !
V’la l’bon vent !

Nous avions dix-sept ans ; et à cet âge, se souvenir, c’est chanter !

II

se souvenir, c’est pleurer

Depuis trois ans, Jean vivait heureux.

Il avait deux enfants, et sa femme se montrait toujours pieuse, bonne ménagère et pleine de dévouement. Quant à lui, ses goûts n’avaient pas changé ; c’était bien ce même Jean, tel que je l’avais aimé autrefois, avec sa nature ardente et joyeuse. Pourtant à certaines heures, une secrète tristesse l’empoignait ; alors j’essayais de le faire causer ; mais il se renfermait dans ces monosyllabes discrets et polis qui font dérailler toute confidence.

Un jour, il fallut bien tout m’avouer Jean avait des dettes : son revenu ne suffisait plus pour solder les gros intérêts de l’hypothèque, et sa terre allait être vendue aux enchères publiques.

Que faire en pareille circonstance ? Jean n’avait pas le sou ; moi, j’étais sans crédit, et ce que les prêteurs d’argent veulent, ce sont de bonnes garanties et de solides endosseurs. La terre paternelle tomba donc sous la main du shérif.

Julie, sa femme, avait été prévenue. En bonne et courageuse femme qu’elle était, elle accepta cette épreuve avec résignation et, comme Jean lui disait :

— Gagnons les États-Unis ! on dit qu’il y a de l’argent à faire pour quiconque s’y montre honnête et industrieux.

Elle répondit :

— Avec toi, j’irai au bout du monde. Je sais coudre, je me ferai modiste.

— Moi ! je ferai l’école, je travaillerai à n’importe quoi. Là-bas, je ne suis pas connu ; je ferai de tout ce qui est honnête.

Ce fut encore là une terrible émotion pour moi ; mais bientôt je dus faire comme eux. J’allais au Mexique où je passai deux ans. Pendant ce temps-là, Jean travailla dur, Julie aussi, et le pain quotidien leur parvenait. Mais c’était tout juste, paraît-il.

Les deux enfants tombèrent malades de la scarlatine. Comme ce malheur était arrivé l’hiver, il fallait d’abord tenir le poêle toujours chaud ; puis payer les soins du médecin, puis aller acheter les remèdes chez le pharmacien. Peut-être n’aurait-on pas songé à se plaindre, car après tout c’était l’épreuve du bon Dieu ; mais les larmes, longtemps contenues, jaillirent quand il fallut porter ces chers petits enfants au cimetière, et la peine jointe au travail excessif finirent par faire prendre le lit à la pauvre Julie.

Dès les premiers jours de cette nouvelle angoisse, Jean quitta l’enseignement et s’en alla demander de l’ouvrage à un maître menuisier. Celui-ci lui offrit deux dollars par jour. C’était presque l’aisance ; mais mon pauvre ami n’avait pas l’habitude du rabot, et son bourgeois ne le trouvant pas assez habile, le congédia en lui confiant quelques dessins de meubles à exécuter.

Cela le fit vivre pendant quelques mois, et lui permit de soigner Julie, sans quitter la maison.

Un jour pourtant les commandes manquèrent, et alors, comme il n’y avait plus qu’une ressource, Jean songea à l’hôpital.

Julie y entra souriante et résignée, pour ne pas trop désespérer son mari. Au fond, la pauvre enfant savait que tout était perdu ; ses poumons commençaient à s’en aller.

Jean avait le cœur gros lorsqu’il entendit se fermer la grille de l’hôpital ; mais il était pétri de volonté, ce garçon-là ; aussi, se remit-il comme de plus belle à battre le pavé de New-York, jusqu’à ce qu’il eût trouvé quelque chose à faire, et qu’il fût entré, comme correcteur d’épreuves, au Courrier des États-Unis.

Les gages n’étaient pas forts ; mais cette besogne lui allait, puisqu’elle lui permettait de s’échapper parfois pour courir auprès de sa chère Julie. Il lui apportait alors de ces mille et un riens qui rendent les malades si heureux ; puis on causait du pays, et l’on faisait des projets d’avenir.

Julie approuvait tout ; elle seule savait que c’était fini, et qu’elle s’en irait avec les feuilles.

Jean, de son côté, la trompait en lui disant ces choses ; la fatigue, la misère les chagrins lui rongeaient la poitrine, et ils étaient là tous deux assis en face l’un de l’autre, souriant à la vie et ne songeant qu’à la mort.

Un jour pourtant, Jean défaillit et prit, lui aussi, la terrible route de l’hôpital.

Cette même semaine-là, Julie prenait le chemin du ciel, et comme personne n’était venu réclamer son pauvre corps, d’après la règle de la maison où elle était morte, le numéro 91 appartenait de droit aux internes de l’établissement.

Et pendant que ces formalités légales s’accomplissaient, Jean, en proie à une consomption galopante, aggravait son mal en songeant à toute la peine que sa mort causerait à la pauvre délaissée !

Un matin, le médecin, en lui tâtant le pouls, lui dit :

— Monsieur Jean, vous devez avoir quelque chose qui vous chagrine ; voyons, dites-moi ce qui vous mine le cœur, dites-le moi, mon enfant ; cela vous fera du bien.

— Ah ! docteur, si vous étiez assez bon pour vous informer à l’hôpital des femmes du numéro 91, vous me feriez grand plaisir. Seulement, si vous lui dites que je suis malade, n’ajoutez pas que je suis en danger ; elle en mourrait !

Le lendemain, comme le médecin approchait de son lit, Jean se souleva péniblement, le coude appuyé sur son traversin.

— Eh bien ! docteur, cela va-t-il ? ma femme se sent-elle mieux ?

— Oui, monsieur Jean, elle est mieux, bien mieux. Je viens de la quitter !

Et le médecin continua sa visite, les yeux prêts à pleurer.

Certes, il l’avait vue, bien vue, la chère malade : depuis deux jours la belle Julie n’était plus qu’un squelette préparé que les étudiants en médecine avaient tiré au sort, ce matin même, sous les yeux du docteur.

En entendant les paroles du médecin, Jean laissa retomber sa tête sur son lit, et pendant quelques instants, à voir l’éclat fiévreux de son regard, on s’aperçut bien que sa pensée était auprès de sa femme. Puis, une crise de toux survint, et sur son mouchoir parut une goutte de sang ; mais comme son voisin de douleur l’observait, il feignit de s’endormir.

Du moins, ce fut dans cette position-là que je le trouvai. J’étais revenu du tropique, et à force de démarches j’avais réussi à savoir où mon pauvre ami Jean se mourait.

En me voyant, il allongea tristement la tête hors des draps ; puis, me tendant sa main amaigrie, me dit en ébauchant un sourire :

— Eh bien ! mon pauvre Henri, moi qui me suis pris à aimer les voyages, me voilà à la veille d’en faire un bien long, n’est-ce pas ?

Puis, il ajouta :

— On n’en revient pas de celui-là, mon pauvre ami, et c’est pour cela que je veux te demander un service. Aie soin de Julie quand je ne serai plus. Ramène-la au pays : tous ces gens qui nous entourent sont trop occupés de leurs affaires, et l’on meurt mal à son aise par ici.

Il fit une nouvelle pause, et comme une crise de toux nouvelle le faisait cracher, il dit douloureusement :

— Mon pauvre Henri, le médecin m’a défendu de parler !

Alors nous restâmes l’un vis-à-vis de l’autre à nous regarder dans le blanc des yeux, comme deux vieux amis qui se voient tous les jours et qui n’ont plus rien à se dire. D’ailleurs, de quoi aurions-nous pu parler ? Rien qu’à nous voir comme cela, nous devinions que tous deux nous avions souffert ; et comme le malheur est muet, cela nous suffisait.

Pourtant le dénouement approchait, et dès sept heures du matin, le dernier dimanche de décembre, le médecin, en faisant sa tournée, me dit :

— Faites venir le prêtre, et ne quittez pas d’un instant le lit de votre ami ; il passera avant la brunante.

C’était vrai, cela, et une heure après sa confession, le délire le prit. Il me disait alors, en me prenant les mains :

— Monsieur le docteur, quand je serai mort vous me croiserez les mains sur la poitrine, après avoir eu soin de leur remettre mon chapelet béni par le Pape ; puis, vous déposerez au pied de mon lit deux cierges allumés, un crucifix au milieu, et une soucoupe pleine d’eau bénite où trempera une petite branche de sapin. C’est ainsi que cela se pratique pour les morts dans mon pays. Mon pays, c’est le Canada……

Puis il éclatait en sanglots.

— Voyons, Jean, lui dis-je, inutile de faire l’enfant ; le docteur dit que ton cas n’est pas désespéré ; d’autres sont revenus de plus loin.

Il ouvrit de grands yeux, comme s’il eût cherché à reconnaître cette voix ; puis, faisant un effort pour parler, il me dit en montrant sa poitrine amaigrie :

— Non, Henri, je sens que tout est fini ! la machine ne fonctionne plus, et je ne reverrai plus mon pays, ni ma bonne Julie ! Oh ! mon Dieu, ayez pitié de moi ! Docteur, ne m’abandonnez pas !

Ses larmes reprirent leur cours le long de ses joues pâles, et je vis bien que cela était mieux de laisser le moribond à sa douleur.

Pour lui, en ce moment, se souvenir, c’était pleurer.

III

se souvenir, c’est prier

Maintenant, tout est fini. Julie, la sainte et la souriante, a traîné sur la table de dissection ; ses petits enfants gisent dans un coin de cimetière quelconque, et mon ami Jean est perdu au milieu de la fosse des pauvres de Greenwood.

Si cette triste histoire d’émigration vous fait peine, eh bien ! priez pour eux, priez pour nos Compatriotes qui souffrent sur la terre étrangère.

Le meilleur souvenir, c’est prier.

DODO ! L’ENFANT !

le chapelet du pape

Ma grand’mère était petite, frêle, vive à la riposte, bonne pourtant comme toutes les âmes trempées dans la foi, et par-dessus tout, charitable à faire reprendre au prophète Élie ce vieux manteau éternellement troué et râpé, qui nous arrive encore si parfumé, porté sur les ailes d’or de la légende biblique.

Dans notre famille, ma grand’mère a joué le rôle des grands génies vis-à-vis de l’humanité. Douce, prévoyante, parole convaincue, ferme et ardente, excellent conseiller, dévotion évangélique, chez nous elle a tout conservé, tout embaumé sur son passage. Aussi, lorsque nous la nommons, nos voix tremblent, nos cœurs s’émeuvent, et à cette heure même, une larme coule sur ma joue et se mêle à ces lignes. C’est que, voyez-vous, son lot sur terre n’a pas été ce qu’il y a de plus rose. Nous étions dix à la maison. Tout cela criait et mangeait plus que pauvreté ne l’exigeait. Tout cela avait besoin de louanges, de réprimandes, d’avis, de douces paroles, de pénitences et de bonbons, et Dieu merci ! rien ne nous a manqué de ces choses nécessaires, les bonbons inclusivement.

Quand, à travers les années, je me retourne vers mon enfance si lointaine et si joyeuse, je revois encore ma grand’mère, tricotant frileusement au coin de son feu et racontant à ses petits enfants réunis autour d’elle les infortunes du Chaperon Rouge, les grandeurs de Peau d’Âne, la conduite inconvenante de Barbe-Bleue et les pérégrinations du Petit Poucet. Comme on se pelotonnait, et comme on se serrait les uns à côté des autres lorsqu’elle disait :

— Ma grand’mère, pourquoi avez-vous de grandes dents ?

— C’est pour mieux vous manger, mes enfants ! reprenait la même voix un peu grossie.

Le petit Chaperon Rouge était l’épouvantail infaillible qui nous dispersait tous, lorsque mère-grande voulait se recueillir. Augusta, Joséphine, Alice se réfugiaient alors auprès de maman qui faisait le raccommodage du jour. Jules montait son superbe cheval de bois ; Arthur, revêtant ses habits pontificaux taillés dans du beau papier doré, disait sa messe ; Émile écoutait les rons-rons du chat et demandait à mon père comment était faite cette étrange musique que roucoulait l’inoffensif matou ; Henri sonnait de la trompette, comme si les modestes murs de la maison eussent été les murailles de Jéricho ; Napoléon, les doigts étendus devant la lampe, tâchait de façonner sur la tapisserie l’ombre du profil d’un lapin, et mère-grande, joyeuse, libre et débarrassée de cette meute aboyante, se livrait alors au plaisir favori de la journée : elle endormait le petit Charles.

Petit Charles était le Benjamin de ma mère. Trop grand pour son âge, maigre, souffreteux, en le voyant on pressentait qu’un jour il partirait, et cesserait d’être notre frère pour devenir l’ange gardien de la famille. Aussi, l’une des berceuses favorites de ma grand’mère était celle qui commence ainsi :

Les anges de ton âge
Dorment leur doux sommeil,
Bercés dans un nuage
Soyeux, frais et vermeil.
Leurs rideaux sont le voile
De la mère d’amour ;
Leur lampe est une étoile
Du céleste séjour.

D’autres fois, penchant sa figure ridée et blanchie par l’expérience et par l’âge, sur le visage émacié du petit, grand’mère fredonnait doucement la triste complainte de Voitelain :

Dodo, l’enfant dodo !
Les malheureux vieillissent vite ;
Dodo, l’enfant dodo !
Garde tes larmes pour tantôt !

Charles s’endormait petit à petit, et mère-grande, lui passant au cou le chapelet du Pape, se levait alors sur la pointe des pieds, et allait le déposer sans bruit dans la petite couchette en noyer qui est devenue aujourd’hui l’héritage des Sœurs Grises.

Le chapelet du Pape ! Ah ! c’était moi qui, dans une de mes longues courses par le monde, lui avais rapporté cette précieuse relique.

Dix fois dans le mois, grand’mère me faisait raconter comment je l’avais eue ; et, puisque ces choses me reviennent toujours à la mémoire, vaut autant vous les dire tout de suite. Bien que ma grand’mère soit morte, je suis persuadé que son âme m’écoutera avec autant de plaisir que jadis ; — et il me semble l’entendre m’interroger, tout en conduisant ses aiguilles dans la trame de son tricot :

— Eh ! bien, Henri, tu as donc eu la chance de voir le Pape ?

— Oui, grand’mère, je l’ai vu ; je lui ai parlé et il nous a bénis, vous en particulier.

— Allons, raconte-moi ça, mon enfant, et tâche de te bien rappeler toutes ses paroles ; la mémoire est un des dons du Saint-Esprit, et tous les jours je remercie le bon Dieu de me l’avoir conservée.

Alors les aiguilles s’arrêtaient dans le tricot ; et toute la bruyante nichée se rapprochait pour saisir toutes les paroles de mon récit.

— Grand’mère, commençai-je alors, vous n’êtes pas sans savoir que le Pape demeure au Vatican, immense palais situé à droite de la sainte basilique de l’apôtre Pierre. Or, par un dimanche tout ensoleillé, comme j’étais en train de dégringoler les quatre piani de mon hôtel pour aller dîner, je m’arrêtai tout court sur l’une des marches du dernier escalier, car un bruit de voix sonores sortait de la loge du concierge. Mon nom fut prononcé ; puis, j’entendis le bruit sec et métallique d’une mollette d’éperon battant le parquet en marbre.

C’était un dragon pontifical qui venait m’apporter un billet de monseigneur Negroto, m’annonçant que Sa Sainteté me recevrait en audience, ce jour-là même, à deux heures précises.

Sollicitée depuis plusieurs jours, cette audience était sans cesse remise ; et puis, dois-je vous l’avouer, grand’mère ? il fallait quitter Rome bientôt, et mon cœur se désespérait.

Mais il s’agissait bien de cela maintenant. La lettre de monsignor était là sur ma table, et il ne faut pas s’étonner si, ce jour-là, le dîner fut oublié.

Nous avions autre chose à penser. D’abord, je dis nous ; car il fallait se procurer un long voile pour Joséphine, les femmes n’étant admises au Vatican que voilées et vêtues de noir. Il fallait encore rassembler tous les objets de piété que nous voulions rapporter bénis au Canada ; puis, trouver quelques minutes pour nous recueillir un peu ; car c’était à ne pas y croire, grand’mère : dans une heure nous allions parler au Pape !

À une heure trois quarts pourtant, tout était prêt. Une voiture de place nous attendait, et bientôt nous traversions rapidement le pont Saint-Ange, pour ne plus nous arrêter qu’en face de la statue équestre de Constantin. Nous étions au Vatican, et ce fut l’âme joyeuse, le cœur léger, que nous passâmes entre les hallebardiers Suisses, et que nous montâmes l’immense escalier qui conduit à la salle des audiences publiques.

Une trentaine de personnes y étaient déjà réunies. C’étaient des prêtres, des religieuses, deux militaires, trois ou quatre bourgeois, un attaché d’ambassade, et mon œil se plaisait à errer de groupes en groupes, lorsqu’un bruit traversa la salle, et l’une des portes latérales s’ouvrit pour laisser passer trois prélats vêtus de violet.

Au milieu d’eux marchait un homme de haute stature, un peu replet, et portant droite et fière une tête resplendissante de calme et de paix intérieure.

Nos genoux fléchirent ; à sa soutane blanche, nous avions reconnu Pie IX.

Mais lui, d’un geste tout paternel, nous fit relever, et, commençant par la droite, il adressa cordialement la parole à celui qui se trouva le premier sur son passage ; c’était un trappiste. J’étais du côté privilégié, mais à la queue tout-à-fait, près de la porte de sortie. Et pourtant il approchait, grand’mère, et à mesure qu’il s’avançait, j’entendais distinctement mon cœur battre dans ma poitrine.

Déjà le Pape était arrivé à mon voisin ; et tout à coup une voix claire, sympathique, fortement nuancée d’accent italien me dit en français :

— D’où êtes-vous, mon enfant ?

— Du Canada, répondis-je en levant les yeux.

Le pape était là, debout devant moi !

— Ah ! ah ! de mon pays de prédilection, continua-t-il en souriant. Votre patrie est une terre de braves, une terre d’exemple et de bénédiction.

Puis, changeant brusquement de sujet :

— Votre évêque n’est-il pas monseigneur… Geon, Regeon ?

— Monseigneur Baillargeon, votre Sainteté.

— Ah ! bien, bien ! je me remets son nom maintenant ; c’est moi qui l’ai nommé, mais il y en a tant que je ne puis me les rappeler tous. Ah ! j’ai bien travaillé pour votre pays. C’est moi qui ai érigé les diocèses de Bytown, de Trois-Rivières, de St. Hyacinthe, de Hamilton, de Sandwich et de… c’est le dernier » celui-là… il a presqu’un nom polonais, mais on m’a dit que c’était un nom sauvage.

— Probablement le diocèse de Rimouski, votre Sainteté.

— Celui-là même, mon enfant. Ah ! si Dieu daigne préserver ma vie, je ferai encore autre chose pour vous, pour l’Amérique, avec l’aide du St. Esprit et de sa grâce.

Puis, se tournant du côté de ma femme qui se tenait debout près de moi :

— Quelle est cette dame ? votre sœur, sans doute ?

— Pardon, saint Père, c’est ma femme.

— Votre femme ! mais vous êtes bien jeunes tous les deux, mes enfants.

— Que voulez-vous, saint Père, j’ai cru prudent de ne pas attendre l’âge des patriarches, et je suis marié depuis un an.

Le pape se prit à rire de ce gros rire métallique qui lui est particulier, en disant :

— C’est bien, très-bien, mes enfants.

Puis, redevenant grave tout-à-coup :

— Maintenant, je vais vous bénir, ainsi que les objets de dévotion que je vous vois entre les mains.

Nous nous agenouillâmes, et c’est en ce moment que je demandai au pape l’indulgence in a ticulo mortis pour vous, grand’mère, ainsi que pour tous les membres de la famille.

Pie IX leva la main ; vous étiez tous bénis et la faveur suprême nous était accordée.

Le pape allait s’éloigner et traverser la salle, lorsqu’en retournant d’un pas, il laissa tomber cette question :

— Et que faites-vous là-bas, au Canada ?

— Je suis officier du gouvernement canadien, et à mes heures de loisir, je m’occupe de littérature.

Alors revenant vers moi et me regardant fixément, il dit en scandant chaque mot :

— La plume est une puissance plus grande que l’épée ; c’est par elle que la bible et l’évangile nous ont été transmis. Servez-vous toujours de la vôtre avec des intentions de paix, de justice et de dévouement à l’Église votre mère.

Il devint rêveur une seconde, puis reprit :

— Quand vous serez retourné là-bas, mon enfant, dites à vos compatriotes que vous avez vu le pape et que, fort de la parole toute puissante de Dieu, il ne craint rien des embûches qu’on lui tend. L’Église catholique a soif de persécutions ; elles forment la sève de son tronc vivace, et plus elles sont fortes, plus l’arbre immortel grandit et s’élève majestueusement vers l’éternité.

Il nous quitta alors, et parcourut jusqu’au dernier les divers groupes qui étaient disséminés dans la salle. Puis, lorsqu’il eut donné une bonne parole à chacun, le pape s’approcha de quelques marches disposées au fond de l’appartement, et, redressant sa haute stature, se prit à dire, d’une voix forte, à la foule prosternée de nouveau :

« Mes enfants, voici l’heure venue de vous donner ma bénédiction. Je vous bénis, vous et vos parents, et cette bénédiction ira s’étendre jusqu’à la quatrième génération. Je bénis vos proches, vos amis, tous ceux qui vous aiment ; je bénis vos pays, vos évêques, vos prêtres, et tous ceux qui vous gouvernent, afin que vous soyez toujours dans la voie droite, et que vous y persévériez jusqu’au jour où, je l’espère, nous nous rencontrerons tous dans la félicité sans bornes. Élevez vos cœurs ! Priez, pour être tous pénétrés des dons et des lumières du Saint-Esprit, et au jour où, brisés par l’agonie, vous vous tordrez, pleins de terreurs, sur l’oreiller solitaire de la mort, vous vous apercevrez, quoi qu’en disent les beaux esprits et les libres-penseurs, que la bénédiction de l’humble vicaire du Christ peut encore et pourra toujours jusqu’à la fin des siècles anéantir la puissance du démon et de son cortège immonde. Allez en paix, et soyez donc tous bénis, au nom du Père, au nom du Fils, et au nom du Saint-Esprit. »

Un silence profond suivait toujours ce récit ; chacun se recueillait et semblait se répéter les dernières paroles du pape. Appuyée dans sa berceuse, grand’mère joignait ses mains sur ses genoux ; alors, la tête inclinée, elle semblait recevoir de son petit-fils cette bénédiction de Pie IX. Puis sa voix tremblante disait :

— Et le chapelet, Henri, tu ne t’es pas trompé ; c’est bien celui du pape ?

— Oui, grand’mère, c’est bien lui.

Alors elle se levait lentement et s’en allait, appuyée sur sa canne de frêne, l’enlever des mains de petit Charles endormi. Elle baisait avec ferveur le saint souvenir ; ses lèvres tremblaient en murmurant l’Ave, et ses doigts roidis et noués par l’âge couraient pieusement sur les dizaines. La soirée s’envolait ainsi, et ce fut comme cela que le chapelet devint un des plus grands enseignements de notre famille.

Si vous vous en souvenez bien, nous étions une nichée de dix à la maison. Or, petit à petit, chacun de nous avait fini par sortir la tête hors du nid. L’imprudent mesurait l’espace un instant, battait de l’aile, puis finissait par prendre sa volée. Les uns partirent pour l’étranger, d’autres pour le collège ou le couvent, et un jour grand’mère se trouva seule avec le petit Charles, inquiet et toujours souffreteux.

L’aiguillon du mal avait développé l’intelligence de Charles. Grand’mère mettait à son service sa longue expérience et la sagesse de ses vieux ans. C’étaient là les hochets de l’enfant, et rien n’égalait la joie charmante qu’il éprouvait lorsque la leçon se cachait sous un de ces contes comme elle seule savait nous les dire.

Une nuit pourtant, ces lèvres fines et gauloises se fermèrent à tout jamais.

Une faible indisposition s’était déclarée ; puis, survint un léger étourdissement ; alors grand’mère avait voulu se faire transporter sur le canapé où, cinquante ans auparavant, son mari était mort, et là, sans douleur et sans remords, elle mourut.

Dans la maison, tout le monde sanglotait, et pourtant il fallut bientôt se séparer de la chère dépouille. Grand’mère prit le chemin du cimetière, suivie d’un convoi bien mince ; les justes laissent si peu de traces ici-bas ! Mon compagnon de route et de tristesse fut le petit Charles. Sa main dans la mienne, il marchait à pas inégaux, les yeux rougis, sans trop savoir pourquoi ; c’était le premier mort qui traversait sa vie, et le pauvre enfant ignorait encore le profond mystère de la tombe. Il fut silencieux jusqu’à la fosse ; mais lorsque les cordes crièrent, lorsque le cercueil, balancé au-dessus du trou, fut déposé dans son lit de terre, lorsque le premier coup de pelle du fossoyeur eut gauchement fait rouler un gros caillou sur le couvercle de la bière, Charles me tira par la manche de mon habit et me força à me pencher jusqu’à son oreille.

— Pourquoi mettre grand’mère là-dedans ? dit-il. Mais, regarde donc, Henri ! ils lui jettent des pierres.

— Pauvre enfant, mère-grande est là, parce qu’elle est morte ; ce trou est le chemin par où l’on passe pour aller voir le bon Dieu.

Pendant que la terre se nivelait, Charles ne dit plus rien ; mais au tremblement de sa petite main, je sentis qu’il avait compris, et ce soir*là, je l’entendis pleurer tout bas dans son lit. Dans la nuit, il eut un léger accès de lièvre, et pour l’endormir, je fus forcé de remplacer grand’mère et de lui chanter la navrante berceuse de Voitelain :

Dodo ! l’enfant dodo !
Les malheureux vieillissent vite,
Dodo ! l’enfant dodo !
Garde tes larmes pour tantôt !

LE CRUCIFIX OUTRAGÉ




un procès de sorcellerie à
montréal — 1742

Portés au culte de la légende, à l’amour du mystérieux, par la vie solitaire de la forêt, nos pères se voyaient malheureusement les dupes de plus d’un charlatan rusé.

L’impiété se faisait trappeur, coureur des bois, et hier encore je la voyais, pimpante, coquette, la moustache en croc, le haut de chausses savamment plissé, la dague insolemment relevée sous la pression d’une main gantée, le chapeau à plumet sur le coin de la tête, l’air frondeur, le sarcasme sur les lèvres, surgir d’un curieux procès conservé par un chercheur consciencieux, M. l’abbé Gasgnier.

Le savant prêtre avait extrait ce procès des archives de Montréal pour l’insérer dans le manuscrit qu’il a laissé sous le titre de « la récolte de l’Ermite, » intitulé ainsi d’après la mode littéraire de 1840, temps où le Solitaire d’Arlincourt et l’Ermite de la Chaussée d’Antin faisaient tapage dans le monde des lettres.

En 1742, Montréal n’était pas la cité des palais, la rivale grandissante de New-York.

Elle avait, la figure un peu longue. Ses murailles étaient peu élevées et peu épaisses, n’étant qu’un simple revêtement défendu par quelques bastions ; sa fortification irrégulière suivait les sinuosités du terrain. À l’une des extrémités, était une éminence de terre rapportée supportant une bâtisse très mal en ordre, et la ville elle-même n’avait, à proprement parler, que deux grandes rues longues et étroites.

Cependant c’était une ville où déjà l’on commençait à bien vivre : la bonne chère, la munificence, y tenaient leurs quartiers, et l’ancienne bourgade d’Hochelaga s’acheminait lentement vers ce qu’elle est devenue aujourd’hui, la résidence fastueuse des nababs du commerce et de la banque.

La garnison modeste requise pour la défense de ses palissades et de ses maigres murailles coulait tranquillement ses jours, grâce au calme qui régnait depuis quelque temps sur la colonie.

Il passait bien de mois en mois certains frissons belliqueux ; mais on était loin de Versailles ; les Iroquois chassaient paisiblement sous les hautes futaies qui protégeaient leurs cantons, et l’on ne s’occupait guère qu’à recueillir avidement la moindre nouvelle concernant le voyage aventureux entrepris par de la Vérenderye aux Montagnes Rocheuses.

Parmi les corps cantonnés alors à Montréal se trouvait la compagnie de Lafrenière, qui comptait au milieu de ses soldats un enfant perdu de Paris, un peu l’ancêtre du zouave et du zéphir d’aujourd’hui, égayant de temps à autre les ennuis de la caserne par quelques bons tours machinés contre les pékins du temps, posant en loustic partout et quand même, et ne craignant pas plus Dieu que le scalpel de l’Indien.

Il ne connaissait guère en ce monde d’autre mission que celle du gros préfet gascon Romieu qui l’expliquait un jour si joyeusement à son confrère en espiègleries, Henri Monnier.

— Vois-tu, mon cher, disait-il, chaque homme ici-bas accomplit sa destinée. La nôtre consiste à fournir des documents à ceux qui plus tard rédigeront le martyrologe du bourgeois.

Il n’épargnait pas plus ses camarades du régiment ; et le sergent de garde chaque soir prononçait en fronçant le sourcil le nom aristocratique — mais toujours marqué absent sur le rôle d’appel — de Charles-François Flavart de Beaufort de l’Advocat.

Flavart ne s’occupait guère du légitime courroux de son digne sous-officier : il faisait sa punition sans sourciller ; puis, le lendemain soir, il était repris à faire cascader intrépidement par les deux uniques rues de la ville ses rares écus et les charmes de ses vingt-six ans.

Un jour néanmoins, il lui fallut rengainer ses airs d’indépendance, sa fierté sauvage. Flavart était sommé de comparaître devant le procureur du roi, M. Foucher.

Un dernier esclandre avait jeté le fringant soldat entre les mains de ce haut justicier, qui produisait contre lui une charge entraînant l’application de la torture, * la triple accusation de sortilège, de magie et de sacrilège.

C’est le 30 juin 1742 que Flavart comparut devant le tribunal suprême, et comme ce qui se rattache à l’ancienne jurisprudence criminelle de la colonie peut être bon à conserver, je laisserai parler les témoignages tels qu’ils figurent au dossier du procès, en réponse aux interrogations de Messire Jacques Joseph Guiton de Monrepos, conseiller du roi et son lieutenant civil et criminel.

Ils soulèvent un coin du voile qui couvre la vie intime, les habitudes, les superstitions et quelques locutions du temps.


* Entre autres cas de torture, Garneau remarque ceux d’Antoine Hallé et du nommé Goulet, accusés de vol, en 1730, et celui de Pierre Beaudoin dit Cumberland, soldat de la compagnie de Lacorne, accusé d’avoir mis le feu aux Trois-Rivières, en 1752. Ce dernier fut déshabillé et mis dans des brodequins, supplice qui consistait à comprimer les jambes. Le nombre de questions à faire était fixé, et à chacune d’elles la pression augmentait.

Charles-François Flavart de Beaufort de l’Advocat, accusé. Je n’ai rien exigé pour mes prétendues magies. Charles Robidou m’a donné six livres sur les vingt qu’il m’avait offertes pour trouver l’auteur du vol d’une somme de cinquante écus ou trois cents francs. Je n’ai point profané le crucifix, ni les saintes écritures ; ce n’était pas là mon intention. Si je me suis servi de ces choses sacrées, ce n’était que pour intimider les assistants et découvrir ainsi le voleur.

Madame veuve de Celles (Marg. Perreau), témoin. Jeudi soir, vers huit heures, je vis plusieurs personnes chez Charles Robidou ; j’y étais allée à la demande de ma fille. En entrant, j’aperçus sur une table deux chandelles, un crucifix de bois, un miroir au milieu et un petit livre dans lequel Flavart lisait. Je le vis mettre quelque chose dans un papier, le faire brûler, en parsemer les cendres sur le dossier du miroir avec autres poudres et ingrédients, puis faire trois barres avec du charbon.

Madame Robidou, femme de Pierre Coquillard, de Longueuil. Jeudi au soir, étant allée chez mon frère Charles Robidou, je vis le nommé l’Advocat assis, un livre à la main, auprès d’une table où il y avait deux chandelles et un miroir au milieu. Il demanda un crucifix : on lui en apporta un en bois noir ou cerisier de France. L’ayant entre ses mains, il distilla une certaine liqueur sur le derrière de la croix, puis il fit brûler trois petits morceaux de papier.

François Bariteau dit la Marche, cordonnier. J’étais présent en compagnie du témoin ci-dessus. En voyant mettre des poudres sur le crucifix, je me retirai. L’Advocat me joignit alors en m’invitant à mettre mon doigt dans l’huile qu’il avait dans le creux de sa main : je refusai.

Étienne Legros dit Jasmin, soldat. J’étais chez Robidou : je vis un petit flacon et des cartes qui, disait-on, avaient servi à la sorcellerie. L’Advocat versa de la liqueur sur le bout de son doigt pour le faire toucher à ceux qui étaient présents ; puis il mit de cette même liqueur sur les trois extrémités du dossier de la croix. Il l’essuya ensuite avec un morceau de papier qu’il fit brûler, alluma les deux chandelles qu’il avait éteintes, prit le crucifix pour en former trois barres sur la cheminée, mais n’ayant pas réussi, il se servit de charbon.

Mademoiselle de Celles confirme les déclarations précédentes : L’Advocat demanda un crucifix, qu’un nommé Lanoue, cordonnier, fut chercher chez lui. Après quelques difficultés, il le livra au soldat qui le mit, la face renversée, sur le dossier du miroir, et recommença sa lecture, faisant sur le dossier de la croix les mêmes cérémonies que sur le dossier du miroir. Après cela, il fit couvrir les feux, éteignit les chandelles l’une après l’autre et les papiers qu’il faisait brûler. Après chaque verset qu’il lisait, il faisait découvrir peu à peu les feux, y jetant, les uns après les autres, de petits paquets qu’il avait devant lui. Lorsque les chandelles furent éteintes, je vis l’Advocat soulever par temps le miroir, tenant le haut du crucifix entre ses mains. Sa tête était baissée, et il marmottait des prières en latin que je ne comprenais point. Les chandelles étant rallumées, je le vis ôter le crucifix de dessous le miroir, le prendre à la main et essayer avec le bois de la croix des barres sur la plate-bande de la cheminée. J’étais plus près de l’Advocat qu’aucune autre personne. Il invita ensuite les personnes présentes à toucher une des trois barres, ajoutant qu’il devinerait, sans voir, laquelle on aurait touchée. Je le vis de suite prendre le crucifix et le porter près du feu, mais je ne puis affirmer s’il l’a brûlé ou passé seulement à la flamme.

Charles Rodidou, âgé de vingt ans, cordonnier, demeurant en sa maison, sise faubourg St. Joseph de cette ville. Jeudi matin, m’étant aperçu qu’on m’avait volé trois cents livres dans une cassette déposée sur mon buffet, je racontai mon malheur à quelques personnes. Un soldat, le nommé l’Advocat, me dit que si je voulais lui donner vingt livres, il me ferait retrouver mon argent. L’espérance de le trouver me fit accepter cette offre, mais l’Advocat ne voulut rien entreprendre avant que je lui eusse donné six francs, ce que je fis, après les avoir empruntés.

Charles Lanoue. La femme de Robidou avait peur : l’Advocat demanda alors un crucifix qu’on envoya chercher chez moi. Je ne sais qui alla le quérir, ni qui le donna à madame Robidou.

Deuxième interrogatoire : 8 juillet. Flavart de l’Advocat. — Je n’ai jamais demandé vingt livres à Robidou, qui m’a donné six francs pour faire monter ma garde et acheter des ingrédients. Le crucifix appartenait à un nommé Lanoue qui fut le chercher lui-même, me l’apporta et me dit, en me le mettant dans la main :

— N’aille pas ensorceler mon crucifix.

Je lui répondis :

— Il n’y a pas de danger ; je ne suis pas sorcier. Les drogues dont je me suis servi étaient de l’arcanson pilé, de la poudre à tirer et de l’huile d’aspic. Quant à ce qui touche les trois barres, je m’entendais avec Lanoue. Il devait porter sa main en haut, ou sur l’estomac, ou la laisser pendre, ou bien encore la mettre dans les poches de son habit, selon qu’il toucherait à l’une des barres. L’arcanson a été pris chez Lanoue, l’huile était celle dont je me servais pour mon fusil, et la poudre appartenait à mon fourniment.

Charles Lanoue. J’ai vingt-cinq ans, je suis cordonnier de mon métier. Je connais l’Advocat depuis un an, et je le garde pour loger, coucher ou manger quand il veut. J’ai prêté six francs à Robidou pour payer le soldat. Je ne suis pas allé quérir chez nous le crucifix. Tout le complot qu’il y avait entre moi et l’Advocat était de l’aider à lui faire connaître quelle marque on avait touchée, suivant comme je poserais ma main.

M. Guiton de Monrepos. — Où se trouve maintenant le crucifix ?

Charles Lanoue. Je l’ai remis à Messire Dault, curé de Montréal, qui est venu le chercher chez moi.

Le lieutenant-gouverneur donne ordre d’aller chercher le crucifix qui est rapporté au greffe. Il l’enveloppe d’une bande de papier, cachetée du sceau de ses armes et signée « Jacques-Joseph Guiton de Monrepos. »

Charles Robidou. — L’Advocat tenait un couteau à la main, sur la lame duquel il mit trois morceaux de papier de chaque côté du taillant. Il souffla dessus, puis je le vis mâcher du papier, le mouiller avec de l’eau, le presser dans sa main sous le manche du couteau, en faisant découler l’eau. Ces tours ont duré environ une heure

Ici se terminaient le premier et le deuxième interrogatoire, qui ne laissaient aucun doute dans l’esprit du conseiller sur la culpabilité de Flavart. Ils impliquaient de plus dans cette affaire le cordonnier Lanoue et Charles Robidou.

Désireux de démêler la quote-part qui appartenait à chacun d’eux, M. de Monrepos rappelait devant lui l’accusé le 11 juillet, et lui faisait subir un troisième interrogatoire.

Mais il avait affaire à rude tête.

Flavart persista à dire que le crucifix appartenait à Lanoue, qui avait été le chercher lui-même et le lui avait remis entre les mains. Sur cette déclaration solennellement jurée, un mandat de prise de corps était lancé le lendemain contre les deux nouveaux inculpés.

Charles Robidou, malgré sa confiance dans les loups-garous et les conjurations, avait excellent flair.

Voyant la mauvaise tournure que prenait le procès, il s’était esquivé la veille, laissant derrière lui sa femme, qui fut assignée, comparut bravement et, dans ses réponses conformes à celles qui précèdent, ajouta « qu’après les cérémonies faites, ce fut elle qui porta le crucifix chez Lanoue. »

Sa franchise n’empêcha pas la justice d’aller faire une descente chez elle ; heureusement, dans son émigration chez les Bostonnais, le prudent mari s’était fait suivre de ses meubles.

Cela contribua de plus en plus à mettre Robidou sur le cœur de M. de Monrepos, et le 7 août de la même année, l’huissier de Coste « faisant battre la caisse, à défaut de trompette, assignait toujours le sacrilége à comparaître sur la place publique. »

— Nonobstant cela, dit naïvement la chronique, il ne reparut plus.

Moins heureux que son camarade, Lanoue, amené en présence d’un des témoins — mademoiselle de Celles — répète que c’est la femme de Robidou qui fut chercher le crucifix chez lui et le remit aux mains de Flavart ; que, pour sa part de l’affaire, il n’a fait que le reprendre à la fin pour le porter à sa maison.

Flavart, enchanté de pouvoir se donner un gai camarade de galère, jure de plus en plus que Lanoue fut non-seulement le porteur, mais encore qu’il s’en alla le chercher, et cela volontairement et très joyeusement ; puis, les deux coquins, confrontés l’un avec l’autre, se confondent en serments, en conjurations, et en appellent à tous les éléments pour se mieux démentir, et mystifier le conseiller du roi.

La discussion entre Flavart et Lanoue n’avait pas de raison pour finir, lorsque, le 27 août, le procureur du roi trancha dans le vif par son rapport.

Il concluait à la preuve des trois chefs d’accusation — sortilège, magie et sacrilège — pour réparation de quoi il demandait que Charles-François Flavart de l’Advocat fût condamné à faire amende honorable, en chemise, la corde au cou, tenant entre ses mains une torche de cire ardente du poids de deux livres, devant la grande porte et la principale entrée de l’église paroissiale de cette ville, au premier jour de marché, et là, étant nu-tête et à genoux, dire et déclarer à haute et intelligible voix, que, méchamment et mal avisé, il a profané les paroles de Notre Seigneur Jésus Christ crucifié, ce, pour faire le divin…… et en outre, qu’il fût condamné à être battu et fustigé de verges, par les carrefours et lieux accoutumés de cette ville, et qu’il fût banni de l’étendue de cette juridiction pendant trois ans, et tenu à garder son ban.

Ces conclusions étaient ratifiées le 30 août par le jugement de la cour de Montréal, qui ajoutait de plus :

— Flavart de Beaufort sera conduit par l’exécuteur de haute justice, ayant écrit au par devant et derrière :

Profanateur des choses saintes !

Ce fait, l’avons condamné à servir de forçat dans les galères du roi, l’espace de cinq années,

(Signé)Guiton de Monrepos.

Flavart avait de l’énergie, et, s’inquiétant fort peu de cette sentence, en appela au conseil supérieur de Québec.

Ce dernier confirma de nouveau ce qu’avait fait le tribunal de Montréal, retranchant toutefois deux ans aux cinq années de galères infligées.

De plus, son inséparable Lanoue, conduit par les archers de la maréchaussée, devait assister Flavart de Beaufort, lors de l’amende honorable, puis être blâmé en la manière accoutumée et payer trois livres d’amende au roi. Robidou, que l’on tenait toujours à revoir, serait admonesté en la chambre d’audience, et là, laisserait trois livres d’aumônes ; quant à Anne Lanoue, sa femme, grâce à ses dix-sept ans, elle était renvoyée hors de cause.

À quelque temps de là, un certificat signé en date du vendredi, le 5 octobre 1742, par M. Fr. Daine, conseiller, et M. Porlier, greffier, constatait l’exécution de la sentence.

Le clergé catholique s’émut de ce sacrilège. Par son mandement du 10 septembre 1742, monseigneur de Pontbriand ordonnait une amende honorable et une procession de l’église paroissiale à Bonsecours. Deux ans plus tard, le 1er mars 1774, cet évêque instituait la fête du crucifix outragé : elle devait être célébrée le premier vendredi de mars de chaque année, et, en 1804, monseigneur Plessis la remettait au premier octobre, attachant à ce jour une indulgence plénière accordée par un bref du pape en date du 28 mars 1802.

Le crucifix du cordonnier Lanoue est encore dans le sanctuaire des Hospitalières de Québec, et au libre-penseur y allant en curieux comme à l’humble croyant venant y adorer son Christ, les religieuses de l’Hôtel-Dieu raconteront, sans se faire prier, l’histoire du crucifix outragé.

MEXICO


Champlain écrivait, il y a deux cent soixante-quinze ans :

« Tous les contentements que j’avais eus à la vue des choses si agréables de la route, n’étaient que peu de chose au regard de celui que je reçus lorsque je vis cette belle ville de Mechique, que je ne croyais pas si superbement bâtie de beaux temples, pallais et belles maisons. »

Je fus pour le moins aussi agréablement frappé que Samuel de Champlain, et pendant que nous franchissions les fortifications provisoires qui ferment l’entrée de la ville et sa garita, je n’eus que le temps de lire ces deux phrases de Gustave Aymard, sur lesquelles j’étais tombé par un curieux hasard :

— L’étranger qui arrive à Mexico au coucher du soleil, par la chaussée de l’Est, une des quatre grandes voies qui conduisent à la cité Aztèque, et qui seule aujourd’hui reste isolée au milieu des eaux du lac de Tezcuco sur lequel elle est construite, éprouve, à la vue de cette ville, une émotion étrange dont il ne peut se rendre compte. L’architecture des édifices, les maisons peintes de couleurs claires, les coupoles sans nombre des églises et des couvents qui couvrent, pour ainsi dire, la capitale tout entière de leurs vastes parasols jaunes, bleus ou rouges, dorés par les derniers rayons du soleil à son déclin ; la brise tiède et parfumée du soir, qui arrive comme en se jouant à travers les branches touffues des arbres, tout concourt à donner à Mexico un air tout à fait mauresque qui étonne et séduit à la fois. »

Cette description de l’ancienne capitale de Maximilien ne manque pas de vérité, et ma curiosité était excitée au plus haut point, lorsque nos mules, toutes frémissantes d’impatience, entrèrent au galop dans la vaste cour de l’hôtel Iturbide.

Les claquements formidables du fouet de notre cocher nous annoncèrent que nous étions arrivés dans cette ville de fée, que notre naïve imagination de moutard nous représentait toute bâtie d’or, avec des pavés de saphirs et d’émeraudes.

Rien n’égale la sensation de bien-être que l’on éprouve lorsque l’on quitte une diligence mexicaine, pour mettre le pied dans une chambre bien proprette, où l’on peut secouer la poussière de la route dans un grand bassin d’eau fraîche, étirer ses membres engourdis, chausser une paire de bonnes pantouffles et fermer l’œil à volonté.

C’était la réflexion que je me faisais, en poussant derrière moi la porte vitrée du numéro 59, jolie chambrette de l’Hôtel Iturbide.

Il était déjà huit heures du soir, et en grignottant une cuisse de poulet froid, je me mis à feuilleter un des neuf in-folios de l’œuvre rare et fort recherchée par les bibliophiles, que Lord Kingsborough a écrite sur Les antiquités du Mexique, publication princière dans laquelle le noble pair d’Angleterre a englouti toute son immense fortune.

À mesure que les planches magnifiques où sont venus se décalquer les débris de ce que furent jadis les cités populeuses de Cholula, de Ténochtitlan, de Mitla, de Palenqué, de Tlascala, etc., s’échappaient de mes doigts distraits, pour faire place à d’autres monuments et à d’autres ruines, le passé, grand et mystérieux, du sol que je foulais maintenant, secouait la poussière des siècles qui s’était affaissée sur lui, et se dressait devant moi comme le spectre d’Hamlet.

Le front appuyé sur mes deux mains, je me mis à faire ce que Volney faisait sur les ruines de Palmyre : j’essayai de reconstruire pour un instant tout ce passé ténébreux qui était descendu dans l’oubli, en emportant avec lui jusqu’aux traditions les plus simples qui l’avaient illustré.

Alors les questions les plus extraordinaires tourbillonnèrent dans ma pensée.

Comment expliquer cette migration mystérieuse des Toltèques au Mexique vers le septième siècle, chassant devant elle les tribus qui l’habitent, comme les moissons de l’Orient disparaissent devant les courses périodiques des terribles sauterelles du désert, et apportant avec elle des sciences et des arts inconnus jusque-là dans les riches montagnes de l’Anahuac — nom sous lequel était désigné l’empire aztèque — l’architecture, la mécanique, l’agriculture et la civilisation ?

Pourquoi, lorsqu’on s’est habitué à admirer les mœurs douces et polies de cette nation, la voit-on disparaître avec tant de mystère, après quatre siècles de domination, sans presque laisser de trace derrière elle ?

À quelle origine faire remonter ces fières tribus de Chichimèques, d’Alcohuas et d’Aztèques, qui sortent tout à coup des vastes et mornes solitudes du nord, s’installent avec leurs habitudes rudes et austères, avec leurs traditions semblables à celles du peuple de Dieu, sur les foyers encore fumants de la race toltèque et y fondent un puissant empire ?

Lorsque le savant veut percer les mystères de ce passé perdu, il se trouve en face des plus singulières hypothèses, des conclusions les plus contradictoires.

En vain croit-il mettre le doigt sur la solution du problème proposé, en retrouvant tout entière, dès ses premières investigations, la tradition primitive du déluge tel que le rapporte Moïse, avec Tezpi — le Noé Mexicain — sauvant sa femme et ses enfants dans une grande barque d’animaux et de graines de toutes sortes, puis lâchant, au bout de quelques jours de navigation, un vautour qui oublie sa mission sur les cadavres des géants noyés, et ne quittant son arche que lorsque le colibri, plus fidèle à son message, est venu lui rapporter un peu de verdure.

En vain reconnaît-il Ève sous les traits charmants de la femme serpent, la déesse Cihuacohuatl, qualifiée dans les rites sacrés de la religion aztèque du titre de « notre Dame et notre Mère.

En vain se découvre-t-il devant la sereine majesté du Dieu mexicain Theotl — presque le Theos des Grecs — ce Dieu que le grand-prêtre appelait dans ses prières : « le Dieu qui donne la vie, présent partout, qui connaît toutes les pensées et dispense tous les biens ; sans lui l’homme n’est rien ; dieu invisible, incorporel, seul Dieu d’une perfection parfaite et d’une égale pureté ; sous ses ailes, l’homme trouve un sûr abri et le repos. »

En vain s’étonne-t-il de voir mêlé à toutes ces légendes de l’ancien Testament, le saint emblème de notre Foi, la Croix sculptée en bas-relief sur les murs des temples de Palenqué.

En vain retrouve-t-il, lors de la conquête, une de nos plus pures croyances, le Baptême, ne s’administrant, parmi les peuplades de ces lointaines contrées, qu’après une touchante invocation à la déesse Cihuacohuatl « pour que le péché introduit parmi nous dès le commencement du monde, ne s’attache pas à cet enfant, mais que lavé, au contraire, par ces eaux, le nouveau-né puisse vivre et recevoir une nouvelle naissance ! »

Toutes ces pieuses traditions, tous ces saints souvenirs d’une foi plus pure, viennent se heurter, se briser et disparaître devant les rites affreux d’une abominable idolâtrie, qui se pratiquaient par un million de prêtres dans les quarante mille temples de l’empire mexicain.

Alors ces pages poétiques qu’on dirait détachées de la Bible, ce Dieu d’une perfection si rapprochée de celle qui est décrite par Saint Jean dans une de ses plus belles pages, cette sainte institution du baptême, cette croix plantée sur une région inconnue par les mains basanées de quelques modestes apôtres du Christ, s’effacent devant les yeux terrifiés du penseur, qui n’entend plus que les cris sinistres des victimes humaines que l’on offre de tous côtés à des dieux de pierre, et qui essaie rapidement de chasser tout cet horrible cauchemar de poitrines ouvertes, de cœurs sanglants et de mains fouillant ces chairs toutes palpitantes.

J’ai vu cette pierre dans la collection d’antiquités mexicaines conservée au musée de Mexico. Lors de la dédicace du grand temple de Huitzilopochtli en 1486, soixante-dix mille captifs y furent immolés. D’après un chroniqueur, ils étaient rangés par file, et leur procession occupait près de deux milles d’étendue. Un voyageur qui a parcouru le Mexique en 1854, M. Just Girard, dit que le chiffre des victimes annuellement immolées dans ces contrées était vraiment incroyable. À peine trouve-t-on un historien qui l’évalue à moins de vingt mille.

J’ai apporté avec moi les fragments d’une idole de Huitzilopochtli trouvés au fond d’un téocali indien — tombeau — au milieu des ruines d’une ancienne ville aztèque, découverte à quelques kilomètres d’Acatlan, état d’Oajaca, par deux officiers de la colonne dont faisait partie mon bataillon. Ces fragments, ainsi que quelques débris de poteries zapotèques sont aujourd’hui dans le musée de l’Université Laval.

Comme à côté des plus beaux feuillets des annales d’Athènes, de Carthage, de Jérusalem, ou de Rome, l’historien ou le chroniqueur, en voulant pénétrer trop avant dans les brouillards qui enveloppent le passé du Mexique, trouve toujours le beau appuyé sur l’horrible, l’idéal accouplé au réalisme le plus hideux et le plus repoussant.

Regardez-le compulser les volumineuses relations des premiers missionnaires espagnols.

Le voilà qui s’arrête avec bonheur sur la figure douce et paisible du dieu de l’air, de Quetzalcoatl, — l’homme blanc — qui, défendant tout sacrifice sanglant, ne voulait offrir à la divinité que les prémices des fleurs et des moissons, se bouchait les oreilles quand on lui parlait de la guerre, occupait ses loisirs à régler le calendrier mexicain, ordonnait les jeûnes et les prières, exhortait les hommes à la concorde. Il disparut soudainement, lorsqu’il crut sa mission de paix accomplie pour aller du côté où « le soleil se lève. »

Déjà le penseur commence à se croire au milieu d’une terre promise. Tout lui sourit, ce ciel pur, cette atmosphère embaumée de senteurs balsamiques, cette religion presque hébraïque ; mais hélas ! il va bientôt voir son beau rêve s’évanouir.

Voici les Aztèques qui arrivent avec leurs fêtes de sang, et pour en donner une faible idée au lecteur curieux, je lui cite textuellement un passage de l’ouvrage de M. Girard, dans lequel il décrit les solennités qui accompagnaient la fête de l’Âme du monde :

— « Ce Dieu était représenté sous les traits d’un beau jeune homme. Une année avant sa fête — l’année mexicaine se composait de dix-huit mois — on choisissait pour remplir le rôle de cette divinité un captif d’une beauté parfaite. Les prêtres lui apprenaient à jouer son rôle avec la grâce et la dignité convenables. On le couvrait de vêtements magnifiques ; on lui prodiguait l’encens et les fleurs dont les Aztèques n’étaient pas moins amateurs que les Mexicains d’aujourd’hui. Lorsqu’il sortait, il était accompagné d’une multitude de serviteurs, et s’il s’arrêtait dans les rues, la foule se prosternait devant lui, pour lui rendre hommage comme au représentant de la bonne divinité. Quatre jeunes et belles filles, portant les noms des principales déesses, étaient choisies pour être ses épouses. Ses jours s’écoulaient dans la mollesse, dans les festins que lui offraient les principaux nobles, empressés à lui rendre les honneurs dus à un dieu.

« Mais le jour fatal arrivait ; le terme de ses courtes splendeurs était proche. On le dépouillait de ses riches vêtements ; il disait adieu à ses belles épouses ; une des barques royales le transportait au-delà du lac dans un temple construit sur ses bords à quatre kilomètres environ de la ville. Tous les habitants de la capitale accouraient alors pour assister au dénouement de la tragédie. À mesure que la procession gravissait les flancs de la pyramide, le pauvre captif déchirait ses guirlandes de fleurs, et brisait les instruments de musique qui avaient charmé les heures de sa trompeuse félicité. Six prêtres l’attendaient au haut de l’édifice. Ils saisissaient la victime et l’étendaient sur la pierre du sacrifice, bloc de jaspe, convexe dans sa partie supérieure. Cinq prêtres tenaient la tête et les membres du patient, tandis que le sixième, couvert d’un manteau rouge, emblème de son sanglant ministère, ouvrait la poitrine de la victime avec un couteau aigu d’istely — obsidienne — substance volcanique presque aussi dure que l’acier, et plongeant la main dans la plaie, il en retirait le cœur palpitant, le présentait au soleil, objet d’adoration dans tout l’Anahuac, et le jetait aux pieds de la divinité à qui le temple était consacré. La triste histoire du prisonnier était offerte en exemple, par les prêtres, comme le type de la destinée humaine, brillante à son début, mais trop souvent terminée dans la douleur et l’infortune. »

Encore si le drame sanglant se terminait sur l’horrible pierre, on pourrait lui donner peut-être pour excuse les rites inflexibles d’un culte diabolique ; mais le cœur se soulève à le dire, le soir, ces pauvres membres tout déchirés étaient apprêtés de la manière la plus délicate possible, et servis sur des tables fastueuses, toutes chargées de poteries chatoyantes, encombrées de breuvages délicieux et entourées de l’élite de la noblesse qui avait reçu une éducation raffinée dans les solitudes du temple.

Puis, au sortir de ces orgies et de ces dîners d’apparat, tous ces graves magistrats, ces illustres sénateurs gorgés de chair humaine, allaient au tribunal punir de mort le meurtre, faire lapider les adultères, rendre esclaves les voleurs, condamner à la peine capitale l’homme qui reculait les bornes de la propriété de son voisin, qui altérait les mesures établies ou qui ne pouvait pas rendre compte des biens de son pupille. Les généraux et les guerriers s’enfermaient dans leurs casernes pour étudier leur tactique, s’y préparant à conquérir bravement un des trois ordres de chevalerie institués par leurs empereurs, ou allaient visiter dans les hôpitaux leurs camarades ou leurs soldats blessés, traités aux frais de l’État par des médecins spéciaux, « beaucoup plus honnêtes que ceux de l’Europe — dit naïvement un chroniqueur espagnol, Torquemada — car ils ne retardent jamais la guérison pour augmenter les honoraires. » Les femmes, la lèvre encore toute vermeille du sang de la victime, oubliaient l’horrible festin pour se livrer au merveilleux travail des mosaïques en plumes d’oiseaux, et les enfants, encore barbouillés de sauces et de bonbons, allaient en rechignant, apprendre par cœur quelques-unes des poésies du roi malheureux, Nazahualcoyolt, dont les poèmes se ressentent un peu de cette grandeur sauvage qui règne dans les chants d’Ossian ou sur les Hellas Scandinaves, tempérées, jusqu’à un certain point, par la verve épicurienne d’Horace.

Puisque le mot poésie est venu se glisser si à propos sous ma plume, qu’on me permette de citer ici deux fragments des œuvres du royal poète.

La philosophie légère et pétillante de l’un, et la grave mélancolie du second, contribueront peut-être à nous faire oublier toute cette odeur de chairs rôties et de sang torréfié :

— « Bannis les soucis, s’écrie le barde mexicain ; si le plaisir a des bornes, la plus triste vie aura aussi une fin. Tresse donc ta guirlande de fleurs et chante les louanges du Dieu tout-puissant : la gloire de ce monde se fane vite. Réjouis-toi dans la verte fraîcheur de ton printemps : le souvenir de ces jours t’arrachera d’inutiles soupirs. Lorsque le sceptre passera dans d’autres mains, on verra tes serviteurs errer, désolés, dans les cours de ton palais. Toute la pompe de tes victoires et de tes triomphes ne vivra plus que dans leurs souvenirs…… Le bien que tu as fait sera toujours un titre d’honneur. Les grandeurs de cette vie, ses gloires et ses richesses ne te sont que prêtées ; sa substance est une ombre illusoire, et les choses d’aujourd’hui changeront demain. Cueille donc les plus belles fleurs de ton jardin pour en couronner ton front, et saisis les joies du présent avant qu’elles ne périssent. »

Le second fragment roule sur les vanités des choses de ce monde. On y reconnaît la touche grave, rêveuse et mélancolique qui caractérise presque toutes les poésies et les ballades des peuplades du Nord :

— « Toutes les choses de ce monde ont un terme rapide. Au milieu de leurs splendeurs, la vie les abandonne ; elles tombent en poussière. Ce vaste univers n’est qu’un sépulcre où tout ce qui s’agite à la surface sera bientôt enseveli. Les rivières, les torrents, les ruisseaux se précipitent vers leur destinée commune. Aucun ne remonte à sa source fortunée ; tous courent se perdre dans le sein profond de l’Océan. Ce qui était hier n’est plus aujourd’hui. Ce qui est aujourd’hui ne sera plus demain. Les cimetières sont pleins de la vile poussière de corps autrefois animés par des âmes vivantes, qui occupaient des trônes, présidaient des conseils, dirigeaient des armées, subjuguaient des provinces, se faisaient adorer comme des dieux enflés par les chimères du luxe, de la puissance, de l’empire.

« Si je vous demandais où sont les os du puissant Achalchicihtlanextzin, premier chef des anciens Toltèques, et ceux de Necaxetmitl, le pieux adorateur des dieux ; si je vous demandais où est la beauté incomparable de la glorieuse impératrice Xiuhtzal…… Toutes ces gloires se sont éteintes comme la terrible flamme du cratère du Popocatepetl, sans laisser d’autres traces de leur existence qu’une page dans les chroniques ; comme les bouquets de fleurs qui passent de mains en mains, qui se fanent et qui finissent par disparaître du monde.

« Les grands, les sages, les vaillants, les beaux, hélas, où sont-ils ? Ils sont mêlés à la terre. Le même sort nous attend, et ceux qui viendront après nous. »

Ne dirait-on pas une lamentation tombée des lèvres de Jérémie pleurant et priant sur la cendre, au lieu d’un chant composé peut-être au sortir d’une de ces sinistres orgies qui laissent bien loin derrière elles tout ce que le sensualisme et le cynisme romains ont pu inventer.

Pourtant, il ne faut pas trop se hâter de venir poser un stigmate sur le front de cette civilisation, d’après les simples données que la science moderne a su découvrir jusqu’à présent.

Son dernier mot n’a pas été dit.

Les travaux de la commission scientifique du Mexique, fondée par Napoléon III sur les mêmes bases que le fameux Institut d’Égypte, n’ont pas été tous publiés, et je serais étonné de voir se confirmer le jugement défavorable de l’histoire — malheureusement trop vrai jusqu’à présent — contre une nation qui aimait les sciences, les arts, la peinture, la musique, les fleurs et la poésie.

Qui sait ? peut-être ces travaux ajouteront-ils une nouvelle page à l’histoire du Canada ; car on prétend avoir trouvé au fond du Yucatan, une tribu entière d’Algonquins.

Quelle mystérieuse bourrasque d’automne aurait pu arracher et emporter sur ses ailes, si loin des bords du Saint-Laurent, cette feuille morte de nos forêts ?

De tout temps, le costume national du Mexique a servi de thème à l’imagination descriptive de ceux qui se sont occupés de ce pays.

Romans, nouvelles, récits de voyage, lettres particulières, il a trouvé moyen de s’installer partout, et j’avais presque l’intention d’être original en lui fermant ma porte au nez, si un mien ami, qui a la fantaisie d’avoir toujours des habits bien confectionnés, doublés de bonnes et grasses notes de tailleur, ne m’eût assuré que ce serait là une lacune irréparable dans ces croquis esquissés à heures perdues.

Pour satisfaire à cette fantaisie, je débute donc par la culotte, ordinairement en cuir, ouverte sur les côtés, au moyen d’aiguillettes en or ou en argent, — quelquefois de véritables doublons espagnols — et parsemée ainsi d’un système de ventilation on ne peut plus ingénieux.

Au-dessus du pantalon, vient tout naturellement le gilet, veste courte, brodée en fils métalliques précieux et bouffant légèrement sur la poitrine, de manière à laisser entrevoir une fine chemise de batiste.

Une large ceinture en soie sert de trait d’union entre ce dernier vêtement et les inexpressibles.

Le tout a pour sommet un sombrero, immense chapeau en laine brune ou blanche de vigogne, orné d’une toquille et d’arabesques ou de fleurs or et argent ; pour base, des botas vacqueras, produits de cordonnerie, chamarrés de dessins décalqués par des formes en bois.

Voilà le costume du Mexicain à pied.

À cheval, il faut lui passer de longues guêtres en poils d’ours ou de jaguar, destinées à protéger ses calzonillas contre la pluie et la poussière. D’épouvantables éperons damasquinés sortent, en faisant un tapage d’enfer, de dessous ces fourrures ; et sur le côté gauche de la selle bat son fidèle machete, longue épée très-étroite, au fourreau de cuir, et portant le plus souvent, incrustée sur la lame, la fière devise Tolédane, devenue une amère dérision au Mexique :

Non me saques sin razón,
Non me embaines sin honor !


Ne me tire pas sans raison,
Ne me rengaine pas sans honneur !

De l’habit à l’homme, il y a une transition naturelle, et j’en profite.

On a beaucoup écrit et causé sur le type créole ; les uns le donnent comme un modèle de beauté parfaite, les autres le citent comme le suprême du goût et de l’élégance. Tous ces romanciers et ces feuilletonistes ont été plus heureux que moi ; car pendant les quatorze mois que j’ai eus à ma disposition pour l’étudier, je ne lui ai rien découvert de toutes ces bonnes qualités.

Les hommes ont tous un peu des fourberies de Scapin, mélangées d’orgueil espagnol et de cupidité indienne ; le tout enjolivé d’une pointe de stylet italien.

Comme ces bourbiers marécageux qui enfouissent sous le noir poli de leur vase infecte des gouffres sans fond, le Mexicain, sous sa démarche endormie et nonchalante, cache des passions et des vices terribles, qui se développent chez lui avec la rapidité de la végétation de la zone sous laquelle il vit.

Quand il ne passe pas son temps à faire des révolutions — pronunciamentos — et à essayer d’obtenir une position élevée, à force de bousculer les autres et de se hisser sur les cadavres qu’il couche devant lui, il tâche de devenir riche par tous les moyens possibles, afin de satisfaire son terrible penchant pour le jeu.

Il faut alors le voir jeter tout son avoir sur une seule carte à la roulette ou au monté, et doubler ou perdre, avec une indifférence suprême, la fortune qu’il a mis tant d’années à s’amasser.

Pendant les fêtes de Tlalpam, petite ville située à cinq lieues de Mexico, j’ai vu un fermier — ranchero — perdre au monté, sur une seule carte, la jolie somme de $15,000. Cela ne l’empêcha pas de continuer à rouler entre ses doigts la fine cigarette de maïs qu’il était en train de se faire, lorsque le croupier lui annonça cette excentricité de la roue de fortune.

Tous les officiers français qui sont passés par Mexico ont dû rencontrer dans la rue fashionable de la ville — la calle de los Plateros — à l’heure où l’on va au café prendre l’absinthe du soir et faire sa partie de piquet, un petit vieillard tout courbé, marchant avec peine sur son bâton d’épine. Tous ont dû jeter une aumône dans cette main suppliante qui se tendait silencieusement vers eux, mais aucun n’a sans doute songé à se faire raconter le roman incroyable de ce mendiant, jadis un des millionnaires de la cité impériale, et qui, après avoir perdu ses trésors dans une seule nuit, joua son fringant équipage piaffant à la porte, les livrées de son cocher et de ses deux chasseurs, et — la fortune continuant à lui être défavorable — sa montre, son anneau d’or, puis sa garde-robe !

Des faits terribles comme celui que je cite font bien vite juger du moral d’un peuple, surtout quand ces récits peuvent se multiplier à l’infini.

Du reste, en donnant au Mexique les gouttes de son sang volcanique, l’Espagne lui a légué aussi ses vices, qui se ressentent un peu des âpres et brûlantes caresses du vent des Pyrénées.

Le Mexicain — à quelques nobles exceptions près — est aussi vindicatif, rancunier et fanatique que l’Espagnol, moins honnête et moins énergique que lui.

Je suis sévère, mais j’ai le droit de l’être.

Pendant mon séjour dans le pays, je l’ai vu peu souvent à nos côtés comme allié fidèle, presque tout le temps derrière la toile de nos tentes, ou mieux encore, aux coins de ses sombres ruelles comme lâche assassin, rarement devant la gueule de nos canons comme franc et loyal ennemi.

Ses goûts dégradés et sanglants se manifestent jusqu’au milieu de ses amusements les plus frivoles et les plus inoffensifs.

À Mexico, les combats de coqs font courir toute la ville. On bat des mains et l’on se lance des bouquets quand ces pauvres bêtes sont parvenues à se déchiqueter avec les longs éperons de fer qu’on leur a mis aux pattes, et le président Santa-Anna lui-même aurait quitté son fauteuil de dictateur plutôt que de manquer à un spectacle aussi entraînant.

Chaque dimanche, il y a combat de taureaux au Paseo de Bucareli, et jamais je ne me rappelle avoir entendu pareils cris de joie, et avoir ouï de plus frénétiques applaudissements, que le jour où je vis la victime ne se faire tuer qu’après avoir éventré deux chevaux, tué raide un toréador, cassé le bras à un des picadores et désarçonné trois cavaliers qui caracolaient dans l’arène.

Mais je n’ai pas tout dit.

— « Sur le vaste territoire mexicain on aperçoit de distance en distance, écrit M. de Barrès, au bord des routes et des sentiers, de petites fermes mal cultivées, mal tenues, abandonnées à la bonne ou à la mauvaise chance des saisons. Çà et là, un champ de maïs, une prairie aride dans les temps de sécheresse, touffue de mauvaises herbes à l’époque des pluies, quelques bœufs broussaillant autour des haies et regardant d’un œil morne passer les voyageurs. Si vous pénétrez dans cette demeure, vous vous sentirez glacé par le vide et l’aspect sordide du lieu : de meubles point ; une ou deux nattes sur les briques, quelques escabeaux graisseux ; sur le mur de la salle un trophée énorme de plats de toutes couleurs, de jarres et de petits pots de formes grotesques, modelés en chiens, en canards, en tarasques ; en face une image de la Vierge sous verre ; mais si vous pénétrez dans l’appartement intime, vous y découvrirez des selles plaquées d’argent, des harnais, des éperons, des armes, deux ou trois zarapes de prix, une guitare, et presque toujours une belle fille affairée à la besogne du ménage et au soin des enfants. C’est la femme, ou le plus souvent encore la maîtresse de l’homme de l’endroit. Mais le secret de cette mystérieuse existence est dans l’arrière-cour ; deux ou trois chevaux dressés à toute la voltige des grandes routes, irréprochablement bouchonnés, attendent l’heure du repas ou de l’expédition. Il est évident que le propriétaire de cette ferme ne compte pas sur le revenu des champs et qu’il a d’autres ressources que celles de l’agriculture.

« Ce fermier-là est presque toujours un voleur de grand chemin, joueur de coqs et de monté, d’ailleurs fréquentant à ses époques de loisir les courses de taureaux, les foires et les fandangas.

« Dans presque tous les villages du plateau mexicain, on voit chevaucher sur la grande place des cavaliers brodés sur toutes les coutures du pantalon à grelots et de la veste de cuir, le sabre croisé sous les courroies de la selle et le lazo en croupe. Ils vont d’une traverse à l’autre, s’enquièrent des arrivages et des départs, interrogent les venants d’un air protecteur, s’informent du mouvement des grandes routes, des colis acheminés, de l’état des barrancas — ravins qui se transforment en torrents lors de la saison des pluies — tout cela très-naturellement comme à la Bourse. Ces centaures-là sont des chevaliers de la nuit ; ce soir, ils seront des brigands, demain on en fera des généraux.

« Un de ces généraux au service de l’état de Guanajuato, devait simplement dix-neuf morts avant son entrée en campagne. Il s’en défendait légèrement et en tirait une certaine gloire, comme Lauzun qui souriait en avouant que ce n’étaient pas six millions de francs, mais cinq millions seulement qu’il devait à ses fournisseurs de Paris. »

Aussi de 1535 à 1864, le Mexique a vu passer sur son sol tourmenté soixante-et-trois vice-rois, deux empereurs, treize dictateurs, trente-et-un présidents ! Toutes les nuances possibles sont venues se fixer un instant, pour disparaître aussitôt, sur la peau ridée et flétrie de ce gigantesque caméléon qui finira de mort subite. De 1535 à 1821, le pays a été vice-royauté espagnole : de 1821 à 1822, indépendant ; de 1822 à 1823, empire ; de 1823 à 1824, gouvernement provisoire ; de 1824 à 1837, république fédérative ; de 1837 à 1841, république centrale ; de 1841 à 1844, dictature absolue ; de 1844 à 1846, république centrale ; de 1846 à 1853, république fédérative ; de 1853 à 1860, dictature ; de 1860 à 1862, république simple ; de 1862 à 1864, gouvernement provisoire, puis, empire de nouveau jusqu’en 1866, et maintenant, anarchie absolue, jusqu’au jour où les États-Unis voudront bien se l’annexer.

À tout prendre, la race indienne qui se traîne et languit auprès de la population créole a peut-être quelque chose de plus franc et de plus accusé dans son caractère.

Si, à force de lui faire comprendre son infériorité et de lui inculquer l’oubli de ses nobles traditions, le gouvernement des vice-rois espagnols a réussi à l’abâtardir et à la rendre paresseuse, joueuse et insouciante, elle ne s’en est pas moins conservée douce, affectueuse et naïve comme autrefois.

Ce ne sont plus, il est vrai, ces fières tribus indiennes que l’on est habitué à voir traverser encore furtivement les clairières de nos forêts, et le voyageur perdrait son temps à chercher le dernier rejeton de l’aristocratique lignée aztèque parmi tous ces Meztitos qui passent nonchalamment devant les ruines de leur race — las viejas piedras, les vieilles pierres, comme ils les appellent, — sans même se demander ce qu’elles étaient autrefois, « avec cette dignité des sauvages que rien n’étonne, qui prennent les accidents de leur existence comme nous prenons les caprices du sommeil. Ces gens-là, je le veux bien, disait Paul de Molènes, sont inférieurs aux habitants des villes ; mais on ne peut nier qu’ils ne participent à cette splendeur mystérieuse que Dieu donne aux arbres, aux plantes, à tout ce qui vit sous le regard du ciel. »

La civilisation n’a pas réussi à extirper une de leurs meilleures qualités, et une fois leur amitié donnée, les Indiens ne la retirent pas à la légère. À preuve, le fidèle Thomas Mejia et le brave Ramon Mendez tombés à côté de l’empereur Maximilien.

Mexico, malgré son air de jeunesse qui s’en va, renferme peu de monuments dignes d’attirer l’attention.

Le collège des mines est d’une architecture assez pure, mais trop massive pour le terrain mouvant sur lequel il s’élève ; et quant aux maisons particulières, leurs grilles et leurs peintures bariolées d’après le goût espagnol, suffisent pour leur donner un faux air de prison peu invitant. Quelques-unes, néanmoins, font exception, entre autres celle de la riche comtesse del Valle de Orizava, toute bâtie en faïence qui imite assez la porcelaine du Japon, et le fastueux palais de M. Francisco Schiafino de Salinas, dans la rue del Indio Triste, qui a coûté une somme fabuleuse.

Lorsqu’on y pénètre, on rêve involontairement à l’un des contes les plus fantastiques des Mille et une nuits — Aladin ou la lampe merveilleuse.

On oublie alors devant ces statues en marbre de Carrare, ces vases antiques, ces tentures de Damas et d’Ispahan, ces tableaux des grands maîtres, ces chinoiseries qui défient l’imagination la plus capricieuse, devant tout ce luxe asiatique que M. Schiafino a conservé en souvenir de ses longs voyages en Orient, l’inquiétante population de puces qui habite la masse informe du palais impérial.

Son vaste parallélogramme, bon tout au plus à faire de magnifiques écuries de cavalerie, n’offre à l’admirateur du beau que des murs blanchis à la chaux, de l’épaisseur d’une fortification permanente, assez forts pour résister, en cas de pronunciamientos, aux canons de l’hôtel-de-ville, leur jaloux voisin. Dans ce vaste carré sont entassés pêle-mêle bureaux de ministère, départements des postes, caserne de la garde et logements de Leurs Majestés et de la cour.

La cathédrale si vantée de Mexico n’a pas du tout l’air d’un édifice qui a coûté deux millions et demi de piastres.

Sur le côté droit de la cathédrale est encastrée cette fameuse pierre du zodiaque, découverte par un curieux hasard, en 1790, au milieu de la grande place, où elle était enfouie depuis des siècles. Elle ne contient plus que la moitié du calendrier aztèque — neuf mois. L’autre moitié dort sur le rond-point de la Plaza, attendant qu’une main amie des sciences et de l’histoire vienne épousseter la poussière qui en ronge les mystérieuses ciselures.

L’anarchie et l’ambition mal guidées sont encore les malheureuses causes de cette impardonnable indifférence affichée par les Mexicains pour tout ce qui touche à leur passé.

Les antiquités les plus rares et les plus curieuses du pays sont presque toutes exilées dans les bibliothèques d’Europe ou dans les collections particulières.

Tous les jours, le voyageur rencontre au Mexique des vieux temples, des tombeaux, des villes entières que l’on dirait abandonnées d’hier par leurs anciens habitants.

Mais ces antiquités une fois trouvées, il faut les classifier, les transporter précieusement d’un bout à l’autre d’un département, écrire leur histoire, nommer un curateur pour en avoir bien soin, et cela est fort ennuyant pour des hommes habitués à ne marcher qu’au pas accéléré de leurs viles passions, et à n’écouter que la voix enrouée de leurs canons sexagénaires.

LES LARMES DU CHRIST

légende catholique


Un soir, — l’époque moderne allait bientôt commencer — un homme, le corps brisé par les fatigues d’une vie de trente-trois années de souffrances et d’apostolat, l’âme meurtrie par la méchanceté et par l’ingratitude des siens, s’était réfugié au fond d’une grotte du Jardin des Oliviers ; là, le front reposant dans la poussière, les mains jointes sur ses genoux, il laissait tomber au milieu de la solitude et de l’abandon qui l’enveloppaient, des paroles de prières et des sanglots. Dès l’instant où sa tunique blanche avait frôlée les parois de ce réduit, les prophéties d’autrefois allaient bientôt avoir leur dénouement ; car il était écrit que l’âme de cet homme serait triste jusqu’à la mort, et cette nuit, qui s’étendait si calme, si belle, si silencieuse sous le ciel de la Judée, ne devait plus être appelée, dans la suite des temps, que la nuit de l’agonie.

Quelles pouvaient donc être les sombres et poignantes pensées qui faisaient alors perler des sueurs froides sur le visage du Fils de Dieu ?

Pourquoi ce perpétuel voile de tristesse — qu’une main d’en haut était venue poser sur la face du Sauveur, dès sa sortie de la crèche de Bethléem — était-il encore là, planant au-dessus de sa tête sacrée, maintenant que l’instant suprême approchait ? « Les peuples de Galilée l’ont vu pleurer, écrivait Donoso Cortès, la famille de Lazare l’a vu pleurer, Jérusalem l’a vu inondé de ses larmes. Tous, tous ont vu des larmes dans ses yeux : qui a vu le rire sur ses lèvres ? Et que voyaient ces yeux troublés devant qui étaient toutes choses, celles du passé, celles du présent, celles de l’avenir ?

« Voyaient-ils le genre humain naviguant sur une mer calme et heureuse ? Non, non ! Ils voyaient Jérusalem tombant sur Dieu, les Romains tombant sur Jérusalem, le protestantisme tombant sur l’Église, les révolutions allaitées par le protestantisme tombant sur les sociétés, les socialistes tombant sur les civilisations, et le Dieu terrible, le Dieu de justice tombant sur tous. »

Ce soir-là donc, où tout s’était donné la main pour le trahir, le renier, le crucifier, l’immense flot de larmes échappé de ses paupières s’était mis à refluer violemment vers sa source, fouetté et refoulé par la main de son Père. Partout où ses yeux rougis voulaient se reposer, ils n’entrevoyaient dans la pénombre de la grotte que cyniques ambitions, haines atroces, dissimulations perfides, amitiés menteuses, crimes incroyables, entassés au milieu de débris de sceptres, de fragments de trésors, de lambeaux de mitres, de tronçons d’épées. L’horrible vision, soutenue par la main de fer de l’athéisme, du blasphème, de la malhonnêteté ; de la débauche, du parjure, de l’amour vendu, allait se déroulant lentement devant ce cœur défaillant, et déjà, un long cri d’angoisse s’était échappé des lèvres du Fils de Dieu, lorsque soudain tout disparut, pour faire place à quelque chose de plus horrible et de plus satanique.

Ces hommes qu’il était venu sauver, ces hommes pour qui il venait de commencer à se sacrifier, ces hommes à qui il allait léguer la goutte la plus pure de son sang divin — l’église catholique, apostolique et romaine — se pressaient les uns contre les autres, s’excitaient de la voix, s’encourageaient mutuellement, puis, se divisant par groupes, se ruaient, sous le nom de démagogues, de libres penseurs, de révolutionnaires, de socialistes, de tolérants, contre cette dernière trace du Sauveur laissée à la terre pour l’engager à se souvenir du ciel, et essayaient à la faire disparaître, en la foulant sous leurs pieds. L’église militante se mit alors à défiler majestueusement devant l’Agonisant. La poussière de ses autels que l’on martelait sans relâche, se prit à jaillir jusque sur le rebord de sa robe, et les figures de ses ministres, des Papes ses successeurs, pauvres, méprisés, bafoués, errants comme le Maître, vinrent se refléter dans la prunelle de son regard, si morne et pourtant si résigné.

C’était Pierre — qui dormait à quelques pas de là — Pierre chassé de Rome par l’empereur Claude, traqué comme une bête fauve, et crucifié la tête en bas.

Derrière lui marchaient Anaclet, exilé par Dioclétien, puis Clément I, proscrit par Trajan et mourant privé de tout secours dans la ville déserte de Chersonèse : Corneille, enlevé du Saint-Siège par ordre de l’empereur Gallus et martyrisé loin de Rome : Luce I, exilé par Valérien et Gallien : Libère, emprisonné dans la Thrace par l’empereur Constance : Jean I, attiré sous de faux prétextes à Ravenne par le roi Théodoric, pour n’y trouver que la mort au fond d’un cachot : Agapet I, forcé d’aller mourir à Constantinople par le roi Théodore : Silvère refusant de condamner le concile de Chalcédoine, envoyé par l’Empereur Justinien à Patare en Lycie, puis à l’île de Palmaria, pour y périr de faim et de misère : Vigile, exilé sept ans par le même empereur et expirant à Syracuse : Martin i, chassé par Constant II, bafoué en route, jeté sur un navire, promené pendant quinze mois de rivages en rivages, d’îles en îles jusqu’à Constantinople, où il reçoit toutes sortes d’ignominies, puis déporté secrètement dans la Chersonèse Taurique où la mort vient le chercher au milieu de la plus affreuse des misères : Sergius I, arrêté par Justinien II : Grégoire  III, assiégé dans Rome par les Iconoclastes : Étienne III, obligé de se réfugier en France pour ne pas tomber entre les mains du farouche roi lombard, Astolfe : Étienne IV, retenu prisonnier dans la basilique de Saint-Pierre même, par le roi Didier : Léon III, tout sanglant et tout maculé de boue, les yeux crevé et la langue arrachée, au milieu de Rome, le centre de la catholicité.

Placée en tête à tête avec toutes ces horreurs et abominations, la face du Sauveur suait le sang. Une épouvantable terreur comprimait son âme ; il priait, mais pendant que ses lèvres bleuies et gonflées murmuraient des paroles de pardon pour tous ces crimes, l’implacable vision continuait encore à se dérouler sur les parois de la grotte.

C’était Étienne V fuyant devant une émeute et s’en allant mourir en France, où il était venu chercher un refuge. Puis à sa suite, apparaissaient Jean VIII couvert de chaînes dont l’avait chargé Carloman : Adrien III mourant en France comme Étienne v : Étienne VII étranglé dans sa prison par les ordres d’Adalbert, marquis de Toscane : Léon V rendant l’âme dans un cachot : Sergius III chassé de Rome par une faction : Jean X étouffé dans son lit : Léon VI expirant dans les fers : Jean XI périssant au fond d’une oubliette : Benoit V, fait prisonnier par Othon, empereur d’Allemagne, et terminant sa vie dans l’exil, à Hambourg : Jean XIII exilé à Capoue : Benoit VI fait prisonnier, enfermé au château St. Ange et étranglé par l’anti-pape Boniface VII : Jean XIV s’éteignant de faim, en prison : Jean XV, Grégoire V, Sylvestre II, Benoit  VIII, Grégoire VI, exilés du Saint Siège : Clément II, fuyant le cachot qu’on lui préparait et allant mourir en Germanie : Léon IX fait prisonnier par les Normands : Grégoire VII assiégé dans Rome par Henri IV, empereur d’Allemagne, et se réfugiant à Salerne pour s’y coucher dans sa tombe : Victor III élu dans l’exil : Urbain II y passant une partie de son pontificat : Pascal II prisonnier d’Henry V d’Allemagne, trépassant d’épuisement et de douleur à Bénévent : Gélase II, pour éviter le même sort, quittant Rome et s’en venant mourir à Cluny : Innocent II, Eugène III, Alexandre  III, Luce III, Innocent III, Innocent  IV, Alexandre IV, Urbain IV, Clément IV, Grégoire X, Nicolas III, Martin IV, Honorius IV, Nicolas IV, Célestin V, Benoit XI, Urbain V, Grégoire  XI, s’acheminant tristement vers le sol de l’étranger, loin de cette chaire de Pierre qui leur avait été confiée en dépôt sacré : Eugène IV, n’échappant que par la fuite à la fureur des Romains qui l’avaient fait prisonnier : Pie VII arraché du Vatican par Napoléon I : Pie IX chassé par la révolution, se réfugiant à Gaëte, puis retournant à Rome pour y lutter bravement contre les ennemis de la Papauté et du Catholicisme…

 
 
 
 
 

Longtemps, longtemps encore l’affreux cauchemar passa et repassa devant le Sauveur atterré : son âme ne pouvait encore s’habituer à une semblable ingratitude envers ceux qu’il avait marqué du sceau de son héritage et de son apostolat. L’holocauste lui paraissait impossible ; il élevait les mains vers son Père, il allait le supplier une seconde fois d’éloigner de lui la terrible coupe, lorsqu’un cri de sublime résignation s’échappa de sa poitrine :

— Mon père, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite !

Le sacrifice était accepté, le monde venait d’être sauvé.

Seulement, depuis cette nuit lugubre de l’Agonie, les larmes du Christ ont continué à suinter lentement sur les joues de chacun de ses successeurs. En s’asseyant sur le trône de St. Pierre, chaque Pape doit aller les puiser au fond du calice amer du Jardin des Oliviers. Dès qu’il l’a porté à ses lèvres, il se fait une sourde rumeur parmi les hommes qui ont aidé à crucifier leur Dieu. Ivres de sang et de vertige, ils se précipitent tous en foule sur les murs du Vatican, pour renverser d’un seul coup ce vase de la divine tribulation, qui restera toujours là comme un éternel monument de leur déicide. Mais écrasée par une éternelle malédiction, leur rage restera toujours impuissante. Les larmes du Christ sont là pour protéger les portes de son Église, et toujours elles feront trouver à ceux qui voudront s’élever contre elle, les Gémonies sur les bords du Tibre, la roche Tarpéïenne aux pieds du Capitole.