C. Darveau (p. 114-131).

DODO ! L’ENFANT !

le chapelet du pape

Ma grand’mère était petite, frêle, vive à la riposte, bonne pourtant comme toutes les âmes trempées dans la foi, et par-dessus tout, charitable à faire reprendre au prophète Élie ce vieux manteau éternellement troué et râpé, qui nous arrive encore si parfumé, porté sur les ailes d’or de la légende biblique.

Dans notre famille, ma grand’mère a joué le rôle des grands génies vis-à-vis de l’humanité. Douce, prévoyante, parole convaincue, ferme et ardente, excellent conseiller, dévotion évangélique, chez nous elle a tout conservé, tout embaumé sur son passage. Aussi, lorsque nous la nommons, nos voix tremblent, nos cœurs s’émeuvent, et à cette heure même, une larme coule sur ma joue et se mêle à ces lignes. C’est que, voyez-vous, son lot sur terre n’a pas été ce qu’il y a de plus rose. Nous étions dix à la maison. Tout cela criait et mangeait plus que pauvreté ne l’exigeait. Tout cela avait besoin de louanges, de réprimandes, d’avis, de douces paroles, de pénitences et de bonbons, et Dieu merci ! rien ne nous a manqué de ces choses nécessaires, les bonbons inclusivement.

Quand, à travers les années, je me retourne vers mon enfance si lointaine et si joyeuse, je revois encore ma grand’mère, tricotant frileusement au coin de son feu et racontant à ses petits enfants réunis autour d’elle les infortunes du Chaperon Rouge, les grandeurs de Peau d’Âne, la conduite inconvenante de Barbe-Bleue et les pérégrinations du Petit Poucet. Comme on se pelotonnait, et comme on se serrait les uns à côté des autres lorsqu’elle disait :

— Ma grand’mère, pourquoi avez-vous de grandes dents ?

— C’est pour mieux vous manger, mes enfants ! reprenait la même voix un peu grossie.

Le petit Chaperon Rouge était l’épouvantail infaillible qui nous dispersait tous, lorsque mère-grande voulait se recueillir. Augusta, Joséphine, Alice se réfugiaient alors auprès de maman qui faisait le raccommodage du jour. Jules montait son superbe cheval de bois ; Arthur, revêtant ses habits pontificaux taillés dans du beau papier doré, disait sa messe ; Émile écoutait les rons-rons du chat et demandait à mon père comment était faite cette étrange musique que roucoulait l’inoffensif matou ; Henri sonnait de la trompette, comme si les modestes murs de la maison eussent été les murailles de Jéricho ; Napoléon, les doigts étendus devant la lampe, tâchait de façonner sur la tapisserie l’ombre du profil d’un lapin, et mère-grande, joyeuse, libre et débarrassée de cette meute aboyante, se livrait alors au plaisir favori de la journée : elle endormait le petit Charles.

Petit Charles était le Benjamin de ma mère. Trop grand pour son âge, maigre, souffreteux, en le voyant on pressentait qu’un jour il partirait, et cesserait d’être notre frère pour devenir l’ange gardien de la famille. Aussi, l’une des berceuses favorites de ma grand’mère était celle qui commence ainsi :

Les anges de ton âge
Dorment leur doux sommeil,
Bercés dans un nuage
Soyeux, frais et vermeil.
Leurs rideaux sont le voile
De la mère d’amour ;
Leur lampe est une étoile
Du céleste séjour.

D’autres fois, penchant sa figure ridée et blanchie par l’expérience et par l’âge, sur le visage émacié du petit, grand’mère fredonnait doucement la triste complainte de Voitelain :

Dodo, l’enfant dodo !
Les malheureux vieillissent vite ;
Dodo, l’enfant dodo !
Garde tes larmes pour tantôt !

Charles s’endormait petit à petit, et mère-grande, lui passant au cou le chapelet du Pape, se levait alors sur la pointe des pieds, et allait le déposer sans bruit dans la petite couchette en noyer qui est devenue aujourd’hui l’héritage des Sœurs Grises.

Le chapelet du Pape ! Ah ! c’était moi qui, dans une de mes longues courses par le monde, lui avais rapporté cette précieuse relique.

Dix fois dans le mois, grand’mère me faisait raconter comment je l’avais eue ; et, puisque ces choses me reviennent toujours à la mémoire, vaut autant vous les dire tout de suite. Bien que ma grand’mère soit morte, je suis persuadé que son âme m’écoutera avec autant de plaisir que jadis ; — et il me semble l’entendre m’interroger, tout en conduisant ses aiguilles dans la trame de son tricot :

— Eh ! bien, Henri, tu as donc eu la chance de voir le Pape ?

— Oui, grand’mère, je l’ai vu ; je lui ai parlé et il nous a bénis, vous en particulier.

— Allons, raconte-moi ça, mon enfant, et tâche de te bien rappeler toutes ses paroles ; la mémoire est un des dons du Saint-Esprit, et tous les jours je remercie le bon Dieu de me l’avoir conservée.

Alors les aiguilles s’arrêtaient dans le tricot ; et toute la bruyante nichée se rapprochait pour saisir toutes les paroles de mon récit.

— Grand’mère, commençai-je alors, vous n’êtes pas sans savoir que le Pape demeure au Vatican, immense palais situé à droite de la sainte basilique de l’apôtre Pierre. Or, par un dimanche tout ensoleillé, comme j’étais en train de dégringoler les quatre piani de mon hôtel pour aller dîner, je m’arrêtai tout court sur l’une des marches du dernier escalier, car un bruit de voix sonores sortait de la loge du concierge. Mon nom fut prononcé ; puis, j’entendis le bruit sec et métallique d’une mollette d’éperon battant le parquet en marbre.

C’était un dragon pontifical qui venait m’apporter un billet de monseigneur Negroto, m’annonçant que Sa Sainteté me recevrait en audience, ce jour-là même, à deux heures précises.

Sollicitée depuis plusieurs jours, cette audience était sans cesse remise ; et puis, dois-je vous l’avouer, grand’mère ? il fallait quitter Rome bientôt, et mon cœur se désespérait.

Mais il s’agissait bien de cela maintenant. La lettre de monsignor était là sur ma table, et il ne faut pas s’étonner si, ce jour-là, le dîner fut oublié.

Nous avions autre chose à penser. D’abord, je dis nous ; car il fallait se procurer un long voile pour Joséphine, les femmes n’étant admises au Vatican que voilées et vêtues de noir. Il fallait encore rassembler tous les objets de piété que nous voulions rapporter bénis au Canada ; puis, trouver quelques minutes pour nous recueillir un peu ; car c’était à ne pas y croire, grand’mère : dans une heure nous allions parler au Pape !

À une heure trois quarts pourtant, tout était prêt. Une voiture de place nous attendait, et bientôt nous traversions rapidement le pont Saint-Ange, pour ne plus nous arrêter qu’en face de la statue équestre de Constantin. Nous étions au Vatican, et ce fut l’âme joyeuse, le cœur léger, que nous passâmes entre les hallebardiers Suisses, et que nous montâmes l’immense escalier qui conduit à la salle des audiences publiques.

Une trentaine de personnes y étaient déjà réunies. C’étaient des prêtres, des religieuses, deux militaires, trois ou quatre bourgeois, un attaché d’ambassade, et mon œil se plaisait à errer de groupes en groupes, lorsqu’un bruit traversa la salle, et l’une des portes latérales s’ouvrit pour laisser passer trois prélats vêtus de violet.

Au milieu d’eux marchait un homme de haute stature, un peu replet, et portant droite et fière une tête resplendissante de calme et de paix intérieure.

Nos genoux fléchirent ; à sa soutane blanche, nous avions reconnu Pie IX.

Mais lui, d’un geste tout paternel, nous fit relever, et, commençant par la droite, il adressa cordialement la parole à celui qui se trouva le premier sur son passage ; c’était un trappiste. J’étais du côté privilégié, mais à la queue tout-à-fait, près de la porte de sortie. Et pourtant il approchait, grand’mère, et à mesure qu’il s’avançait, j’entendais distinctement mon cœur battre dans ma poitrine.

Déjà le Pape était arrivé à mon voisin ; et tout à coup une voix claire, sympathique, fortement nuancée d’accent italien me dit en français :

— D’où êtes-vous, mon enfant ?

— Du Canada, répondis-je en levant les yeux.

Le pape était là, debout devant moi !

— Ah ! ah ! de mon pays de prédilection, continua-t-il en souriant. Votre patrie est une terre de braves, une terre d’exemple et de bénédiction.

Puis, changeant brusquement de sujet :

— Votre évêque n’est-il pas monseigneur… Geon, Regeon ?

— Monseigneur Baillargeon, votre Sainteté.

— Ah ! bien, bien ! je me remets son nom maintenant ; c’est moi qui l’ai nommé, mais il y en a tant que je ne puis me les rappeler tous. Ah ! j’ai bien travaillé pour votre pays. C’est moi qui ai érigé les diocèses de Bytown, de Trois-Rivières, de St. Hyacinthe, de Hamilton, de Sandwich et de… c’est le dernier » celui-là… il a presqu’un nom polonais, mais on m’a dit que c’était un nom sauvage.

— Probablement le diocèse de Rimouski, votre Sainteté.

— Celui-là même, mon enfant. Ah ! si Dieu daigne préserver ma vie, je ferai encore autre chose pour vous, pour l’Amérique, avec l’aide du St. Esprit et de sa grâce.

Puis, se tournant du côté de ma femme qui se tenait debout près de moi :

— Quelle est cette dame ? votre sœur, sans doute ?

— Pardon, saint Père, c’est ma femme.

— Votre femme ! mais vous êtes bien jeunes tous les deux, mes enfants.

— Que voulez-vous, saint Père, j’ai cru prudent de ne pas attendre l’âge des patriarches, et je suis marié depuis un an.

Le pape se prit à rire de ce gros rire métallique qui lui est particulier, en disant :

— C’est bien, très-bien, mes enfants.

Puis, redevenant grave tout-à-coup :

— Maintenant, je vais vous bénir, ainsi que les objets de dévotion que je vous vois entre les mains.

Nous nous agenouillâmes, et c’est en ce moment que je demandai au pape l’indulgence in a ticulo mortis pour vous, grand’mère, ainsi que pour tous les membres de la famille.

Pie IX leva la main ; vous étiez tous bénis et la faveur suprême nous était accordée.

Le pape allait s’éloigner et traverser la salle, lorsqu’en retournant d’un pas, il laissa tomber cette question :

— Et que faites-vous là-bas, au Canada ?

— Je suis officier du gouvernement canadien, et à mes heures de loisir, je m’occupe de littérature.

Alors revenant vers moi et me regardant fixément, il dit en scandant chaque mot :

— La plume est une puissance plus grande que l’épée ; c’est par elle que la bible et l’évangile nous ont été transmis. Servez-vous toujours de la vôtre avec des intentions de paix, de justice et de dévouement à l’Église votre mère.

Il devint rêveur une seconde, puis reprit :

— Quand vous serez retourné là-bas, mon enfant, dites à vos compatriotes que vous avez vu le pape et que, fort de la parole toute puissante de Dieu, il ne craint rien des embûches qu’on lui tend. L’Église catholique a soif de persécutions ; elles forment la sève de son tronc vivace, et plus elles sont fortes, plus l’arbre immortel grandit et s’élève majestueusement vers l’éternité.

Il nous quitta alors, et parcourut jusqu’au dernier les divers groupes qui étaient disséminés dans la salle. Puis, lorsqu’il eut donné une bonne parole à chacun, le pape s’approcha de quelques marches disposées au fond de l’appartement, et, redressant sa haute stature, se prit à dire, d’une voix forte, à la foule prosternée de nouveau :

« Mes enfants, voici l’heure venue de vous donner ma bénédiction. Je vous bénis, vous et vos parents, et cette bénédiction ira s’étendre jusqu’à la quatrième génération. Je bénis vos proches, vos amis, tous ceux qui vous aiment ; je bénis vos pays, vos évêques, vos prêtres, et tous ceux qui vous gouvernent, afin que vous soyez toujours dans la voie droite, et que vous y persévériez jusqu’au jour où, je l’espère, nous nous rencontrerons tous dans la félicité sans bornes. Élevez vos cœurs ! Priez, pour être tous pénétrés des dons et des lumières du Saint-Esprit, et au jour où, brisés par l’agonie, vous vous tordrez, pleins de terreurs, sur l’oreiller solitaire de la mort, vous vous apercevrez, quoi qu’en disent les beaux esprits et les libres-penseurs, que la bénédiction de l’humble vicaire du Christ peut encore et pourra toujours jusqu’à la fin des siècles anéantir la puissance du démon et de son cortège immonde. Allez en paix, et soyez donc tous bénis, au nom du Père, au nom du Fils, et au nom du Saint-Esprit. »

Un silence profond suivait toujours ce récit ; chacun se recueillait et semblait se répéter les dernières paroles du pape. Appuyée dans sa berceuse, grand’mère joignait ses mains sur ses genoux ; alors, la tête inclinée, elle semblait recevoir de son petit-fils cette bénédiction de Pie IX. Puis sa voix tremblante disait :

— Et le chapelet, Henri, tu ne t’es pas trompé ; c’est bien celui du pape ?

— Oui, grand’mère, c’est bien lui.

Alors elle se levait lentement et s’en allait, appuyée sur sa canne de frêne, l’enlever des mains de petit Charles endormi. Elle baisait avec ferveur le saint souvenir ; ses lèvres tremblaient en murmurant l’Ave, et ses doigts roidis et noués par l’âge couraient pieusement sur les dizaines. La soirée s’envolait ainsi, et ce fut comme cela que le chapelet devint un des plus grands enseignements de notre famille.

Si vous vous en souvenez bien, nous étions une nichée de dix à la maison. Or, petit à petit, chacun de nous avait fini par sortir la tête hors du nid. L’imprudent mesurait l’espace un instant, battait de l’aile, puis finissait par prendre sa volée. Les uns partirent pour l’étranger, d’autres pour le collège ou le couvent, et un jour grand’mère se trouva seule avec le petit Charles, inquiet et toujours souffreteux.

L’aiguillon du mal avait développé l’intelligence de Charles. Grand’mère mettait à son service sa longue expérience et la sagesse de ses vieux ans. C’étaient là les hochets de l’enfant, et rien n’égalait la joie charmante qu’il éprouvait lorsque la leçon se cachait sous un de ces contes comme elle seule savait nous les dire.

Une nuit pourtant, ces lèvres fines et gauloises se fermèrent à tout jamais.

Une faible indisposition s’était déclarée ; puis, survint un léger étourdissement ; alors grand’mère avait voulu se faire transporter sur le canapé où, cinquante ans auparavant, son mari était mort, et là, sans douleur et sans remords, elle mourut.

Dans la maison, tout le monde sanglotait, et pourtant il fallut bientôt se séparer de la chère dépouille. Grand’mère prit le chemin du cimetière, suivie d’un convoi bien mince ; les justes laissent si peu de traces ici-bas ! Mon compagnon de route et de tristesse fut le petit Charles. Sa main dans la mienne, il marchait à pas inégaux, les yeux rougis, sans trop savoir pourquoi ; c’était le premier mort qui traversait sa vie, et le pauvre enfant ignorait encore le profond mystère de la tombe. Il fut silencieux jusqu’à la fosse ; mais lorsque les cordes crièrent, lorsque le cercueil, balancé au-dessus du trou, fut déposé dans son lit de terre, lorsque le premier coup de pelle du fossoyeur eut gauchement fait rouler un gros caillou sur le couvercle de la bière, Charles me tira par la manche de mon habit et me força à me pencher jusqu’à son oreille.

— Pourquoi mettre grand’mère là-dedans ? dit-il. Mais, regarde donc, Henri ! ils lui jettent des pierres.

— Pauvre enfant, mère-grande est là, parce qu’elle est morte ; ce trou est le chemin par où l’on passe pour aller voir le bon Dieu.

Pendant que la terre se nivelait, Charles ne dit plus rien ; mais au tremblement de sa petite main, je sentis qu’il avait compris, et ce soir*là, je l’entendis pleurer tout bas dans son lit. Dans la nuit, il eut un léger accès de lièvre, et pour l’endormir, je fus forcé de remplacer grand’mère et de lui chanter la navrante berceuse de Voitelain :

Dodo ! l’enfant dodo !
Les malheureux vieillissent vite,
Dodo ! l’enfant dodo !
Garde tes larmes pour tantôt !