C. Darveau (p. 10-25).

II

intérieurs et marines

Jérôme demeurait sur la grève qui descend vers Matane.

Comme celle de la plupart des pêcheurs d’en bas, sa maison était construite en bois rond. L’intérieur se résumait en un modeste appartement, large et carré, où se trouvait à l’aise un énorme métier à tisser, entre les trames duquel jouaient pêle-mêle les enfants, les chats et le chien du propriétaire. Dans un coin, il y avait une armoire bleue où se mettait la vaisselle ; tout auprès, deux larges coffres pour le linge ; puis, rangés çà et là autour de l’immense poêle en fonte, des chaises de bois, quelques berceuses, et à chaque angle, un lit où, à certaines heures, s’éparpillait la petite famille. Un fusil à canon long, qui devait dater du temps des Français, sommeillait paisiblement suspendu à l’une des poutres enfumées du plafond, au milieu d’étoiles de mer et autres curiosités marines. Il devait faire chaud dans cette chambre l’hiver, et, Dieu merci, ce n’était pas le bois qui manquait ; le long de la grève, le fleuve rejetait, chaque mois, assez d’épaves pour chauffer tous les pauvres de Québec.

On voyait aux alentours de la maison une berge, des filets suspendus à leurs pieux, des croûtes d’épinette et des fragments de bâtiments naufragés, attendant, pilés en pyramides, le bon plaisir de la cuisine d’Hélène ; des cochons grognant et des poules picorant autour des restes d’une poursil que l’on venait de dégraisser, et plus loin, clouée sur un des pans de la petite grange où ruminait Caillette, une peau de loup marin qui séchait au soleil.

Tout ce tohu-bohu était là pour affirmer, une fois de plus, la vanité des innombrables occupations auxquelles se livrait ce joyeux monsieur Jérôme Tanguay.

Nous entrâmes.

Après nous, arrivèrent Lizotte, le capitaine Létourneau, Jacques Ross, le petit Descotaux et Urbain Biais. Tous prirent place à qui mieux mieux autour de la chambre, et bientôt une conversation générale s’engagea sur la rareté de la morue qui, cette année-là, ne voulait pas donner sur les fonds. Jacques prétendait qu’elle était purchassée par des mouvées de marsouins qui ne cessaient de la guetter au large, tandis que Descotaux soutenait qu’elle avait fui vers le Nord, et devait se tenir dans la Baie de Saint-Nicolas ou près de la batture de Manicouagan.

De son côté, Urbain, sous prétexte que le hareng promettait, et que le blé serait d’une belle venue, voulut essayer de glisser son grain de sel à propos de la dernière élection ; mais comme on était venu pour s’amuser, personne ne prit la peine de relever son allusion, et Jérôme, décrochant son violon, se mit à jouer un reel.

Je ne sais pas si c’est la mode ailleurs, mais chez nous, en bas, puisqu’il est convenu d’appeler ainsi les paroisses qui suivent le Bic, un bon violonneux joue autant des pieds que des mains. Ceci paraît être un paradoxe ; rien n’est plus vrai pourtant ; car, pendant que la main conduit l’archet, les pieds dansent et battent la mesure. La pose classique consiste à mettre habit bas, avoir la tête légèrement penchée en arrière, et tenir le violon moitié appuyé sur la bretelle, moitié retenu par les plis bouffants du gilet.

Le reel eut pour effet de faire sortir maître Blais de sa manie de politiquer. Il s’avança, fort galamment, ma foi, vers madame Tanguay, et tous commencèrent les premiers pas de cette danse fringante que nous tenons des Écossais.

De temps à autre, Jérôme s’arrêtait pour s’essuyer le front ; tout le monde faisait de même, et la danse reprenait de plus belle, jusqu’à ce que Blais se laissât tomber de fatigue sur sa chaise.

— Lisotte, tu vas nous chanter une chanson, dit Jérôme.

— Saperlotte ! je ne sais rien et j’ai le rhume, répliqua l’interpellé, un solide gaillard de six pieds, qui avait la voix sonore et pleine de modulations.

— Allons donc, vas-tu te faire prier comme la fillette de ce ministre protestant que nous descendions en goëlette, l’été dernier ? Avance, mon vieux, prends une cerise et lève la haussière.

La cerise eut pour effet de rappeler à Lizotte qu’il savait la chanson du 25 Avril.

Elle allait sur un air tendre et tout plein d’une mélancolie que je voudrais pouvoir rendre ici. C’était une complainte taillée à larges coups dans cette poésie un peu rugueuse qui va si bien aux gens de mer.

Après la chanson, l’ami Jérôme fit prendre une larme à ses convives.

— Ça gratte, mais c’est du bon, disait d’un ton de haute philosophie Lizotte, en remettant flegmatiquement son verre sur la table.

— Oui, ça aide à mettre le feu dessus, repartit Tanguay, qui en ce moment allumait sa pipe à la chandelle : à votre tour maintenant, capitaine Létourneau.

— Je veux bien, fit tout simplement le capitaine, et il commença sur un ton triste :

L’habitant qui ramène ses charrues,
Le soir s’endort auprès d’enfants joufflus,
Tandis qu’hélas ! nous, pauvres matelots,
Pour seuls amis nous n’avons que les flots.

Il y avait de la poésie là-dedans, et c’était avec délices que j’attendais la suite de la complainte, lorsque tout à coup le capitaine, passant sur son front sa manche de chemise, nous dit d’un ton chagrin :

— Tiens, c’est curieux, je ne me la rappelle plus. Dame ! il y a longtemps que ne l’ai chantée. La dernière fois, c’était à l’Anticoste ; je veillais chez Gamache.

— Comment, vous avez connu Gamache ? dis-je avec curiosité.

— Oui, monsieur, je l’ai vu une fois, lorsque je suis parti de Québec pour aller faire naufrage sur la pointe Est de son île, ajouta t-il, avec une conviction toute fataliste. C’était un fier brin d’homme, allez ! et puisque cela vous intéresse, je m’en vais remplacer cette satanée chanson, qui s’est enrâpée dans ma mémoire, par une autre qu’il chantait souvent. Je la tiens de lui ; elle n’est pas drôle, mais elle servira à vous prouver ma bonne volonté. Allons, excusez la compagnie, je serre le vent.

Et il chanta d’une belle voix de basse en enjolivant chaque finale de ces inimitables fions si chers à tout chantre campagnard :


Voilà bientôt le temps qu’arrive,
Navigateurs ! nous faut partir !
Ma mère reste sur la rive
Quand sur la mer me faut courir ;
Choisissons le temps le plus beau
Pour naviguer dessus ces eaux !

Sa mère dit : « Mon cher enfant !
Ta partance m’est bien sensible.
Reviens pour le sûr dans un an. »

Vous qui vivez sur cette terre,
Je vais en dire quelques mots :
Vous vous plaignez de la misère,
Qu’est-ce donc auprès des matelots !
Le jour fini, vous vous couchez ;
Nous, il faut le recommencer.

Sa mère dit : « Mon cher enfant !
Ta partance m’est bien sensible.
Reviens pour le sûr dans un an. »

S’il fait beau, l’on vit à son aise ;
Hélas ! ça n’est pas pour longtemps !
Quand vous jasez, sis sur vos chaises,
Nos vaisseaux sont sur les brisants,
Sans avoir heure de repos.
Voilà la vie des matelots.


Sa mère dit : « Mon cher enfant !
Ta partance m’est bien sensible.
Reviens pour le sûr dans un an. »

L’été se passe, et les amis
Ne fument pas tous à la Toussaint.
Las ! un grand nombre sont péris,
Sans qu’on pût leur tendre la main.
Nous nous disons : « À chaque instant
Il peut nous en venir autant. »

Sa mère dit : « Mon cher enfant !
Ta partance m’est bien sensible.
Reviens pour le sûr dans un an. »

Sans s’en douter, l’excellent capitaine Létourneau venait d’ajouter à notre « Chansonnier populaire » l’une de ses plus navrantes mélopées. Que dites-vous de ce triste refrain de la mère qui, à chacune des paroles de son fils, répond des larmes plein les yeux ?

Reviens pour le sûr dans un an !

Que voulez-vous ? le pêcheur, comme le matelot, ne peut pas être toujours joyeux. Chaque matin, le flot l’emporte sans lui dire comment il reviendra le déposer sur la grève, lorsque le soir sera venu.

Chacun avait répété à l’unisson le touchant refrain, et ce cri de l’angoisse maternelle achevait d’aller se perdre dans les gémissements de la mer qui pleurait sur les galets, lorsque la porte s’ouvrit pour laisser passer deux nouveaux venus.

C’étaient Jean Bart et Bidou, deux types bien connus des gens de la côte ; ils furent accueillis avec enthousiasme.

— Nous avons vu de la lumière, et nous sommes entrés, dirent-ils tous les deux ensemble.

— Mais vous êtes les bienvenus, repartit Jérôme tout radieux ; prenez une chaise.

Il n’y avait pas un quart d’heure qu’ils étaient arrivés que déjà Bidou entamait une histoire.

— Écoutez-moi ça, vous autres, dit-il. Il y a deux ans, j’étais couché avec ma femme Javotte, — que Dieu ait pitié de son âme ! Il faisait une vraie nuit de naufrages ; la mer battait furieuse sur les galets ; un nordais terrible faisait des siennes, et l’on voyait noir. Je dormais pourtant bien profondément sur mes deux oreilles, quand tout à coup je suis éveillé par des cris d’outardes. Un volier passait au-dessus de la maison, à travers les nuages noirs. Bien qu’il fît froid dehors, je ne pus résister à l’envie d’aller leur lâcher un coup de fusil. Je sors tel quel, en petit costume de paradis terrestre, et, après avoir semé mon plomb au hazard, je rentre tout grelottant me fourrer sous mes draps et dormir un petit somme. Ça allait superbement ; je crois que j’étais même à la veille de faire un beau rêve, lorsque tout-à-coup j’entends pif ! paf ! sur le toit de ma maison. Je cours dehors, avec un fanal cette fois-ci, et, à ma grande surprise, je trouve… quatre outardes mortes ! Tu peux juger si le volier était haut, Jean Bart ; elles avaient mis trois-quarts d’heure à tomber par terre !

— Dévoration ! quel beau coup ! s’écria Jean Bart, mais pas comme le mien. Hier, je remontais le bord de la Rivière Blanche, lorsqu’au coude qu’elle fait près du Boom, j’aperçois cinq superbes canards qui barbottaient de conserve. J’avais bien avec moi tout ce qu’il fallait ; mais comment tirer ? en ligne, les cinq coins-coins y seraient passés, mais, hélas ! ils nageaient en demi-cercle. Tout-à-coup une idée lumineuse me traverse la tête. Mon fusil avait le canon aussi long que celui qui est là, suspendu à cette poutre. Il avait vu les temps des Français ; ce sont les meilleurs, paraît-il, et comme j’avais une aveugle confiance en lui, je l’arcboutai sur mon genou et fis décrire une bonne courbe à son canon. Cinq minutes après, j’avais les cinq canards emplumés bec à bec et passés en sautoir sur mon dos.

— C’était un superbe fusil tout de même, reprit Bidou en allumant une nouvelle pipe, et j’aurais été curieux de le comparer à celui que je chargeais avec des petites merises.

— Des petites merises ! s’écria Jean Bart dissimulant mal sa stupéfaction.

— Oui ! oui ! des petites merises ! Il y a un an, j’étais allé jusqu’à la savane du Grand-Brûlé. Les lièvres foisonnaient autour de moi, mais, hélas ! j’avais oublié d’emporter du plomb. L’idée me vint, tout en grugeant des merises, d’en glisser quelques-unes dans le canon de mon fusil. Un lièvre passe : boum ! Je le vois qui file, à triple vitesse. Un an après, il y a de cela quelques jours, j’avais affaire au deuxième rang : il me fallait passer par le même endroit, car ça me donnait un raccourci, lorsque devant moi je vois un petit arbuste se mouvoir. Il y a du gibier là-dessous, que je me dis. V’lan ! je lâche mon coup. Ne voilà-t-il pas que je trouve, quoi ? mon lièvre de l’année dernière avec une jeune pousse de merisier entre les deux oreilles.

— Je n’ai pas d’aventure de chasse qui vaille la peine d’être racontée, à l’exception d’une toutefois, dit sournoisement Jérôme profitant d’un moment d’hésitation marquée chez Jean Bart. J’étais allé draver dans le haut de la rivière Matane, et, par précaution, j’avais bouclé sur mon dos mon vieux fusil. À l’un des détours de la rivière, je me trouve soudain en face de deux superbes sarcelles qui se lissaient coquettement les plumes, à une demi-portée du talus. J’épaule et laisse tomber le chien : rien. Mon vieil ami s’était décidé à me rater compagnie. Je le prends, l’examine, et m’apercevant qu’en route j’avais perdu la capsule, je ne fais ni un ni deux, je frotte une allumette et l’applique sur le bassinet. Paf ! le coup part ; mais en me donnant une maîtresse tape qui me flanque à l’eau. Pourtant je ne perds pas la tête, et je reviens sur la grève avec mes deux sarcelles. À peine avais-je mis pied à terre que je sens un fourmillement extraordinaire dans ce que le bourgeois s’obstine à appeler le poste Ergot. J’y porte la main sans façon, et, que retirai-je, mes bons amis ? trois magnifiques truites que j’avais seinées avec mon fond de culotte.

— Cette pêche est miraculeuse, mais je n’ai pas de peine à y croire, ajouta Jean Bart, car entr’autres choses extraordinaires, voici ce qui m’est arrivé, à moi, Jean Bart, le pêcheur. Tu sais, Bidou, comme à la marée haute le gibier aime à fréquenter l’Anse-des Morts ; je passais par là en charrette, il y a de cela assez longtemps, lorsque, à quelques arpents de la grève, je vis une bande d’outardes prenant joyeusement ses ébats. Je n’étais pas comme Jérôme Tanguay, moi, car j’avais laissé mon fusil à la maison ; mais tu sais que les expédients ne me manquent pas. Je me déshabille, je nage entre deux eaux, et j’arrive silencieusement à mes outardes. J’avais eu soin d’emporter mes cordeaux, car j’avais foi dans la tranquillité ferme et inébranlable de Barnabé, qui était cheval à ne pas broncher pendant mon absence. Doucement, tout doucement, je glisse en sournois un nœud coulant sous la patte de chacune d’elles, et jugeant le moment convenable pour respirer, je sors victorieusement ma tête hors de l’eau, au milieu de mes quarante outardes, tout en ayant soin de tenir fortement le bout de mes cordeaux. Mais, mille morues ! mon pauvre Bidou ! je me sens soulever et me voilà en train de fendre les airs avec une rapidité vertigineuse derrière mes outardes. J’avais beau serrer les rênes, rien n’y faisait. Après une course apoplectique, faite comme si j’avais été entraîné par un sorcier de vent, je réussis à m’accrocher les pieds dans le faîte d’un sapin. Je ne pris pas grand temps à enrouler le cordeau autour de L’arbre, et à me laisser glisser au pied. Là, une autre surprise m’attendait. À peine m’étais-je relevé de ma chute, que j’aperçus, haut, bien haut, mon sapin qui filait comme un nuage dans la direction du Groënland. Pour ma part, j’avais traversé le fleuve sur un espace de quarante-cinq lieues : j’étais sur la côte du Labrador, et j’ai manqué là une belle occasion d’aller à la recherche de Sir John Franklin, termina Jean Bart qui devenait érudit, lorsqu’il avait réussi à enfoncer l’ami Bidou.