À la surface des choses/L’énergie/Température

VI

L’ÉNERGIE


TEMPÉRATURE

1. Échauffements produits par frottement. — Nous savons qu’un abaissement de poids (et plus généralement un travail moteur) ne peut se trouver réalisé « tout seul », mais nécessairement entraîne quelque répercussion qui ne se serait pas produite si le poids ne s’était pas abaissé. Cette répercussion peut être une élévation de poids (et plus généralement un travail résistant), élévation qui, elle aussi, ne se produit jamais « toute seule ». Nous savons que les « machines simples », telles que le treuil, permettent d’enchaîner, de conjuguer, une élévation de poids avec un abaissement de poids, sans que rien d’autre se produise, et qu’elles sont toutes équivalentes, en ce qu’aucune n’est plus avantageuse qu’une autre (Galilée). Sur ce Principe d’Équivalence entre les diverses façons d’obtenir du travail résistant et rien d’autre avec du travail moteur, nous avons édifié la théorie de l’équilibre des forces qui agissent sur un point, ou sur un système matériel[1].

Mais nous savons aussi qu’un poids peut s’abaisser avec un autre effet que d’en élever un autre, et qu’un travail moteur peut avoir d’autres répercussions qu’un travail résistant. Nous savons que, si nous forçons à glisser l’une sur l’autre deux surfaces solides appuyées l’une contre l’autre (comme dans les freins qu’on serre contre les roues d’un véhicule en mouvement), des forces engendrées par ce frottement apparaissent, qui luttent contre ce déplacement ; et que, en répercussion du travail moteur alors dépensé, les surfaces frottantes s’échauffent. De façon déjà presque appropriée aux mesures, quand le manège tournant de Rumford produisait un tel frottement au sein d’une grande cuve d’eau (XVIIIe siècle) le travail des chevaux n’élevait pas de poids, mais l’eau de la cuve se mettait à bouillir.

Nous voulons préciser cette corrélation ; pour cela, nous devrons d’abord approfondir quelque peu la notion familière d’échauffement.


2. Équilibre thermique. — Nos sensations de chaleur et de froid, que nous ne chercherons pas à définir, serviront de point de départ à cette analyse. Nous n’hésitons pas à reconnaître si notre main s’échauffe ou se refroidit. Partons de là.

Au contact de certains objets, pris en un état défini, notre main s’échauffe : nous dirons que ces objets sont « chauds ». Notre main s’échauffe d’ailleurs à distance en s’approchant des mêmes objets, sans les toucher : cet échauffement à distance est diminué ou empêché par interposition de certains « écrans ». De tels écrans, et notamment les écrans métalliques, permettent de définir des « rayons » calorifiques (qui en fait sont de la Lumière, généralement invisible). L’échauffement de notre main peut donc être produit par conductibilité, ou par rayonnement.

Symétriquement, nous disons que des objets sont « froids » si notre main se refroidit en les touchant (conductibilité) ou simplement en s’en approchant (rayonnement).

Enfin, nous appelons « tièdes » les objets que nous ne jugeons ni froids ni chauds.

Cette classification est grossière, particulièrement parce que notre organisme peut changer d’un instant à l’autre ; pourtant, même quand nous avons la fièvre, nous ne jugeons pas froide de l’eau bouillante. Contentons-nous, pour un instant, de ce moyen d’appréciation.

Alors que notre main, ou plutôt notre sang, demeure, tant que nous vivons, indéfiniment tiède au milieu d’objets que nous jugeons froids, il n’en est pas de même pour un objet tiède « inanimé », tel qu’une pierre. Mais un tel objet demeurera tiède, s’il est enfermé dans une enceinte close tiède en toutes ses parties, et qui ne se laisse pas traverser par du rayonnement calorifique.

Si alors on introduit dans cette enceinte un second objet tiède, rien ne se produit : deux objets « tièdes » mis en situation d’agir l’un sur l’autre par conductibilité ou par rayonnement, restent en « équilibre thermique » ; nous dirons que leur « température » est la même.

Considérons maintenant de la « glace fondante », c’est-à-dire de la glace finement pilée dont les interstices sont pleins d’eau liquide. Cette « glace fondante », qui pour notre main est « froide », constitue un objet thermiquement bien défini (beaucoup mieux que notre main), et nous pouvons, grâce à ce nouvel objet, et par des procédés analogues, opérer un classement semblable à celui qu’avaient permis les sensations de chaud et de froid de notre main (dont le rôle aura été de faire songer à un tel classement).

D’abord nous pourrons définir des objets en équilibre thermique avec la glace fondante : pour cela, nous réaliserons une « glacière », c’est-à-dire une cavité entourée de glace fondante (elle-même entourée d’une paroi métallique interceptant les rayonnements). Nous trouverons que certains de nos objets « froids » introduits dans cette glacière, n’y éprouvent aucun changement, et que les objets ainsi sélectionnés ne se modifient pas du fait qu’ils sont mis en situation d’agir l’un sur l’autre par conductibilité ou par rayonnement. Nous dirons que ces objets ont la même température, celle de la glace fondante.

Plus généralement, un objet ne peut subsister sans modification que s’il est dans une enceinte que l’extérieur ne peut modifier par contact ni rayonnement et qui pourrait être faite par de la matière identique à celle de l’objet, entourée d’un revêtement opaque. Tout deuxième objet alors introduit dans la même enceinte, au voisinage du premier et sans écran interposé, et qui n’y détermine pas de modification, sera dit à la même température.


3. Les températures peuvent être classées en une suite continue. — Nous pouvons maintenant classer toutes les températures, ainsi physiquement définissables, selon une série unique telle que, le long de l’un des deux sens dans lesquels on peut lire la série ? la température puisse être regardée omme de plus en plus élevée. Considérons, à cet effet, une température déterminée, celle de la glace fondante par exemple. Plaçons dans notre glacière un petit objet témoin qui a cette température ; rien ne se passe. Introduisons dans cette enceinte, au contact ou près de l’objet témoin et sans écran interposé, un second objet de température différente (disons du platine en fusion) ; notre témoin change, prenant une suite d’états parmi lesquels nous noterons un état encore infiniment voisin, pour toutes ses propriétés, de l’état initial. Et soit le témoin tel (cas ordinaire) qu’il reprend cet état initial quand on retire l’objet influençant (une plaque photographique ne conviendrait pas).


Recommençons l’expérience avec des objets de toutes les températures possibles, agissant successivement sur l’objet témoin, pris toujours dans le même état initial . Deux éventualités se présenteront :

1o Ou bien le point matériel témoin changera de manière à passer par l’état  ; c’est ce qui arrivera, par exemple, si l’autre objet est tiède, ou s’il est à la température du mercure bouillant, ou s’il est à la température de l’argent fondant ; et dans tous ces cas nous dirons que l’écart de sa température avec celle de la glace fondante est de même sens ; de façon plus précise (et parce que la glace fondante est jugée froide par notre main qui est tiède) nous dirons que le second objet est « plus chaud » que l’objet témoin, ou encore que sa température est « plus élevée » que celle de la glace fondante.

2o Ou bien le point matériel témoin ne passera pas par l’état  ; alors il passera toujours par un certain état très voisin aussi de l’état initial mais où certaines au moins des propriétés (telles que densité, viscosité, indice de réfraction, etc.), et généralement toutes, ont varié dans le sens inverse de celui où elles avaient varié entre et  ; et nous dirons que la température du second objet est « plus basse » que celle de la glace fondante.

Ainsi la température de la glace fondante, choisie arbitrairement, partage en deux groupes l’ensemble des autres températures, le groupe qui contient la température de l’eau bouillante étant celui des températures plus élevées, et l’autre groupe étant celui des températures moins élevées.


Considérons maintenant une des températures plus élevées que celle de la glace fondante, disons celle de l’eau bouillante. Employant une étuve à eau bouillante au lieu de glacière, mais exactement de la même manière par considération du sens de la variation d’un objet témoin, nous partagerons en deux groupes les températures autres que celle de l’eau bouillante : et l’expérience montre que celui de ces deux groupes qui contient la température de la glace fondante (déjà classée comme moins élevée que celle de l’eau bouillante) contient aussi toutes les températures précédemment classées comme inférieures à celle de la glace fondante ; nous dirons que toutes les températures de ce groupe sont inférieures à celle de l’eau bouillante. Celles de l’autre groupe seront dites plus élevées.

Nous trouverons ensuite, toujours par expérience, que nous pouvons procéder de même pour toute température moins élevée que celle de la glace fondante, disons pour celle du mercure fondant, et celui des deux nouveaux groupes ainsi définis qui ne contiendra pas celle de la glace fondante formera le groupe des températures inférieures à celle du mercure fondant.

Ce genre d’expériences, indéfiniment poursuivi, permettra, de proche en proche, et sans contradiction, d’ordonner les températures en une série unique où toute température physiquement définissable trouvera sa place, une température étant plus élevée qu’une température si l’écart de avec est, dans la série, de même sens que l’écart de la température de l’eau bouillante avec celle de la glace fondante.

L’expérience montre que la série des températures ainsi définissables est physiquement continue. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de température telle que le passage à une température supérieure détermine nécessairement une variation discontinue dans toutes les propriétés de toute substance.

Un caractère important est que, à mesure que la température s’élève, les propriétés des corps ne paraissent pas du tout s’approcher de propriétés limites, mais indiquent la possibilité d’un domaine infini de variation (voir VII, 28).

La notion physique de température est maintenant bien dégagée. Je n’ai pas su rattacher ce progrès au nom particulier d’aucun chercheur. La notion, certainement fort ancienne, a d’abord été confuse, et mêlée (comme il arrive encore chez les personnes peu instruites) avec d’autres notions que nous dégagerons, dans l’idée vague de « chaleur des corps ». Elle était certainement précisée avant le milieu du xviiie siècle.


4. Le frottement suffirait pour classer les températures. — Considérons les états successifs que prend une substance donnée, disons du mercure, à mesure que sa température s’élève. Chaque propriété de la substance, disons la densité, varie généralement alors toujours dans le même sens. Des exceptions se présentent pourtant (par exemple, pour l’eau, d’abord prise à la température de la glace fondante, et qu’on échauffe graduellement, la densité grandit, passe par un maximum, puis décroît).

Je veux faire observer que, pour une propriété au moins, la variation reste toujours de même sens : quand un objet est plus chaud qu’un autre, la variation qu’il y détermine par conductibilité ou par radiation pourrait toujours être obtenue en y dépensant du travail par frottement. On peut donc, réciproquement, de façon peut-être moins instructive, mais plus rapide, classer par ce seul moyen les températures en se bornant à dire, selon une règle qui ne comporte ni exceptions, ni contradictions :


Un corps est plus chaud qu’un autre s’il y détermine par contact ou rayonnement un changement qui pourrait y être produit par frottement[2].


5. Graduation des températures. — Nous allons maintenant « numéroter » les températures, faisant correspondre à chacune d’elles un nombre défini, qui sera « fonction » de la réalité physique « température ».

En principe, la loi de cette correspondance est arbitraire. Mais les conventions suivantes s’imposent :

D’abord, le nombre qui repère une température doit être d’autant plus grand que cette température est plus élevée ; c’est une fonction « croissante ».

Ensuite, cette fonction croissante doit être continue, en sorte que deux températures très voisines soient repérées par deux nombres très voisins.

Enfin, sans pouvoir encore mieux préciser, nous voudrons que des nombres franchement différents correspondent à des températures franchement différentes (c’est-à-dire entre lesquelles les propriétés des diverses substances changent notablement).

On peut satisfaire d’une infinité de manières à ces conditions ; par exemple, tant que le mercure reste liquide, et parce que son volume spécifique (volume de l’unité de masse) croît sans cesse avec la température, on pourra repérer la température par toute fonction continue, croissante et d’ailleurs quelconque de ce volume. Cette fonction cessera de convenir si le mercure se congèle, car il y a discontinuité entre les volumes spécifiques du mercure solide et du mercure liquide, alors pourtant qu’ils sont en équilibre thermique et qu’il faut par suite leur attribuer la même température. On devra, pour repérer les températures plus basses, choisir une nouvelle fonction assujettie aux mêmes conditions générales que la première et assujettie, de plus, à la prolonger. Ainsi pourra être définie de proche en proche une fonction numérique de la température. Cela d’une infinité de manières : nous verrons bientôt quel choix a paru le plus avantageux.


6. Isolement thermique. — La façon même dont nous avons pu définir la température montre que l’équilibre ne peut exister dans un système matériel que si la température y est partout la même, et que des transformations se produisent dès que cette uniformité est rompue. Transformations qui se poursuivent dans le sens d’un retour à l’uniformité : de deux corps mis en présence le plus chaud se refroidit, et le plus froid s’échauffe.

Il résulte de là que nous ne pouvons jamais isoler rigoureusement un objet au point de vue thermique, alors que nous pouvons y réussir au point de vue mécanique. Nous pouvons en effet l’enfermer dans une enceinte rigide, disons un récipient d’acier, qui ne se déforme pas, même durant un temps illimité, sous l’action de différences de pression toujours de même sens. Notons que si nous n’avions à notre disposition, comme corps « rigides », que de la poix ou de la cire, nous ne pourrions plus réaliser qu’un isolement mécanique approximatif, qui ne résisterait pas à une différence de pression, même faible, maintenue pendant un temps assez long.

Si on ne peut empêcher tout à fait, on peut, du moins pendant un temps fini, rendre pratiquement négligeables les actions qu’exercent, sur un système matériel, des corps extérieurs de température différente. On enfermera par exemple ce système dans un récipient de métal lui-même entouré d’une seconde enceinte métallique dont il est séparé par une matière peu conductrice telle que de la poudre de liège. Ainsi se trouve très atténuée toute possibilité d’action thermique tant par rayonnement que par conductibilité. L’isolement thermique devient encore beaucoup plus efficace si on peut faire et maintenir un très bon vide entre les deux enceintes métalliques, et c’est précisément ainsi que d’Arsonval en France, puis Dewar en Angleterre, ont réalisé ces récipients où de l’air liquide peut être conservé plusieurs jours, récipients qui, bien fermés, peuvent aussi servir pour conserver des liquides chauds (« bouteilles Thermos »). Plaçant au besoin l’un dans l’autre une suite de tels récipients, on arrivera à rendre aussi petite qu’on le voudra, pendant un temps fixé, l’action thermique extérieure.


7. Thermomètres et thermostats. — En opposition aux systèmes thermiquement isolés, se trouvent des systèmes sur lesquels une action thermique est facile, et qui ne connaissent l’extérieur que par action thermique (une enveloppe rigide pourra être nécessaire) tels les thermomètres et les thermostats.


Un thermomètre, dont le but est de déterminer rapidement à quel échelon de l’échelle des températures se trouve la température d’un objet donné, doit varier notablement quand sa température varie notablement, et reprendre exactement le même état aussitôt que cette température redevient la même, en sorte que cet état soit une fonction de la température ; cela permettra de « graduer » l’instrument une fois pour toutes.

On disposera ce thermomètre de façon que, par contact ou rayonnement, il puisse (sans subir aucune autre action thermique) être modifié par l’objet dont on veut repérer la température. (Objet qui sera par exemple de l’eau chaude où on plongera ce thermomètre). Et on attendra la mise en équilibre. Si cette mise en équilibre n’a fait varier que de façon insignifiante la température de cet objet, on aura repéré cette température par l’état alors pris par le thermomètre.

Un type usuel de thermomètre est constitué par une masse donnée de liquide (disons du mercure) qui emplit une petite ampoule de verre, dont une extrémité s’allonge en un tube capillaire gradué où s’arrête le niveau du liquide, en sorte qu’une petite variation de volume entraîne un grand déplacement du niveau. Un autre genre de thermomètre (thermomètre à gaz) repère la température par la variation de volume à pression constante, ou par la variation de pression à volume constant, d’une masse donnée d’un certain gaz. Un autre thermomètre bien différent repère la température de la soudure chaude d’un couple thermoélectrique (VIII, 46) dont la soudure froide est, disons, maintenue dans la glace fondante par la force électromotrice du couple. Et bien d’autres types de thermomètres ont été imaginés.

On gradue ordinairement les thermomètres selon une échelle « centigrade » marquant 0° dans la glace fondante, 100° dans l’eau bouillante, et disons 15° si la température a augmenté de façon que la variation du thermomètre soit 15 centièmes de ce qu’elle est pour l’intervalle (glace fondante — eau bouillante).


Un thermostat, dont le but est de pouvoir exercer des actions thermiques notables au moyen d’un objet de température fixée, et qui doit, comme le thermomètre, n’exercer (ou ne subir) que des influences thermiques, a pour propriété essentielle de ne pas changer de température pendant qu’il exerce (ou subit) ces influences, ou du moins de n’en pas changer assez pour que ces influences puissent en être modifiées appréciablement (ce qui nous permettra plus tard de considérer un thermostat comme une « source de chaleur à température constante »).

Un bon exemple de thermostat est donné par une glacière à la température de la glace fondante : toute influence thermique exercée ou subie s’y traduit en définitive par la fusion de glace ou la congélation d’eau.

Pratiquement on utilise souvent comme thermostat une grande masse d’eau, maintenue en équilibre thermique par agitation.


8. Enceintes isothermes. — L’espace intérieur à une enceinte de température uniforme, ou enceinte isotherme, a des propriétés remarquables. Supposons que le vide y soit fait. Ceci n’empêche pas qu’un objet quelconque, et en particulier un thermomètre, prend en tout point un état bien défini, tout à fait indépendant de la position de l’objet dans l’enceinte. Cette mise en équilibre thermique de l’objet témoin et de l’enceinte ne peut s’établir et se maintenir que par échange de radiations, et l’état d’équilibre atteint correspond à un état défini de radiation, le même en tout point intérieur à l’enceinte, quelle que soit la forme de cette enceinte et quelle que soit la nature de ses parois.

Nous rechercherons plus tard les caractères essentiels de cette radiation isotherme en équilibre.

  1. À la Surface des Choses, IV, Forces et Travail.
  2. Comme nous comprendrons bientôt, cela signifie que, de deux corps inégalement chauds, le plus chaud est celui qui cède de « l’énergie » à l’autre.