À la surface des choses/L’énergie/La Notion d’énergie

LA NOTION D’ÉNERGIE



29. Mesure commune aux changements mécaniques ou thermiques. Changements thermodynamiques. — Déjà nous savons que tout changement mécanique « moteur » (travail moteur, ou arrêt de mobile) peut avoir comme répercussion unique la production de calories, disons calories. Nous savons, d’autre part, qu’il peut aussi bien avoir comme répercussion unique un travail résistant qui, acheté au même prix, a donc même « valeur » que calories. Or, ces calories pourraient être produites par un refroidissement (valant donc calories) aussi bien que par notre travail moteur qui vaut donc aussi calories. On voit ainsi que tout changement mécanique ou thermique s’exprime, se mesure, par un nombre défini de calories, positif ou négatif. Il est manifeste, du même coup, que ce changement peut aussi bien se mesurer en ergs, en nous rappelant que 1 calorie peut s’acheter par le même travail moteur que le travail résistant ergs, c’est-à-dire vaut ergs.

Bref, nous pouvons mesurer, au moyen d’un « changement unité » mécanique ou thermique arbitrairement choisi, les changements mécaniques, les changements thermiques, et plus généralement tout changement thermodynamique constitué par un ensemble de changements mécaniques et thermiques. En particulier, un « changement de Joule » (décomposable en un travail moteur et un échauffement dont chacun est l’unique répercussion de l’autre) a la valeur zéro.

Plus généralement, tous changements qui peuvent apparaître ou disparaître sans répercussion (13 et 14), ne valant rien comme possibilité de travail ou d’ailleurs de tout changement efficient,

ne pourront avoir que cette valeur zéro.

30. Figuration des enchaînements. — Nous pouvons exprimer par une figuration utile, et qui sera généralisable à tout enchaînement, les possibilités d’enchaînements thermodynamiques.

Nous avons vu comment l’expérience de Joule conjugue un travail moteur (ou selon une extension évidente un arrêt de projectile) avec un échauffement. Mais nous n’avons pas donné, et (ce sera le principe de Carnot) nous ne pourrons pas donner d’exemple d’un travail résistant payé par un refroidissement.

Nous reprendrons, pour exprimer les possibilités d’enchaînement thermodynamique, le genre de figuration plus haut indiquée (19, fig. 6) où des flèches allant du phénomène moteur à celui du phénomène résistant indiquent la possibilité et le sens des enchaînements dont nous avons vu qu’ils peuvent se produire « spontanément » (après « déclic ») (fig. 10).

Une flèche manque, qui indiquerait la possibilité d’achat d’un travail résistant par un refroidissement. Nous avons enfin figuré en ponctué la flèche qui marque la possibilité d’un échauffement (d’un corps « froid ») par refroidissement (d’un corps « chaud ») précisément pour rappeler que (alors que tout échauffement peut être produit par abaissement d’un poids) tout échauffement ne peut pas être produit par n’importe quel genre de refroidissement : on ne fond pas du fer en congelant de l’eau, malgré que les signes de ces deux changements soient du sens voulu (et ceci encore ressortira du principe de Carnot).

Plus généralement, un changement thermodynamique pourra être acheté par un ensemble de deux des changements types indiqués dans la figuration. Par exemple, le changement par transformation de vapeur d’eau saturante en eau liquide à 0° pouvant s’effectuer dans un corps de pompe sous un piston (chargé d’un poids exerçant une pression très légèrement supérieure à la pression de saturation) (le tout étant placé dans un thermostat à glace fondante), sera acheté par le changement complexe abaissement de poids (travail moteur) plus fusion de glace (type échauffement). Le nombre mesurant cette liquéfaction sera, en calories, la somme algébrique de ceux qui mesurent cet abaissement et cette fusion.


31. Tout changement efficient peut être payé par un changement thermodynamique. — Au point où nous sommes parvenus, nous comprenons que l’on peut mesurer par un nombre de calories ou d’ergs, tout changement efficient réalisé dans un système qui ne connaît l’extérieur que par voie mécanique ou thermique. On trouvera sans doute que ceci est bien général si on réfléchit par exemple que tel est le cas pour un homme qui voit, entend et touche. Pour la vue et la radiation thermique, l’extérieur serait alors remplaçable par des thermostats (éventuellement munis d’écrans sélecteurs de radiations et de lentilles convenables, en nombre immense, peu importe) ; pour l’oreille et le toucher (actions mécaniques), l’extérieur serait équivalent à un nombre immense de fils tendus. Il est au reste évident que par exemple il est hors de notre pouvoir de réaliser, en un système variable d’instant en instant les cordons délicats qui remplaceraient pour l’oreille l’action variable qui nous permet, disons d’écouter un concert. Mais la substitution est rationnellement possible et cela nous suffit.

Si pourtant l’homme que nous considérons use du téléphone, le système qu’il forme avec cet appareil ne paraît plus uniquement sollicité par des actions mécaniques et thermiques, et il y faut ajouter les actions qui s’exercent par les bornes où est branché l’appareil. Mais nous comprendrons bientôt (IX, Électrodynamique) que ces bornes pourraient à chaque instant être les pôles de dynamos plongées dans des thermostats et sollicitées par des poids moteurs, dynamos qui, en définitive ne subissent aucun changement, et fonctionnent comme un mécanisme de transmission. Bref, dans ce groupe de cas encore, l’influence exercée par le monde extérieur sur le système considéré pourrait s’exercer par fils tendus et thermostats. En sorte que, décidément :

Tout changement peut se payer en monnaie thermodynamique.


Le système poids et thermostats qui peut à chaque instant remplacer l’extérieur peut d’ailleurs être grandement simplifié.

Considérons d’une part les poids, qui, du point de vue mécanique peuvent remplacer l’extérieur. Nous pouvons ramener chacun de ces poids à son niveau initial par abaissement ou élévation d’un poids auxiliaire unique agissant par treuils ou poulies sur le poids particulier envisagé. De sorte qu’en définitive tout le travail extérieur aura été absorbé ou fourni par le poids auxiliaire.

Considérons d’autre part un thermostat auxiliaire de température plus froid que chacun de ceux auxquels le système a fait subir par action thermique un changement positif (« échauffement »). Par simple contact, ce thermostat auxiliaire pourra ramener chacun de ces thermostats dans son état initial, subissant lui-même au total un échauffement égal à la somme des actions thermiques extérieures positives du système.

De même, on pourra ramener dans son état initial chacun des thermostats extérieurs qui auraient subi un changement négatif (« refroidissement »), en refroidissant à leur contact un même second thermostat auxiliaire de température plus chaud que chacun d’eux, et qui subira le refroidissement .


Ainsi le changement efficient le plus général peut être payé :

par le travail d’un poids unique, mesurant l’action mécanique extérieure ;

par l’échauffement d’un thermostat auxiliaire et le refroidissement d’un autre thermostat auxiliaire mesurant à eux deux l’action thermique extérieure.


Simplifiant encore, et que notre poids auxiliaire unique ait monté ou descendu, nous pourrons toujours en une expérience de Joule laisser ce poids descendre assez pour restituer dans son état primitif celui des deux thermostats auxiliaires qui aurait été « refroidi ».

Tout se réduirait alors, comme répercussion extérieure conjuguée avec notre changement, au travail d’un poids unique abaissé ou élevé et à l’échauffement d’un thermostat unique. Bien entendu, n’est pas forcément égal au travail extérieur , ni à l’action thermique extérieure . Mais la somme égale à mesure aussi bien la répercussion extérieure du changement. Bref :

Tout changement peut se payer par une variation de niveau d’un poids, et par un échauffement d’un thermostat.

32. Mesure thermodynamique d’un changement. — Ainsi nous pouvons regarder comme résolue la question que nous nous étions posée : chaque changement efficient peut être payé par un travail (moteur ou résistant) et un échauffement de thermostat. La somme changée de signe (en sorte que le changement isolable total formé par ces trois changements ait la valeur zéro) mesurera le changement, par exemple en ergs. Seront mesurés par des nombres positifs les échauffements, et de façon générale tous les changements efficients que peut payer l’abaissement d’un poids.

C’est ainsi que nous pouvons regarder comme mesurable au point de vue thermodynamique tout changement défini par l’état initial et l’état final d’une enceinte où naissent et se développent des plantes et des animaux. Si nous disons que, pendant un an, le changement de ce système est de ceux qui valent tant de kilogrammètres et tant de millions de calories, il est clair au reste que nous ne prétendons pas exprimer toutes les qualités intrinsèques de ce changement (où par exemple ont pu se développer des êtres capables de pensée), (pas plus que nous ne prétendons dire que tous les objets de même poids ont les mêmes propriétés).

33. L’énergie. — Nous avons obtenu le principe d’équivalence par généralisations successives où s’expriment des analogies profondes entre groupes sans cesse plus vastes de phénomènes. Nous avons ainsi atteint un énoncé purement descriptif dégagé de toute obscurité métaphysique et de toute hypothèse sur des propriétés cachées de la matière.

Cet énoncé, pourtant, ne satisfait pas notre esprit. Nous avons exprimé une idée claire d’une extrême importance, mais nous sentons confusément qu’il y a, derrière les faits perçus par nos moyens actuels d’investigation, une chose plus profonde où gît la raison secrète de cette équivalence des enchaînements dont nous savons à présent qu’elle est nécessaire, mais sans comprendre comment elle se réalise. Nous sommes loin de saisir le mécanisme fin qui entraînerait, comme nécessité logique, cette équivalence qui ne nous apparaît encore que comme règle empirique. Mais c’est déjà percevoir quelque chose que de deviner des contours derrière un brouillard, si l’on sait reconnaître ce qu’il y a de vague en ces contours. Aussi n’hésiterons-nous pas, reprenant en définitive, en l’élargissant, la vieille hypothèse du Calorique, à introduire une notion incomplète encore et confuse, par où nous espérons approcher de la compréhension profonde du Principe d’Équivalence.

À cette fin, nous dirons que tout changement efficient d’un système marque le gain ou la perte, par ce système, d’une certaine quantité d’une Chose que nous appelons Énergie, non perçue par nos sens, mais dont l’accroissement (positif ou négatif) est mesuré par le même nombre que le changement. Nous pourrions soutenir que nous entendons simplement par là que l’aptitude du système à produire des changements résistants (tel une élévation de poids) a augmenté si le changement est positif, et diminué s’il est négatif. Mais, je le répète, ce que nous voulons dire est qu’il existe une chose protéiforme, l’Énergie, dont nous savons mesurer la variation, qui entre dans tout système subissant un changement positif, et qui sort de tout système subissant un changement négatif.

Comprenons que cette Chose est indestructible.

34. Conservation de l’énergie. — Nous avons expliqué comment tout changement efficient d’un système s’accompagne nécessairement, dans un autre système, d’un autre changement efficient, dont la valeur numérique est égale, avec le signe contraire, à celle du premier changement.

Si donc l’énergie interne d’un système augmente, il y a diminution égale de l’énergie interne d’un autre système : comme la Matière, l’Énergie se déplace en se conservant. C’est là le Principe de la Conservation de l’Énergie.

En particulier, si un système demeure isolé, son énergie demeure constante, mais nous n’avons encore aucun moyen de mesurer l’énergie totale d’un système, et savons seulement mesurer sa variation.

Si, même quand un système n’est pas resté isolé, il a subi un changement en définitive sans répercussion extérieure, son énergie est demeurée constante. Par exemple, les expériences sur la détente des gaz (13) montrent que :


À température fixée, l’énergie d’une masse gazeuse est fixée.


On reconnaîtra, dans le Principe de la Conservation de l’Énergie, l’élargissement de la vieille hypothèse de l’indestructibilité du Calorique. Tous l’avaient acceptée jadis, et depuis tous l’avaient abandonnée, au lieu d’y voir une ébauche déjà précieuse d’une conception féconde. Loin de nous ranger avec ceux qui semblent éprouver de la satisfaction à déclarer la faillite successive des théories, nous éprouverons du réconfort à saisir sur cet exemple qu’un grand effort de l’Intelligence humaine ne reste généralement pas stérile.