À la recherche du bonheur/Ce qui fait vivre les hommes

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin et Cie (p. 113-165).

CE QUI FAIT VIVRE LES HOMMES


I


Un cordonnier vivait dans un village avec sa femme et ses enfants. Il demeurait chez un moujik, car il ne possédait ni maison, ni champ, et gagnait à peine de quoi nourrir les siens. Le pain était cher, le travail mal rétribué ; ce qu’il gagnait, il le mangeait, et il n’avait pour lui et sa femme qu’une seule chouba[1] ; encore s’en allait-elle en loques. Voilà déjà la deuxième année que le cordonnier cherchait de quoi s’acheter quelques peaux de mouton pour se faire une chouba neuve.

Vers l’automne, il avait ramassé quelque argent ; et trois roubles en papier se trouvaient dans le coffre de la baba. On leur devait aussi cinq roubles et vingt kopeks dans le village voisin. Un matin, le cordonnier résolut d’aller acheter les peaux de mouton. Il endossa la jaquette en nankin ouaté de la baba, mit par-dessus un caftan de drap, plaça les trois roubles dans sa poche, prit son bâton et partit après avoir déjeuné.

— Je toucherai les cinq roubles du moujik, pensait-il, j’y ajouterai mes trois, et j’achèterai des peaux pour une chouba.

Arrivé au village, il se rendit chez le moujik. Il n’était pas là : la baba promit d’envoyer son mari avec l’argent dans la semaine, mais elle ne donna rien.

Chez un autre, on lui jura qu’on n’avait rien pour le payer ; on ne lui donna que vingt kopeks pour un ressemelage. Le cordonnier croyait pouvoir acheter les peaux à crédit ; mais le marchand ne voulut pas lui faire crédit.

— Apporte-moi l’argent, dit-il, et alors tu choisiras les marchandises que tu voudras ; car nous savons combien il est malaisé de nous faire payer.

Le cordonnier ne fit pas d’affaires ; il ne reçut, avec les vingt kopeks pour un ressemelage, qu’une vieille paire de valenki[2] qu’on lui donna à raccommoder.

Il s’en alla, fort triste, au cabaret, boire ses vingts kopeks, puis se remit en route sans les peaux. Le matin, il avait eu froid tout le long du chemin, mais, après avoir bu, il avait chaud, et sans chouba. Le voilà qui trotte, qui frappe de son bâton le sol glacé ; il s’égaie, il fait tournoyer les valenki ; il se disait :

— J’ai chaud sans chouba, car j’ai bu un peu ; le vin court dans mon ventre ; à quoi bon une chouba toute neuve ? Je m’en vais, oubliant ma misère, voilà l’homme, voilà comme je suis ; qu’est-ce que cela me fait ? Je puis bien vivre sans chouba, toute ma vie je m’en passerai. Mais il y a une chose : la baba sera affligée ! et vrai, il y a de quoi. On travaille pour eux, ils vous font courir, peiner, suer, ces moujiks. « Attends un peu ! tu ne m’apportes pas d’argent, je te tire ma révérence ; vrai Dieu ! Je t’envoie promener… » Quelles sont ces manières de payer par des vingt kopeks ! Que peut on faire avec vingt kopeks ? On les boit au cabaret, voilà tout. Alors ils vous disent : « La misère ! » — « Ta misère, à toi ! Et la mienne donc ! Tu as une maison, du bétail, et tout, et moi, je n’ai que moi. Tu manges le pain qui vient dans ton champ, et moi j’achète le mien ; coûte que coûte, j’ai besoin de trois roubles par semaine ; quand je reviens chez moi, le pain est mangé ; encore un rouble et demi à dépenser… Donne-moi donc mon dû ! »

Le cordonnier arrive ainsi près de la chapelle, au tournant de la route, et il voit derrière la chapelle quelque chose de blanc. Le jour tombait ; le cordonnier distingue mal :

— Qu’est-ce qu’il y a là ? Il n’y avait pas de pierre blanche ici. Est-ce une vache ? Non, cela ne ressemble pas à une vache. Du côté de la tête, on dirait un homme ; mais pourquoi est-il blanc ? et pourquoi y aurait-il un homme ?

Sémen s’approche, il voit plus clair. Quel miracle ! C’est bien un homme ; vivant ou mort ? Il est assis, il est tout nu ; appuyé contre le mur de la chapelle, il ne remue pas. Le cordonnier prend peur, il pense :

— On a tué quelqu’un, on l’a dépouillé et jeté là : si je m’approche seulement, je ne verrai plus la fin de mes ennuis.

Il passe, contourne la chapelle et ne peut plus voir l’homme. Au bout de quelques instants, il se retourne et voit que l’homme s’est écarté du mur, qu’il remue, et semble le regarder fixement. Plus effrayé que jamais, le cordonnier se signe et se demande s’il doit revenir sur ses pas ou se sauver.

— Si je vais auprès de lui, pense Sémen ; il peut m’arriver malheur. Qui sait quel homme c’est ? Sa présence ici me paraît suspecte ; il va me sauter à la gorge et je ne m’en tirerai peut-être pas. S’il ne m’étouffe pas, j’aurai peut-être du mal avec lui : que faire avec un homme tout nu ? Je ne peux cependant pas me déshabiller pour l’habiller, lui donner mon unique vêtement ! Que Dieu me sauve d’ici !

Et il pressa le pas. Tout à coup il s’arrêta sur la route :

— Que fais-tu, Sémen, se dit-il, que fais-tu ? Un homme se meurt dans la peine, et toi, tu prends peur, tu te sauves. Serais-tu devenu un richard ? Craindrais-tu d’être dépouillé de tes trésors ? Aie ! Sémen, ce n’est pas bien !


II


Aussitôt Sémen retourna vers la chapelle et marcha droit à l’homme.

Une fois près de lui, il se mit à l’examiner. L’homme était jeune et robuste ; aucune trace de violence ou de coups sur son corps nu, mais il était transi de froid et avait l’air épouvanté. Assis contre le mur, il ne regardait pas Sémen ; comme épuisé, il ne pouvait soulever ses paupières.

Sémen se pencha vers lui, et l’homme se ranima soudain, ouvrit les yeux, tourna la tête et le regarda. Le cordonnier n’eut pas plus tôt vu ce regard, qu’il se mit à aimer l’homme. Il laissa tomber ses valenki, détacha sa ceinture, ôta son caftan.

— Voyons, dit-il, pas de parole inutile. Habille-toi ; vite, voyons.

Il prit le malheureux dans ses bras, le souleva, le mit sur pied et regarda son corps si fin, si blanc, et son doux visage.

Sémen lui mit son caftan sur les épaules, mais l’homme ne pouvait pas passer les manches. Sémen les lui passa, ferma le caftan, lui attacha la ceinture, ôta sa casquette déchirée et voulut en coiffer l’homme, mais il se sentit froid à la tête, et il pensa :

— Je suis chauve de toute la tête, tandis que lui a de longs cheveux bouclés.

Il remit sa casquette :

— Il vaut mieux, se dit-il, lui mettre des bottes.

Et, s’agenouillant devant l’homme, Sémen lui chaussa les valenki ; puis, le mettant debout, il lui parla :

— Te voilà, frère ! Voyons, remue un peu, réchauffe-toi ; nous n’avons plus rien à faire ici, que d’autres s’en mêlent ; nous pouvons nous en aller.

Mais l’inconnu restait debout, sans parler, tout en regardant Sémen avec douceur : il ne pouvait articuler un seul mot.

— Eh bien ! pourquoi ne parles-tu pas ? Nous ne pouvons pourtant pas hiverner ici, il faut rentrer. Voilà mon bâton, appuie-toi dessus, si tu n’as pas de forces ; détalons, marche !

Et l’homme marcha, et ne resta pas en arrière.

Ils vont ensemble et Sémen dit :

— D’où es-tu ?

— Je ne suis pas d’ici.

— Je connais les gens d’ici ; comment es-tu tombé là, derrière la chapelle ?

— Je ne peux pas le dire.

— T’aurait-on fait du mal.

— Non, personne ne m’a maltraité ; Dieu m’a puni.

— Il est entendu que tout est de Dieu, mais enfin on vient toujours de quelque part. Où allais-tu ?

— N’importe où, cela m’est indifférent.

Sémen s’étonne. Cet homme n’a pas la figure d’un mauvais plaisant, sa voix est douce, mais il ne dit rien de lui-même. Sémen songe qu’il y a bien des choses inexplicables et il dit à l’homme :

— Eh bien ! viens chez moi, tu te réchaufferas un peu dans ma maison.

Sémen marche, l’autre ne reste pas en arrière, il marche à côté de lui. Le vent s’est levé et transperce la chemise de Sémen. Le vin cuvé, il se dégrise et commence à geler ; il trotte en soufflant et pense :

— Me voilà bien ! En voilà une chouba ! Je pars pour acheter une chouba, je n’ai plus même un caftan en rentrant, et je ramène encore un homme nu. Matréna ne m’en félicitera pas.

Matréna, c’est la baba. En pensant à elle, Sémen prend de l’ennui. Mais en regardant l’homme, il se rappelle le regard que celui-ci lui a jeté derrière la chapelle, et, de joie, tout son cœur tressaute dans sa poitrine.


III


La femme de Sémen a fini son ménage de bonne heure ; elle a fendu du bois, apporté de l’eau, nourri les enfants, mangé ; puis elle s’est mise à songer. Elle songe au pain. Faut-il cuire aujourd’hui ou demain ? Il reste une grosse miche dans l’armoire : si Sémen a dîné au village, s’il ne soupe pas ce soir, il restera assez de pain pour demain. Elle tourne et retourne sa miche.

— Je ne cuirai pas aujourd’hui, il n’y a plus beaucoup de farine ; nous allons traîner jusqu’à vendredi.

Ayant serré le pain, Matréna s’assied près de la table pour rapiécer la chemise de son mari ; elle coud et elle pense à Sémen, qui est allé acheter des peaux de mouton.

— Pourvu que le marchand ne l’ait pas trompé, il est si simple, mon homme ; il ne trompera jamais personne, lui, et un enfant lui en ferait accroire… Huit roubles, c’est de l’argent ; on peut acheter une bonne chouba, pas de première qualité, mais enfin une chouba tout de même. L’hiver dernier était si rude, sans chouba ; impossible d’aller laver à la rivière sans fourrure ; et le voilà parti, ayant mis ma jaquette ouatée. Puis-je quitter le logis, ainsi dévêtue ?… Quel temps il y met ! Il devrait être là. Ne s’est il pas arrêté au cabaret, « mon faucon ? »

À peine a-t-elle pensé à Sémen qu’elle entend son pas sur le perron. Matréna laisse son ouvrage et va dans le vestibule. Elle voit entrer deux hommes, Sémen et un autre moujik, nu-tête, chaussé de valenki.

À l’haleine, Matréna s’aperçut tout de suite que Sémen avait bu.

— J’en étais sûre, se dit-elle.

En le voyant sans caftan, les mains vides, silencieux, intimidé, le cœur manqua à la pauvre baba.

— Il a bu l’argent, il est allé au cabaret avec quelque vaurien, et il l’amène ici. C’est complet.

Les laissant pénétrer dans l’isba, Matréna suivit en silence.

Elle aperçut un homme jeune, maigre, pâle, vêtu de leur caftan, sans chemise sous le caftan, sans bonnet. Une fois entré, il resta sans mouvement, et les yeux baissés. Et Matréna pensa :

— C’est un mauvais garnement, il a peur.

Elle alla vers le poêle, boudeuse et maussade, attendant les événements.

Sémen ôta sa casquette, et s’assit sur le banc, comme un bon garçon.

— Eh bien ! dit-il, Matréna, nous donneras-tu à souper ? Je suis à jeun.

Sans se retourner, Matréna grommela entre ses dents. Elle s’arrêta près du poêle, et, sans bouger, regarda tantôt l’un, tantôt l’autre en hochant la tête.

Sémen voit bien que la baba est furieuse, mais qu’y faire ? Sans avoir l’air de rien, il prend la main de l’étranger :

— Assieds-toi, frère, dit-il, soupons.

L’autre s’assied en silence.

— Eh bien ! femme, n’as-tu pas cuit ce soir ?

La colère prend Matréna.

— J’ai cuit, mais pas pour toi ; tu as bu jusqu’à ton bon sens… Il va chercher une chouba neuve, et revient sans caftan ; et il amène encore avec lui un vagabond tout nu. Je n’ai pas de souper pour vous autres ivrognes.

— Assez, Matréna, pas besoin de remuer la langue pour ne rien dire de bon. Tu ferais mieux de me demander d’abord quel est cet homme.

— Commence par dire où tu as perdu l’argent, interrompit la baba.

Sémen porta la main à sa poche et en retira les trois roubles :

— Voilà l’argent. Trofimov n’a pas payé ; il a promis pour demain.

La colère reprend Matréna de plus belle. Pas de chouba, le dernier caftan mis sur le dos d’un vagabond tout nu, que, pour comble, il a amené avec lui ! Elle prend l’argent et va le cacher en disant :

— Je n’ai pas de souper ; on ne peut pas nourrir tous les ivrognes nus.

— Hé ! Matréna, tiens ta langue, prête l’oreille à ce qu’on va te dire !

— Moi ! écouter les sottises d’un imbécile qui a bu ! Que j’avais raison de me faire prier pour t’épouser ! Ma mère m’avait donné de la toile, tu l’as bue ; tu vas acheter une chouba, et tu l’as bue.

Sémen essaye en vain d’expliquer qu’il n’a bu que pour vingt kopeks, il veut lui dire comment il a trouvé l’homme ; Matréna ne lui laisse pas placer un mot, elle en dit deux à la fois ; même ce qui s’est passé il y a dix ans, elle le lui jette à la tête. Elle parle, elle parle, Matréna, et puis elle saisit Sémen par sa manche.

— Rends-moi ma jaquette, je n’ai que celle-là et tu me l’as prise ; tu l’as sur ton dos, chien embroussaillé ! Que le Malin t’emporte !

Sémen veut ôter la jaquette, la femme tire, les coutures partent. Enfin Matréna ressaisit sa jaquette, se la jette sur la tête, et se dirige vers la porte pour s’en aller, mais soudain elle s’arrête, prise de rage ; elle voudrait se dégonfler sur quelqu’un, et savoir qui est cet homme.


IV


Debout sur le seuil, Matréna dit :

— Si c’était un brave homme, il ne serait pas tout nu, il aurait au moins une chemise. Si tu avais fait chose qui vaille, tu m’aurais dit d’où tu ramenais cet élégant.

— Mais je me tue à te le dire : je passais près de la chapelle, je trouve ce garçon à moitié gelé, tout nu ; nous ne sommes plus au temps chaud, tant s’en faut. C’est Dieu qui m’a conduit vers lui : il aurait péri cette nuit. Que faire ? Je l’ai pris, je l’ai vêtu, je l’ai amené chez moi. Apaise-toi, Matréna, c’est un péché. On doit mourir un jour.

Matréna ouvrit la bouche pour riposter. Soudain, elle jeta les yeux sur l’étranger et se tut. Assis sur le banc, il se tenait immobile.

Sa poitrine se soulevait, il étouffait, les mains croisées sur ses genoux, la tête baissée, les yeux clos, comme oppressé. Matréna se taisait ; Sémen lui dit doucement :

— Matréna, n’as-tu plus Dieu dans ton cœur ?

En entendant ces paroles, la baba considéra l’étranger qui levait les yeux sur elle, et son cœur se fondit. Quittant le seuil, elle alla vers le poêle pour préparer le repas, posa l’écuelle sur la table, apporta le dernier pain et le kvass[3].

— Allons ! mange, dit-elle.

Sémen poussa l’homme vers la table.

— Approche, jeune homme.

Il coupa du pain, le trempa et se mit à manger.

Matréna s’assit au coin de la table, y posa ses coudes, et, le menton sur ses mains, regarda l’étranger. Et une grande pitié la prit ; elle se mit à aimer ce malheureux. Aussitôt l’étranger devint plus gai, et, relevant la tête, regarda la pauvre femme avec un sourire. Le souper fini, la baba rangea la vaisselle et dit :

— D’où viens-tu ?

— Je ne suis pas d’ici.

— Comment es-tu tombé là ?

— Je ne puis le dire.

— Qui t’a dépouillé ?

— Dieu m’a châtié.

— Et c’est ainsi, tout nu, que tu restais ?

— C’est ainsi, tout nu, que je restais. Je gelais, Sémen m’a vu, a eu pitié ; il m’a mis son caftan, m’a dit de le suivre. Toi, tu as eu compassion de ma misère, tu m’as fait manger et boire : que Dieu vous bénisse !

Matréna se leva, ouvrit son coffre en retira la vieille chemise de Sémen qu’elle avait rapiécée pour le lendemain, prit une paire de vieilles braies et, les donnant à l’étranger, elle lui dit doucement :

— Prends, je vois que tu n’as même pas de chemise, habille-toi ; couche-toi où tu voudras, sur le banc ou sur le poêle.

L’étranger ôta le caftan, mit la chemise et les braies et s’étendit sur le banc. Matréna souffla la chandelle, ramassa le caftan et grimpa sur le poêle à côté de Sémen. Elle se couvrit d’un bout du caftan et se coucha ; mais elle ne put dormir : l’étranger la préoccupait, et puis elle songea qu’on avait mangé tout ce qui restait de pain, qu’on en manquerait le lendemain, et que la chemise et les braies de Sémen étaient données ; elle se sentait triste et inquiète. Mais en se rappelant le sourire de l’étranger, elle eut un tressaillement de joie. Longtemps Matréna ne put dormir. Sémen ne dormait pas non plus, et tirait le caftan de son côté.

— Sémen !

— Hé !

— Le pain est tout mangé, je n’ai pas cuit aujourd’hui. Que ferai-je demain ? Dois-je demander à notre commère Mélania de m’en prêter demain ?

— Nous vivrons. Nous aurons de quoi manger.

Un silence.

— Cet homme a l’air bon, pourquoi ne dit-il rien sur lui-même ?

— Sans doute que c’est défendu.

— Sémen !

— Quoi !

— Nous donnons, et personne ne nous donne.

Sémen ne sut que répondre.

— Assez causé, fit-il en se retournant.

Et ils s’endormirent.


V


Sémen s’éveilla de bonne heure : les enfants dormaient encore ; la baba était sortie pour demander du pain à sa voisine : seul, l’étranger était assis sur le banc, les yeux en l’air ; son visage était plus serein que la veille.

Et Sémen dit :

— Eh bien ! ma chère tête, le ventre demande du pain et le corps des vêtements. Il faut se suffire, se nourrir. Sais-tu travailler ?

— Je ne sais rien.

Sémen ouvrit de grands yeux et dit :

— On apprend ce que l’on veut, quand la bonne volonté ne manque pas.

— Tout le monde travaille, je ferai comme les autres.

— Comment t’appelles-tu ?

— Mikhaïl.

— Eh bien ! Mikhaïl, tu ne veux rien dire sur toi, c’est ton affaire ; mais il faut manger ; si tu fais ce que je te dirai, je te nourrirai.

— Que Dieu te sauve ! Enseigne-moi, montre-moi ce que j’ignore.

Sémen prit du chanvre et se mit à tordre le fil.

— Ce n’est pas malin, regarde.

Mikhaïl regarde, prend le chanvre à son tour, tord le fil, et aussitôt Sémen lui apprend à tailler, à coudre, à pousser l’alène, à mettre les semelles, à piquer les coutures. Dès la troisième journée, quelque travail qu’on lui montrât, Mikhaïl comprenait de suite ; il travaillait si proprement qu’on eût pu croire qu’il avait fait des bottes pendant cent ans. Il ne perdait pas une minute, mangeait peu ; l’ouvrage achevé, il restait dans son coin, les yeux en haut, en silence : parlant peu, ne riant jamais, ne sortant jamais ; et on ne le vit sourire qu’une seule fois, le premier soir, quand la baba lui avait servi à souper.


VI


Jour par jour, semaine par semaine, une année se passa. Mikhaïl continuait à vivre et travailler chez Sémen. L’ouvrier devint célèbre : nul ne faisait des bottes aussi propres, aussi solides que Mikhaïl, l’ouvrier de Sémen. On le connaissait à vingt lieues à la ronde et Sémen commença à s’enrichir.

Un jour d’hiver, le patron et son ouvrier travaillaient ensemble, lorsqu’un vozok[4], attelé de trois beaux chevaux, dont les grelots sonnaient joyeusement, s’arrêta à la porte de l’isba. Un valet sauta du siège, ouvrit la portière : un barine, enveloppé d’un chouba, descendit du vozok et monta les marches du petit perron. Matréna ouvrit la porte toute grande. Le barine se baissa, entra dans l’isba, et se redressa : sa tête touchait presque au plafond, et il remplissait, à lui seul, tout un coin de la chambre. Sémen salua le barine avec étonnement. Jamais il n’avait vu des hommes pareils. Sémen était trapu, Mikhaïl fluet ; Matréna semblait une vieille bûche séchée. Cet homme paraissait venir d’un autre monde ; sa face rouge et pleine, son cou de taureau lui donnaient l’air d’être bâti en airain.

Après avoir soufflé avec force, le barine jeta sa fourrure, s’assit sur le banc, et dit :

— Lequel de vous est le patron cordonnier ?

Sémen s’avança :

— C’est moi, Votre Honneur, dit-il.

Le barine appela son valet.

— Fedka, apporte-moi le cuir.

Le domestique accourut avec un paquet qu’il posa sur la table.

— Défais ce paquet.

L’autre obéit.

Le barine montra le cuir à Sémen.

— Tu vois bien ce cuir, cordonnier ?

— Oui, Votre Honneur.

— Comprends-tu quelle marchandise c’est ?

Sémen tâte le cuir et dit :

— La marchandise est de première qualité.

— C’est cela, elle est bonne, imbécile ; tu n’as encore jamais vu pareille marchandise : c’est du cuir d’Allemagne, entends-tu ? Il vaut vingt roubles, ce cuir.

Sémen, intimidé, répond :

— Où pourrions-nous voir tout cela, nous autres ?

— C’est cela ; peux-tu me faire des bottes avec ce cuir ?

— Certainement, Votre Honneur.

Le barine s’écria :

— Certainement ! Comprends bien pour qui tu vas travailler, et avec quelle marchandise ; fais-moi des bottes qui puissent durer un an, que je puisse les porter un an sans les tourner ni les déchirer. Si tu peux le faire, prends et taille ce cuir, sinon refuse. Je te le dis d’avance : si les bottes se déchirent avant un an, je te fourre en prison ; si elles me servent un an, tu auras dix roubles.

Sémen, effrayé, hésite, ne sait que dire. Il regarde Mikhaïl, le pousse du coude et lui demande ce qu’il doit répondre : faut-il accepter ?

Mikhaïl fait signe que oui, et Sémen accepte, s’engageant à livrer des bottes qui ne tourneraient, ne se déchireraient pas jusqu’au bout de l’année.

Le barine appelle le valet, tend son pied et dit :

— Eh bien ! prends la mesure.

Le pied du barine est si gros qu’il faut tailler une seconde feuille de papier, quoique la première soit déjà fort grande. Sémen prend la mesure de la semelle, du cou-de-pied, et se met à mesurer le mollet ; mais le papier n’en peut faire le tour : le mollet est gros comme une poutre. Tandis que Sémen prenait mesure, le barine dévisageait tout le monde. Il aperçut Mikhaïl.

— Eh ! qui est celui-là ? dit-il.

— Mais c’est mon ouvrier, celui qui fera les bottes, dit Sémen.

— Attention ! qu’elles me servent un an.

Sémen lève les yeux sur Mikhaïl, et s’aperçoit qu’il ne regarde même pas le barine, il regarde au-dessus, au-delà du barine, comme s’il voyait quelque chose. Il regardait, il regardait, Mikhaïl ; tout à coup il sourit avec sérénité.

— Pourquoi ris-tu, imbécile ? dit le barine. Veille plutôt à ce que mes bottes soient prêtes à temps.

Mikhaïl répondit :

— Vos bottes seront prêtes au moment voulu.

— Je l’entends bien ainsi, s’écria le barine en remettant sa chouba.

Il se dirigea vers la porte ; mais, ayant oublié de se baisser, il se heurta le front contre la solive. Ce furent des cris, une colère, puis, se redressant, il se frotta la tête et remonta dans son vozok.

Une fois le barine parti, Sémen dit :

— En voilà un qui est fort comme une pierre à fusil ; il a rompu la solive, et il s’en moque.

Et Matréna dit :

— Avec la vie qu’il mène, comment ne serait-il pas un bel homme ? Coulé en airain, la mort même ne le prendra pas de sitôt.


VII


Sémen s’adressa à Mikhaïl :

— Nous avons accepté cette commande ; qu’elle ne nous cause aucun ennui. Le cuir est cher, le barine est violent, pourvu que nous ne nous trompions pas ! Tu as de meilleurs yeux, ta main est plus sûre ; voici les mesures, taille-moi ce cuir, je ferai ta besogne en attendant.

Mikhaïl obéit, il prit le cuir, le déroula et se mit à tailler. Matréna le regardait faire ; habituée au métier, elle s’étonna de voir Mikhaïl couper le cuir autrement que pour des bottes. Elle voulut parler, mais elle pensait :

— Je n’aurai sans doute pas compris quel genre de bottes il faut au barine ; Mikhaïl sait mieux que moi ce qu’il fait ; moi, je ne m’en mêle pas.

Mikhaïl fait une paire de chaussures qu’il coud à la manière des sandaliers. Matréna s’en étonne ; mais elle ne veut pas s’en mêler, et Mikhaïl continue à coudre. Le moment de dîner est venu. Sémen se lève et voit que Mikhaïl a fait avec le cuir des sandales au lieu de bottes, lui qui ne s’est jamais trompé en rien. Sémen pousse un : Ah !

— La marchandise est perdue ; que vais-je dire au barine ? Où trouver une pareille marchandise ?

Et il dit à Mikhaïl :

— Qu’as-tu fait ? mon ami, tu m’as perdu. Le barine m’a commandé des bottes, et toi, qu’as-tu fait ?

Au même instant, on frappe un grand coup à la porte. On regarde par la fenêtre, on voit le domestique du barine qui attache son cheval à l’anneau de la porte. Sémen lui ouvre ; le domestique est essoufflé.

— Bonsoir, patron.

— Bonsoir, que nous veux-tu ?

— La barinia[5] m’envoie pour chercher les bottes.

— Les bottes ?

— Oui, le barine n’a plus besoin de bottes ; il n’en portera plus. La barinia vous souhaite de vivre longtemps[6].

— Comment !

— Il n’est pas même rentré vivant, il est mort dans le vozok. Nous arrivons, j’ouvre, je le vois couché au fond, tout raide ; c’est à grand’peine qu’on a pu le retirer. La barinia m’a envoyé chez vous, en disant :

— Va dire au cordonnier de faire des sandales pour un mort au lieu des bottes que le barine est venu commander en laissant du cuir. Qu’il se presse, attends, et rapporte avec toi les sandales.

Mikhaïl prit les sandales et ce qui restait du cuir, roula le tout proprement et remit le paquet au valet qui attendait :

— Adieu, la compagnie ! que l’heure vous soit propice !


VIII


Un an, deux ans se passent, et enfin voilà la sixième année que Mikhaïl demeure chez Sémen. Les choses suivent toujours le même train ; il ne sort jamais, ne parle guère et n’a souri que deux fois, la première, lorsque la baba lui donna à manger, la seconde, à la visite du barine. Sémen ne saurait trop se louer de son ouvrier, il ne lui demande plus d’où il vient ; il ne craint qu’une seule chose, le départ de Mikhaïl.

Un jour, ils étaient tous ensemble, les enfants jouaient et grimpaient sur les bancs, près des fenêtres, Matréna chauffait les fers à repasser, Sémen poussait l’alêne, Mikhaïl achevait un talon. Un des enfants vint s’appuyer sur l’épaule de Mikhaïl, qui était près de la fenêtre, et lui dit :

— Regarde, oncle Mikhaïl, voilà une marchande avec deux petites filles ; elles se dirigent, je crois, de notre côté. L’une des petites est boiteuse.

À ces mots de l’enfant, Mikhaïl jette l’ouvrage et regarde au dehors. Sémen s’étonne : jamais Mikhaïl n’a regardé au dehors, et le voilà collé à la vitre. Sémen regarde à son tour à travers la fenêtre. Il voit en effet une femme proprement mise qui conduit deux fillettes, enveloppées de petites pelisses, avec des fichus en laine sur la tête. Les enfants se ressemblent, impossible de les distinguer l’une de l’autre, mais l’une d’elles boite et traîne la jambe.

La femme s’arrête à la porte, tire le verrou et entre dans l’isba, en poussant les enfants devant elle.

— Bonjour, mes maîtres.

— Soyez la bienvenue, que désirez-vous ?

La femme s’asseoit, les fillettes se serrent contre elle timidement.

— Il me faut des souliers pour mes petites.

— Nous n’avons jamais rien fait d’aussi petit, mais on fait ce que l’on veut, nous essayerons. On peut les faire à rebords, on peut les faire avec doublure de toile ; comment les voulez-vous ? Mikhaïl, mon ouvrier, est très habile.

Sémen se retourne et voit Mikhaïl qui dévore des yeux les petites filles.

Sémen s’étonne de plus en plus. Il est vrai que les petites sont jolies, potelées, des joues roses, des yeux noirs ; les petites pelisses et les fichus sont gentils, mais il ne peut pas comprendre pourquoi Mikhaïl les considère avec tant d’intérêt, comme s’il les connaissait déjà. Sémen cause avec la femme, prend mesure.

La femme place la petite boiteuse sur ses genoux, en disant :

— Prends deux mesures de celle-ci ; tu feras un soulier pour le pied bot et trois pour l’autre pied ; leurs pieds sont les mêmes, elles sont jumelles.

Après avoir pris mesure, Sémen dit, en montrant la boiteuse :

— Pourquoi est-elle estropiée ? Est-elle née ainsi ?

— Non, sa mère l’a estropiée.

Matréna se mêle à la conversation, curieuse de savoir :

— Qui es-tu ? dit-elle à la femme, qui sont ces petites ? N’es-tu pas leur mère ?

— Je ne suis ni leur mère, ni leur parente, ma bonne, ce sont mes filles adoptives.

— Elles ne sont pas de ton sang, et comme tu les choies !

— Comment ne pas les chérir ? je les ai nourries de mon lait toutes les deux. J’ai eu un enfant aussi, que Dieu m’a repris ; je ne le choyais pas autant que celles-ci.

— À qui sont-elles ?


IX


Matréna se mit à bavarder avec la femme leur fit ce récit.

— Il y a six ans qu’elles sont orphelines ; le père fut enterré un mardi, la mère mourut le vendredi. Orphelines de père avant de naître ; la mère ne survécut pas même un jour à leur naissance. Je vivais alors au village avec mon mari ; nous étions voisins, porte à porte. Le père était tout seul à travailler dans les bois, un arbre lui tomba dessus, l’écrasa ; il perdait ses entrailles, si bien que, de retour au logis, il rendit son âme à Dieu. Sa femme accoucha trois jours après de ces deux petites ; pauvre, solitaire, elle n’eut personne autour d’elle, ni sage-femme ni servante. Elle accoucha seule. J’allais le matin pour la voir ; j’entre et je la vois, la pauvre, toute froide déjà. En mourant, elle était retombée sur la petite et lui avait estropié le pied. Les gens s’assemblèrent, on leva, on ensevelit la morte, on lui fit un cercueil et on la mit en terre. Les voisins sont tous de braves gens ; les petites restaient seules, où les mettre ? J’étais alors la seule nourrice du village, j’allaitais mon premier-né depuis huit semaines ; je les pris pour quelque temps chez moi.

Les moujiks se réunirent, on causa, on se demanda ce qu’on ferait d’elles, et voici ce qu’ils me dirent : « Maria, garde-les chez toi en attendant, ces petites, nourris-les de ton lait, et donne-nous du temps pour nous mettre d’accord. » J’avais déjà donné à téter à l’une, mais je n’avais rien donné à l’autre, à la pauvre estropiée ; je ne pensais pas qu’elle pût vivre ; et puis je me fis des reproches ; elle geignait, elle me fit pitié. Pourquoi cette petite âme d’ange doit-elle souffrir ? Je la fis téter et je les allaitai tous les trois, le mien et les orphelines. J’étais jeune et forte, je mangeais bien, j’eus du lait en abondance, le Seigneur me combla. Je faisais téter deux des enfants, et le troisième attendait ; l’un des deux allaité, je prenais le troisième ; et Dieu me fit la grâce de les élever. Le mien mourut deux ans après, et Dieu ne me donna plus d’enfants. Cependant nous avons acquis du bien, nous vivons maintenant au moulin, chez un marchand. Nous avons de bons gages, la vie est facile, mais je n’ai pas d’enfants. Que ferais-je si je n’avais ces fillettes ? Je serais seule. Comment ne pas les aimer, les choyer ? Elles sont la joie de mes yeux, la cire de mon cierge[7].

La femme pressa les enfants sur son cœur, embrassa la boiteuse et essuya ses yeux remplis de larmes.

« On vit sans père ni mère, on ne vit pas sans Dieu, » dit le proverbe.

Ainsi parlèrent-ils, et la femme allait s’en aller. Comme les patrons la reconduisaient, ils se retournèrent vers Mikhaïl, et lui restait les mains croisées sur ses genoux, les yeux en haut, et il souriait.


X


Sémen s’approcha de lui et lui dit :

— Que fais-tu, Mikhaïl ?

Mikhaïl se leva, serra l’ouvrage, ôta son tablier, salua le patron et la patronne et leur dit :

— Pardonnez-moi, patron ; Dieu m’a fait grâce, faites-moi grâce aussi.

Et les patrons voient qu’une lumière émane de Mikhaïl. Sémen se lève, le salue et lui dit.

— Je vois, Mikhaïl, que tu n’es pas un homme comme les autres, et que je ne puis pas te garder ni t’interroger. Dis-moi seulement une chose : pourquoi étais-tu si sombre, si épouvanté quand je t’ai trouvé et amené chez moi ? Pourquoi es-tu devenu serein quand ma femme t’a offert à manger ? Tu as souri alors, tu t’es rasséréné. Plus tard, quand le barine est venu commander des bottes, tu as encore souri et tu es devenu plus serein encore, et à présent, quand cette femme a amené les petites filles, tu as souri une troisième fois et tu as rayonné.

Dis-moi, Mikhaïl, pourquoi une lumière émane de toi, et pourquoi tu as souri trois fois ?

Et Mikhaïl répondit :

— Je rayonne, parce que j’étais puni ; Dieu m’avait châtié, et maintenant il m’a pardonné. Et j’ai souri trois fois parce que je devais apprendre trois paroles divines : et j’ai appris les paroles. J’ai appris la première parole quand ta femme a eu pitié de mon dénuement ; alors j’ai souri pour la première fois. J’ai souri pour la seconde fois lorsque le barine est venu dans ton isba, parce que la seconde parole m’a été révélée alors ; et à présent, en voyant les petites filles, j’ai appris la troisième parole divine et j’ai souri pour la troisième fois.

Et Sémen lui demanda :

— Dis-moi, Mikhaïl, pourquoi Dieu t’avait châtié, et quelles sont ces paroles, pour que je les sache aussi.

Et Mikhaïl répondit :

— Dieu m’a châtié pour ma désobéissance. J’étais un ange au ciel et j’ai désobéi. J’étais un des anges du ciel, le Seigneur m’envoya sur la terre pour chercher une âme, l’âme d’une femme. Je descendis sur la terre, et je vis une femme couchée, malade, qui venait de donner la vie à deux petites filles. Les enfants geignaient à côté de la mère, trop faible pour leur donner le sein. Quand elle me vit, elle comprit que Dieu demandait son âme ; elle pleura, supplia :

— Ange de Dieu, mon mari a été tué il y a trois jours par la chute d’un arbre dans la forêt je n’ai ni mère, ni sœur, ni tante ; mes orphelines n’ont que moi ! Ne prends pas ma pauvre âme : laisse-moi élever mes enfants, que je les mette debout, des enfants ne peuvent pas vivre sans père ni mère.

J’obéis à la femme, je mis un enfant à son sein, et l’autre dans ses bras ; je remontai au ciel et je vins devant Dieu et je lui dis :

— Je n’ai pu emporter l’âme de l’accouchée. Le père a été tué, elle a des jumelles, et elle m’a supplié de lui laisser le temps d’élever ses enfants, qui ne peuvent vivre sans père ni mère ; je n’ai pas pu emporter cette âme.

Le Seigneur me répondit :

— Va, et rapporte-moi l’âme de cette mère, et tu connaîtras un jour trois paroles divines : tu apprendras ce qu’il y a dans les hommes, ce qui n’est pas donné à l’homme, et ce qui fait vivre les hommes. Quand tu auras appris ces trois paroles, tu reviendras au ciel.

Je retournai sur la terre, et j’emportai l’âme de la pauvre mère. Les enfants quittèrent le sein maternel, le cadavre retomba sur le côté gauche, écrasant le pied d’une des petites filles. Tandis que je m’élevai au-dessus du hameau, pour rapporter l’âme au Créateur, un tourbillon me saisit, mes ailes s’alourdirent ; elles retombèrent ; l’âme monta seule à Dieu, et je restai gisant à terre au bord du chemin.


XI


Et Sémen et Matréna comprirent alors qui ils avaient vêtu et nourri, qui avait vécu avec eux. Ils pleuraient de joie et d’émotion, et l’ange leur parla encore :

— Je restai seul sur le chemin, seul et nu. Je n’avais connu jusqu’alors aucune des misères humaines, ni le froid, ni la faim. Je devins homme, j’eus faim, j’eus froid, et ne sus que devenir. Je vis une chapelle consacrée à l’Éternel, je voulus m’y réfugier ; la porte était cadenassée. Ne pouvant entrer, je m’assis sur le seuil, cherchant à m’abriter contre la bise. Le soir vint, j’eus froid, j’eus faim, je souffrais, je tremblais, la douleur me prit tout entier. Soudain, j’entendis des pas sur la route, un homme venait portant des bottes ; il parlait tout seul. Je vis pour la première fois la face mortelle de l’homme, depuis que j’étais devenu homme moi-même, et j’eus peur de cette face ; je me détournai. Je l’entendais qui se parlait à lui-même :

— Comment nourrir ma femme et mes enfants ? Comment, pendant l’hiver, abriter contre le froid nos membres engourdis ?

Et je pensais :

— Je péris de froid et de faim, et voilà cet homme qui passe, il ne pense qu’à ses besoins à lui, il ne saurait me secourir.

L’homme me vit, il fronça les sourcils, devint terrible et passa… Je désespérai. Soudain, je l’entendis revenir, je le regardai et je ne le reconnus plus : la mort avait été sur sa face, et à présent il était redevenu un vivant, et je vis l’image de Dieu sur ce visage. Il vint à moi, il me vêtit, il me prit par la main et m’amena chez lui. Sa femme était sur le seuil de l’isba, et elle parla ; la femme était plus terrible que l’homme, le souffle de la mort sortait de ses lèvres, le souffle mortel de ses paroles me coupa la respiration, je défaillais ; elle voulut me renvoyer au froid, à l’agonie, à la mort, et je compris qu’elle mourrait elle-même en me chassant. Tout à coup son mari lui parla de Dieu. Aussitôt la femme se transforma ; elle me fit manger, et comme elle me regardait, je levai aussi les yeux sur elle : la morte était redevenue une vivante, et je reconnus Dieu sur son visage. Et je me souvins des paroles de Dieu : « Tu connaîtras ce qu’il y a dans les hommes. » J’appris ainsi qu’il y a dans les hommes l’amour. Heureux d’avoir la révélation d’une des paroles divines, je souris alors pour la première fois. Mais je ne pus apprendre tout à la fois ; je ne comprenais pas encore ce qui n’est pas donné à l’homme, et ce qui fait vivre les hommes.

Je vécus chez vous un an ; le barine vint commander des bottes, des bottes qui devaient durer un an sans tourner ni se déchirer. Je le regardai et je vis à côté de lui un de mes compagnons, l’ange de la mort ; personne ne le vit, hormis moi ; je le connaissais, je savais que le soleil ne serait pas encore couché quand l’âme du barine le quitterait, et je pensais :

— L’homme accumule pour un an, mais il ne sait pas qu’il doit mourir avant la nuit.

Et je me rappelai la seconde parole de Dieu : « Tu connaîtras ce qui n’est pas donné à l’homme. »

Ce qu’il y a dans l’homme, je le connaissais déjà. — J’apprenais maintenant ce qui n’est pas donné à l’homme : Il n’est pas donné à l’homme de savoir ce qu’il faut à son corps ; et je souris pour la seconde fois.

Mais j’ignorais encore, je ne comprenais pas ce qui fait vivre les hommes. Je vécus ainsi, attendant toujours la révélation du créateur, la dernière parole divine. La sixième année, la femme amena les jumelles, je les reconnus, et j’appris comment elles avaient survécu. J’appris tout alors et je pensai :

— La mère implorait pour ses enfants, et j’avais écouté la mère ; j’avais cru que ces orphelines étaient destinées à périr, et voilà qu’une femme, une étrangère, les a nourries et recueillies.

Et quand cette femme pleura d’attendrissement en parlant de ces petites étrangères, qu’elle choyait, qu’elle plaignait, je vis en elle l’image divine de Dieu et je compris ce qui fait vivre les hommes. Je compris alors que Dieu m’avait révélé la dernière parole, qu’il m’accordait mon pardon ; et je souris pour la troisième fois.


XII


Et l’ange dépouilla son enveloppe terrestre et se revêtit de lumière ; les yeux humains ne purent en supporter l’éclat ; il éleva sa voix, qui sembla venir, non de lui, mais du ciel, et il dit :

Et je compris que l’homme ne vit pas de ses besoins à lui, mais qu’il vit par l’amour.

« Il n’était pas donné à la mère de savoir ce qui ferait vivre ses enfants ; il n’était pas donné au barine de savoir ce qu’il lui fallait ; il n’est donné à aucun homme de savoir s’il lui faudra ce soir des bottes pour lui vivant, ou des sandales pour lui mort.

« Je restai vivant quand j’étais homme, non que je prisse soin de moi-même, mais parce qu’il y eut de l’amour chez un passant et chez sa femme : ils eurent pitié de moi et m’aimèrent. Les orphelines vécurent, non qu’on eût songé à elles, mais parce qu’une femme avait l’amour dans son cœur. Les hommes vivent, non qu’ils songent à eux-mêmes, mais parce que l’amour est dans le cœur des hommes.

« Je savais auparavant que Dieu a donné la vie aux hommes, et a voulu qu’ils vivent. Maintenant, j’ai compris que Dieu ne veut pas que l’homme vive seul, et c’est pourquoi il cache à chacun ce dont il a besoin. Il veut que chacun vive pour les autres, et c’est pourquoi il révèle à chacun ce qui est utile à la fois à lui-même et aux autres.

« Je compris alors que les hommes, qui croient vivre uniquement de leurs propres soucis, ne vivent en réalité que par l’amour seul. Celui qui est en l’amour est en Dieu, et Dieu vit en lui : car Dieu, c’est l’amour. »

Et l’ange chanta les louanges de Dieu ; sa voix fit trembler l’isba ; le toit s’ouvrit, une colonne de feu s’élança de la terre au ciel. Sémen, sa femme et ses enfants se prosternèrent sur le sol. L’ange ouvrit ses grandes ailes et remonta dans les cieux.

Quand Sémen revint à lui, l’isba avait repris son aspect, et personne ne s’y trouvait plus, hormis lui et les siens.

  1. Fourrure de mouton.
  2. Bottes en feutre pour l’hiver.
  3. Cidre.
  4. Voiture à trois chevaux.
  5. Femme de barine, seigneur.
  6. Locution populaire, pour annoncer la mort de quelqu’un.
  7. Terme d’affection. — Locution populaire.