Éditions Albert Lévesque (p. 212-221).

X

LE CHARROYAGE


Il est à peine quatre heures. Les vigoureux Laurentiens sont déjà à s’emplir le ventre. Le chat du cuisinier regrette un plat vide, près du poêle.

Boisvert a reçu huit autres chevaux pour le charroyage, afin d’en intensifier la période. Les groupes partent à la file. Quatre chargeurs, six « jigidis », deux vieux arrangeurs de chemins. Les attelages sortent ensuite, les derniers plus lentement. La tête du défilé commencera à charger à cinq heures. La queue à huit heures seulement. Huit voyages de 250 billots ne s’empilent pas par enchantement. Loin de là.

Ce pauvre « Bougon » a le rôle de la queue, avec « Togo » et « Nellie ». Il s’encourage en se plaignant, à toute minute.

— Oh ! la maudite queue… dans l’charriage. C’est rien moins que drôle.

De fait, lorsque le premier charretier revient au campement, dès trois heures de l’après-midi, il est huit heures du soir quand la voix de « Bougon » réveille les corbeaux de son sempiternel refrain.

— À la didae, la didie, la didae, la raie…

Le chemin est rude. Les sleighs mordent le givre, avec impatience. Les chevaux, lents, accordent leurs pas, en mâchonnant quelques bribes de foin, volées avant la sortie de l’écurie.

Peu à peu le ciel se beurre de lumière pâlotte. Un beau sirop d’érable nouveau. Il fera clair à bonne heure. Janvier s’achève. Un soleil plus galant ouvre ses lucarnes avec hâte.

L’attelage de Dionne Desrosiers est déjà en place. 4,000 billots attendent dans une seule pile. Les deux piquets du traîneau, à proximité du tas de bois, sont enlevés et tombent sur la neige, pendus à leurs attaches de fer. Desrosiers décroche ses bêtes. Il guette l’ordre. Les chargeurs fixent une longue chaîne dans une poulie attachée à un arbre solide en face. Ils approchent ensuite 20, 25, 30 bûches. Puis attachent deux chaînon, en nœud coulant, à l’extrémité. Le bois se libère automatiquement lorsqu’il tombe sur le voyage.

Un cri puissant :

— Dionne donnes-y… À ta force !

Les chevaux partent, avec l’autre bout de la chaîne, rapides et encouragés. Les billots se culbutent, s’entassent. Les hommes les placent avec symétrie sur le traîneau. L’opération recommence. Elle est terminée. Dionne rattelle ses bêtes, replace les poteaux, en joint les petites chaînes au-dessus du voyage. On jette alors une dizaine de billes, à la main, sur le tout, pour l’affermir. Et c’est fait.

Un effort entendu des chevaux. La masse de 16,000 livres décolle d’un coup, glisse, avance en calant. Les huit milles pour aller au lac Caribou déroulent leur miroir biseauté, taché de jour naissant. Assis sur des couvertes à cheval pleines de crottin, Desrosiers se tourne une cigarette, replace son caluron sur les oreilles, l’enfonce jusqu’au cou, se frappe les mains et reprend ses cordeaux.

Peu à peu, la lumière monte. Les branches, pesantes de froid, volent des rayons, au hasard. Les harnais blanchissent avec la respiration des bêtes, qui se cristallise en roulant. Le ciel est en ardoise. Une perdrix sort de la neige, en trombe. La route est large. Le voyage, très haut, sent bon… Tous ces riens rendent le conducteur plus heureux que le fils Carnac regardant bêtement une place vide dans ses édredons, et maudissant la soie de son pyjama, laquelle est encore trop rude pour sa peau de catin…

Voici une descente raide. Les chevaux s’arrêtent et regardent, amusés. Le charretier saute à terre, flatte ses bêtes et court demander du sable chaud.

— Albert Brault, vous êtes donc endormi ?… J’veux du sable.

À l’arrière d’une butte, dans un feu clair, large, écrasé. Des poches vides imitent un tapis rare sur le sol. Une chaudière remplie d’eau, afin de refroidir les braises trop curieuses, et Brault, plongé dans la lecture des « Anciens Canadiens », de Gaspé.

Le trou de sable descend, large, dans le flanc de la colline. Les deux hommes se jettent sur l’épaule chacun un sac de poudre vive. Lentement, avec des gestes de semeurs, ils saupoudrent la descente, sur toute son étendue. La terre chaude se colle aux glaces et y dessine tous les caprices, en attendant la charge.

Le conducteur saute sur sa mansarde mouvante. Il envisage, sans aucun effroi, et les arbres, tout près, et cette pente, un trou d’enfer, aux lèvres rousses. Peu à peu, l’acier des traîneaux accroche son aimant. Le voyage coule à peine. Dionne debout, les jambes arquées, les guides tendues, examine tout, avec soin.

— Woa, « Pitoune… Argué, Danny… Dou… doucement, mes p’tits… on va l’avoir… on l’a !…

La pesanteur des huit tonnes de bois s’accentue. Les braves chevaux sentent le cuir des harnais leur entrer dans la chair. Toujours ils vont. Les fers coupent dans la glace brunie, sur des distances de six pieds à la fois. Quand même ils résistent et retiennent. Un dernier vallonnement. Ce dernier n’est pas dangereux. Avec entrain, les chevaux partent au trot, crinières bouffantes. La belle glace nette est retrouvée. Le voyage oscille, les coins effleurent les arbres, à mi-tronc. Parfois des écorces sont arrachées violemment. Desrosiers conduit, caresse de la voix, encourage ses amis blancs. On arrive sur le lac à fond de train. Une sensation de tomber dans un velours épais vous séduit soudain. Il y a un espace libre, entre deux jetées. La voiture s’arrête. Les préposés au déchargement ont vite accompli leur travail.

Les voyages arrivent continuellement. La glace enfonce peu à peu. L’eau monte sans danger. Cela importe peu et les hommes pataugent dans la neige mouillée, jusqu’aux genoux. Ils s’en fichent. N’y a-t-il pas, sous l’oreiller de paille, les fameux bas secs et doux, envoyés par l’épouse ou la mère ? Vraie caresse réconfortante, au retour…

Et puis, voulez-vous faire rire ces vrais hommes ?… Causez-leur de pneumonie ou de grippe. Avec dédain ils grimacent, car, dans leurs corps sains, la santé déborde par tous les pores.

Le retour au bois est égayé par les chants. Les chevaux écoutent ravis et accordent même, de leurs sabots poilus, lourds de glace. Cela ne les empêche pas de surveiller la route. Vienne un bruit de chaîne, un frottement aigu, la plainte du bois qui se tord, les bonnes bêtes hâtent le pas vers la rencontre la plus rapprochée et s’y jettent d’eux-mêmes, laissant libre le chemin où descend la fortune nationale, en carrés épais.

Charmantes les promenades, lorsque midi jette, en avare, un peu de chaleur à l’hiver fatigué. Les sommiers des traîneaux sont larges comme des lits. On s’y étend paresseusement pour rêver aux rencontres de juillet, avec les compagnes, à l’ombre complice des meules de foin.

Bazinet attache ses cordeaux à un des supports. Ses bêtes le connaissent et savent alors qu’il veut taper un somme. Elles vont d’un pas de berceuse, sous les arbres arrondis. Le temps passe. Le dormeur se caresse la joue. Il fait un geste compromettant et ouvre les deux bras vers le ciel. « Togo » veut prendre cela pour une menace et donne deux vigoureux coups de collier, simultanément. « Bougon » roule dans la neige, abasourdi. Un écureuil se sauve, riant, porter un morceau de galette à une exigeante amie.

Jamais plus « Bougon » ne laissera des petits gâteaux dans sa poche de chemise. C’est dû à eux si le brun petit rongeur, attiré par tant de calme, s’est payé une randonnée en traîneau, a frôlé le visage du dormeur de sa toison, douce autant qu’un baiser, pour traverser ce grand pont branlant, et s’enfuir avec le morceau de choix, destiné à « Togo ».

Heureusement l’iode guérira vite la coupure faite par le fer d’un montant, à la lèvre inférieure de l’amoureux trop réaliste.

Chaque jour amène ses surprises. Voici une fourche de chemin à nettoyer. Il n’y a qu’une issue pour aller au lac, entre deux rochers à pic. Boisvert dompte la nature. Un cabestan a été installé dès l’automne. Ses trois roues horizontales luisent, dans leurs muscles souples, des câbles en acier.

Quoi, un homme risquera la mort, en riant, dans un tel précipice ? C’est à peine si l’on peut monter ses flancs, en s’agrippant aux branches des sous-bois… Mais oui. Il y a 50,000 billots à sortir. La descente, ou plutôt le trou, a un quart de mille en profondeur. On a acheté du câble en proportion et même plus. Voici une charge. Joseph Boischer, s’est mué en charretier. Le lourd traîneau s’arrête au bord du gouffre. Le préposé au cabestan attache l’arrière-train avec les liens solides. Puis il retourne à ses leviers.

— Paré, Boischer ? Quins toé ben…

Chevaux et voitures disparaissent dans le vide. Je vois descendre le tout, sans heurt, lentement. Il me semble que les chevaux s’amusent à prendre une fameuse envolée. Les harnais sont amples, inutiles. La tuque de Boischer touche aux plus hautes branches, en bordure. Je l’entends fredonner. Il arrive sur la glace. Les chevaux s’éveillent.

Un coup de levier subit et la charge s’arrête net. Le choc est tellement vif que C… de C… va s’asseoir sur la croupe d’une de ses bêtes. Il se retourne, montre le poing au farceur qui rit avec moi et détache les câbles. Son voyage est maintenant à un niveau de 175 pieds plus bas que le point de départ.

Le cabestan exécute une ronde différente, en sens inverse. Le câble libéré remonte vite, en claquant sur les arbres, fouillant la neige, telle une énorme couleuvre d’argent, et se roule dans son repaire pour y attendre une nouvelle proie.

J’avoue n’avoir jamais osé tenter la fameuse plonge. D’ailleurs Boisvert est implacable. Lui seul et les conducteurs s’y hasardent, car, au moindre accident, le saut se terminerait, pour hommes et chevaux, ad patres

Une rude journée se termine. Les voitures arrivent. Grosses chenilles rouges, à la suite. On enlève les harnais, en face de la boutique de forge. Les chevaux libérés courent boire au trou du lac. Ils reviennent joyeusement, se roulent dans la neige, demandant une pincée de sel au cuisinier pour s’engouffrer dans l’écurie à l’appel de l’avoine.

Après le souper je vais demander le bilan des voyages. Les charretiers crient leurs totaux sans se déranger, fumant, lisant, au soleil des lampes huileuses.

Un chant vole sur la neige à l’orée du bois.

— À la didae, la didie, la didae, la raie…

Intermission de cinq minutes. La porte s’ouvre furieusement.

— Bonsoir « Bougon », comment est la queue ?

— Allez toute sus l’diable ! J’voudrais ben vous la faire tenir la maudite queue.

Le nouveau venu tire ses mitaines sous la « truie », rageusement. Il secoue son mackina, l’étend sur la perche après avoir jeté par terre la chemise d’un compagnon et court à la cuisine.

Boischer me sourit et affirme :

— Not’ Bougon est marabout, à soir.

Lorsqu’à minuit je soufflai ma lampe et courus dire un pressé bonsoir aux étoiles, la voix de « Bougon » sortait de l’écurie, très douce.

— Hein, mon brave Togo ! On a la queue, mais on a itou les bonnes viandes et les plus belles galettailles. Et pis y faut ben que j’te donne ane autre portion… Au diable la conomie. Oui… Oui… Nellie, pas d’gestes, t’auras la tienne aussi, vieille coureuse de grands chemins…