Éditions Albert Lévesque (p. 193-201).

VIII

VEILLÉE DE NOËL


Mon retour au Dépôt est autrement mouvementé que le départ. En prenant la route, au lac Jérôme, un chevreuil passe à dix verges de mes chiens. Les bêtes donnent. L’animal, d’un saut, est sur la glace. La traîne suit. J’ai à peine le temps de me gripper aux barres des côtés. Devant moi, une lagune de cinq milles. Il y a peu de neige, au-dessus d’un verglas brillant. La chasse-galerie commence.

Tout à coup, le chevreuil fait un brusque écart et change de direction. Les chiens font de même, sans m’avertir, bien entendu. Et je glisse cent pieds, sur une épaule et la fesse, ne voyant plus qu’un jeu d’éclairs bariolés. Le traîneau tourne au loin, plane ou tombe en oriflamme.

Après vingt minutes à compter les nuages, je vois mes compagnons qui reviennent, heureux d’une fugue à la mode des routes nationales. « Nana » sent mes mitaines. Une douleur grossit mon épaule. Nous repartons contents tous les quatre. Il faut s’attendre à tout, même aux culbutes, dans la forêt.

En arrivant à la Cache, j’ai le plaisir de saluer le père Doyon, dominicain, arrivé au lac Clair pendant mon absence.

J’appelle Saint-Michel. M. Ben McLaren donne, avec joie, congé à tous les hommes. Vite, au téléphone. J’avertis les contremaîtres. Il y aura confessions demain, veille de Noël, dans l’après-midi et la soirée.

Vers quatre heures les braves commencent à arriver. Une cinquantaine, au moins, s’entassent dans le grand dortoir, capable de contenir 82 touristes.

Le souper est agréable et chaud, présidé par le bon missionnaire. Puis, tous deux, nous allons veiller avec nos paysans. Laurence et L’Épicier sont déjà installés autour du poêle. On nous offre deux bûches en cyprès, plus molles que l’érable. Fauteuils de living-room, enfin. Un bonhomme les essuie de sa manche, après y avoir soufflé. L’équarrisseur offre du tabac au prêtre blanc.

— Ane pipe, mussieu le curé ? C’est du vrai. Y cante son homme.

Le père Doyon bourre son moignon en plâtre. Georges Tiffault lui passe un tison, avec des pinces en broche.

— J’sus fier de vous donner du feu, le révérend prédicateur. Ça porte bonheur, à ce qu’on dit.

La conversation languit. Chacun regarde cette belle robe blanche, au scapulaire noir, énorme, beau. Une croix.

Laurence se tape le genou soudain.

— Cré gué ! vot’barre sus l’ventre, a m’rappelle ane histoire de ma grand’mére. Vous savez, vous autres, que les ânes ont ane croix sus l’dos. Ben, la tradition veut, d’mandez-le au prêtre, si c’est pas vrai. A veut donc la tradition, que, lors d’là fuite en Égypte, saint Joseph s’arrêta sous ane belle épinette. Y avait d’nos arbres par là, dans l’temps. Or donc, l’époux de la Viarge fait sauter Marie pour qu’a s’délasse les jambes. Et, pis, en bon charquier, le v’là qui part pour aller cri un sciau d’eau dans l’Nille. La mère d’not’Seigneur et Maître, toujours bonne, a pose son enfant à l’ombre, sous l’épinette, ben entendu, parmi d’là belle mousse dorée qui sentait bon. Ensuite, après avoir fait queques pas, a flatte l’âne, doucement, d’ane épaule à l’autre, comme nos mères quand y r’levaient nos ch’veux, dans l’ber. La bourrique a s’tourne la tête et les oreilles, pour embrasser la main d’Marie. Alors not’ sainte Mère a commence à passer ses doigts dans l’poil, sus l’dos de la bête, jusqu’à sa queue. Ensuite sa main r’monte jusqu’au cou. Quand Joseph y r’vint avec son eau, v’là-t-y pas qu’y trouve ane belle croix en velours de soie noire sus la toison de son âne. Depuis c’temps là les ânes sont marqués du signe de la Rédemption, en bon souvenir d’avoir sauvé l’petit Jésus des manigances d’Hérode.

Le père Doyon est ému de cette candeur. Ces enfants de la terre méritent bien de rire un peu. Allons, une anodine gaillardise les enchantera.

— Mes braves amis, je suis fier de porter une croix noire, moi aussi, et je félicite Monsieur Laurence de sa belle prière. Je vais maintenant vous conter un tour arrivé à un bon vieux Canadien des concessions. Il meurt… Son premier bonjour à saint Pierre est déjà familier : « C’est moé, Albert Garvais, d’Saint-Hyppolite ! »… « Entrez donc, mais entrez donc », crie le prince des Apôtres. Et saint Pierre, ayant gros de travail, — c’était justement après une mission de chantiers, — invite Gervais à visiter le Ciel tout seul… Mon bonhomme se risque. Il a bien hâte d’embrasser sa défunte. Il avance un peu, mais c’est trop beau. Il revient pour endosser sa bougrine des dimanches. Dans un coin plus sombre, il voit deux vieilles filles qui se battent, se chicanent. Il entend : « C’est de ta faute… Non, c’est de la tienne… oh ! si j’avais su »… Arrivé à saint Pierre, Gervais lui demande : Dites-moé donc pourquoi des vieilles filles se battent dans l’Paradis ? » Le saint met un doigt sur sa bouche, fait : « Chut… chut »… approche du nouvel élu et lui déclare à l’oreille : « Ces deux-là croyaient qu’il fallait absolument demeurer vierge toute sa vie pour entrer dans le royaume des saints. Et, depuis 150 ans qu’elles sont avec nous, elles voient, jour et nuit, arriver des braves mamans canadiennes-françaises, avec des trâlées d’enfant. C’est pourquoi elles se donnent des coups de pieds au derrière, à tour de rôle, pour se punir. »

Cette fine boutade du missionnaire renouvelle le bon gros rire de la race.

Georges Tiffault, décharbonné et content, s’avance et demande.

— Moé j’vas vous poser ane simple question, mussieu le prêcheux. Quand les Juifs eurent fermé leurs écoles, en Égypte, et traversé la mer Rouge, quoi qu’ils firent ?

Personne ne répond. Je souris avec le dominicain, attendant une surprise. Elle tombe :

— Quins, pauvres vous autres, y s’nettoyèrent, pis s’firent sécher, c’te affaire…

Un tonnerre de rires salue le talent historique du vieux. Mis en veine, plusieurs veulent causer. Paul Charette, contre-maître au Caribou, prend une gueulée de moustache avec ses lèvres et commence.

— Je m’rappelle ben d’mon jeune temps, par chez nous, à l’Industrie. On avait un beau chemin de fer, bâti par l’honorable Barthélemy Joliette, un fier homme si y en avait un. Les rails étaient en bois r’luisant. Mais j’vous mens pas, on s’rendait pareil, de Lanoraie à l’Industrie. Un jour d’élections, un avocat d’la ville embarque pour v’nir déclamer un discours à l’Industrie. À trois milles de Lanoraie, v’la l’train qui s’arrête. Le beau parleux d’la cité se lève et demande au conducteur : « Quelle est, s’il-vous-plaît, la raison du retard ? » Le vieux campagnard lui répond : « C’est ane vache qui a arrêté l’train ». Le convoi repart, cahin-caha. Deux milles se font. V’là les chars qui s’arrêtent encore. L’avocat se r’lève, marabout, et crie au vendeux de billets : « Mais, allons, que veut dire ceci ? Je me plaindrai. » Le conducteur flegmatique et sérieux rétorque : « Le beau mussieu, y a, y a, que la vache a vient de rejoindre l’train. »

Des cris s’élèvent dans le chantier enfumé.

— Hourrah pour Charette ! Encore ane… encore ane…

Le célibataire, content, se décide, après avoir envisagé le père Doyon, qui lui sourit paternellement.

— À Joliette encore, mes vieux, y avait ane coureuse, faite au moule, mais sainte Nitouche comme tout, devant l’monde. A passait son temps à dire à ses voisines, à ses compagnes : « Vous savez, quand j’me marierai, j’vas pardre queque chose ». Les bavassements continuaient quand même. Toujours qu’enfin la fille trouve galant, un frais des États. A s’marie, comme de raison… Ben… j’vous mens pas, le jour de ses noces, elle a perdu queque chose, j’vous assure ! Son chien s’est nayé, dans l’rapide des Dalles.

Applaudissements charmés. Laurence se lève et pousse le lourd ventilateur du toit afin que le visiteur ne tourne pas en jambonneau.

C’est au tour de Philippe Dulac. Garçon quelque peu timide, il s’exécute bravement. D’ailleurs on ne voit pas un si beau prêtre tous les jours…

— Mussieu l’prêtre, mes vieux. L’été passé, ma mère avait fait ane belle gelée, avec d’la langue de veau. Ça r’luisait… d’l’or en moule… Un touriste, tout frisé, tout ganté, arrête son ato, débarque et demande à manger, en payant. Vite, mouman met sa plus belle nappe. Elle enfile un tablier en lin brodé, a sort son set de noces et place la tête en fromage de veau au milieu d’là table : « Voici de la bonne langue, mussieu l’visiteur » Lui y répond, du bout des dents : « Merci, madame, je ne mange rien de ce qui sort de la bouche d’un animal. » Le père, qui lisait son journal, regarde les culottes blanches, la ch’mise en soie. Il pousse ses lunettes sur son front et crie à sa vieille : « Fais lui donc cuire un œuf ! »…

Dionne Desrosiers s’enhardit. Et d’une voix moqueuse autant que son violon, il hasarde :

— Un soir, mon grand-pére, qui demeurait avec nous autres, à sa rente, dans l’village, arrive de veiller à minuit. Sa vieille l’engueule : « T’as pas honte, un homme de ton âge. » Il lui répond : « Tu sais ben que je couraille pas, la mère… j’viens de jouer aux dames. » De mon lit, j’entends la vieille lui crier : « C’est ben, c’est ben on va voir ça tout à l’heure… »

Le père Doyon, redemandé à grands cris, s’exécute :

— C’est la dernière, mes amis. Après nous dirons le chapelet, n’est-ce pas ? J’ai connu un bon vieux curé, aimant à discourir longtemps, au prône. Rien ne le brûlait plus que de voir ses paroissiens cogner des clous à l’église. Un de ces chauds dimanches de juillet, le pasteur sermonnait bien depuis une heure, lorsqu’il vit nombre de brebis ronflant presque. Le pauvre bedeau n’en pouvait plus, les coudes endoloris à frapper sur bedaines et corsets. Le prédicant s’écrie : « Félix, t’es pas capable de les réveiller ?… » Le sonneur s’impatiente et réplique d’une voix d’orgue : « Ça sert à rien… quand j’en éveille un, vous en rendormez dix… »

Je retrouve toute la dévotion de mes 10 ans, pour répondre au chapelet. Avec quelle ferveur naïve, les « … t-il, soit-il… il » tombent sur les vitres embuées. Il semble qu’à chaque Ave le ciel, tassé dans les fenêtres, saute joyeusement, aux notes harmonieuses de la finale chère à Marie…