Éditions Albert Lévesque (p. 167-174).

V

LE TESTAMENT DE JOSEPH LAURENCE


L’aurore est blanche. Elle monte de la terre, emplit les fenêtres, le ciel, tout.

Elle vole, caresse, roule, plane. L’horizon ondule, sassant et ressassant la neige neuve. Aucun nuage. Seul, un grand mouvement uniforme, clair, léger, qui colle aux arbres, aux foins, au sable, aux rochers.

Les souches ont des tuques. Un bonnet recouvre les roches, frileuses… Les pignons ouvrent leurs dentelles. Les toitures dorment dans l’hermine. Les sapins sont en sucre. Sur un vieux pin, le ciel a fouetté de la crème. Les bras nus des érables, des bras de femme, ont la chair de poule. Chaque fougère est un éventail. Les saules agitent des nerfs. Les fils du téléphone balancent des macaronis.

Dans un orme, près du jardin épais, deux nids, de neige chargés, fruits d’un mariage de grives, accrochent leurs pailles. Les touffes d’aubépine se tendent des foulards en laine claire. Un tout petit cèdre salue, guindé dans sa chemise à plastron. Et les pâles baies sauvages, hautes comme ça, enfoncent davantage leurs cornettes d’infirmières, en dédaignant son appel.

Il neige.

***

J’attends Joseph Laurence. Au souper, le bonhomme m’a confié avoir un gros service à demander. J’avoue y perdre mon latin. Peut-être veut-il me faire additionner ses gages ? Il envoie souvent des sous à ses petits-fils.

La clanche de la porte tombe plus doucement, bourrée de neige. Mon ami entre, secoue les bras, frappe ses jambes sur le parquet, tape sa tuque sur ses épaules, puis sur la fournaise, qui chante sa joie depuis tantôt. Avec son mouchoir il essuie un front d’accordéon. Sa barbe luit. L’eau du ciel, figée, s’y évapore.

— Bonsoir, l’commis. C’est ane vraie bordée, hein, pour la première. J’lai sentie v’nir, et depuis deux jours que j’disais à « Manzar » : « Le temps s’morpionne, y va neiger ». Tant mieux, les blés donneront plus. Le dicton : « Neige d’octobre, pain pour juillet », ne s’est pas encore trompé, que je sache.

— Étendez-vous donc dans la berceuse, monsieur Laurence.

— Y a pas d’danger. C’est inventé pour les femmelettes, ça. M’prenez-vous pour un malade ? La boîte à bois m’suffit. J’pourrai mieux chiquer, à ras la « truie ».

— Accepteriez-vous un cigare ?

— Pour rire de moé ? Grattez-vous. Je sus pas encore gaspillé à ce point. Si L’Épicier m’voyait, y crierait : « Y va mouiller, les cochons s’promènent ».

— Mais, cher monsieur Laurence, ce cigare vient de Saint-Jacques. Il a poussé chez nous.

— À c’te condition là, j’peux pas vous refuser. Mais soyez pas mortifié si je l’fume par étapes, dans ma pipe des dimanches. Ça f’ra d’là belle cendre pour frotter la « Fine ».

Je décide de mettre le brave à son aise immédiatement.

— Vous m’avez demandé un service, je suis à vos ordres, mon ami.

Laurence tarde à me répondre. Il tourne son cigare entre ses mains, le porte à ses narines. Enfin, il le fourre, d’un coup, dans sa poche de chemise. Après s’être levé et avoir bu, mon homme se plante devant moi, dos à la chaleur, et déclare, ému :

— J’veux faire mon testament.

Je sursaute, l’examine et me récrie.

— Mais vous n’êtes pas malade. Et vous n’avez pas peur de mourir, je suppose ?

— Cré gué, non ! La mort, j’m’en sacre ! Quand on a travaillé à faire d’là terre toute sa vie, on n’a point peur. Les ceuss qui ont peur d’la vieille mégère, c’est les gens d’là ville. Eux autres y gaspillent la vie. Ils la trouvent toujours pas assez, com’ j’dirais, écourtinée, et y s’trémoussent à m’faire rire. Moé, l’commis, j’partirai quand j’voudrai. Pas d’danger que je faiblisse pour dire à la mort : « Prend-moé, j’sus foutu ! » Non, non, pas de ces manières, torrieu ! Quand ça s’ra l’temps, j’dirai : « V’là le moment d’aller équarrir du grand bois pour les chalands de saint Pierre »… Pis j’me coucherai, avec la « Fine » dans mes bras, j’farm’rai les yeux et j’attendrai. Et c’est parce que j’ai pas peur d’là mort que j’veux faire mon testament.

— Comment cela ?

— Riez pas, c’t’idée a m’tracasse toujours quand j’attends l’sommeil. J’veux jouer un tour à la gueuse. Or donc, si j’notariais sus l’papier : Qu’on mette un beau cricifix en cuiv’ dans mon carcueil ? Commencez-vous à saisir ? La mort a viendra manger mon nez, mes bras, mes mains, mes pieds, enfin a mang’ra toute, mais la saudite, j’la défie d’manger le portrait de Not’ Seigneur, qui restera jusqu’à la fin des temps dans ma poussière, alors même qu’y en arait pas assez pour faire un pet de mouche. C’est là mon programme. Et vous m’refuserez pas ça. Pis j’le veux à la machine à tricoter. Dieu, que j’sus bête ! Pas tricoter, mais typriter.

Laurence se rassoit et écrase de son pouce une mouche à vers, ranimée par le feu de la « truie » et commençant à bourdonner sur la vitre.

Conscient que je suis pour accomplir un des gestes les plus beaux de toute mon existence, j’allume les trois autres lampes des murs, je nettoie mon dactylographe et m’installe, prenant le plus beau papier de luxe, à moi, et dont je me sers uniquement pour écrire à mes fils, ma fille, ma femme et ma mère.

— Je suis à vos ordres, monsieur Laurence.

Le roi s’approche. Il tire un livret de sa poche, l’ouvre. J’y vois des zéros, des chiffres, des barres, des carrés.

Il me déclare, sérieux et convaincu :

— V’là mon questionnaire. J’ai mon alphabet à moé, vous savez. Quelques notes pour la mémoire. Écrivez ça dans l’ton. Pas com’ j’parle, mais sans fautes, à la française. Parlez le document du lac Clair. Y verront, les p’tits gars, si j’meurs tout d’un coup, que l’pére a pensé à toute. Bon… Paré ?… J’commence à vous déplier ça.

Lac Clair,
22 octobre, 19…

« Ceci est mon testament.

« Je donne mon âme à Dieu.

« Je lègue mon corps à la terre que j’ai tant aimée.

« Je laisse la « Fine » à Moïse Laurence, mon petit-fils, le fils de Nicolas, à Saint-Jean-de-Matha, pour qu’il l’empêche de rouiller. Je lui demande de continuer les traditions de notre famille. C’est lui que je nomme pour remplir la profession d’équarrisseur.

« Je fais cadeau à la fabrique de Saint-Ignace-du-Lac de $100, pour que les marguilliers achètent une soutane neuve à mon curé, tous les quatre ans, jusqu’à expiration du capital, les intérêts compris.

« Je réserve la somme de $10 pour me faire acheter un beau crucifix, en cuivre solide, fait avec du métal de ma province et attaché avec une corde en laine blanche, prise sur les moutons de ma bru, la fille à Beaupré, le manchot.

« Je donne ma blague à tabac et ma pipe de cérémonie à Almanzar l’Épicier, qui me les a demandés. Cela lui épargnera le trouble de s’en acheter. Il les trouvera, si je meurs avant lui pendant mon séjour dans le bois, dans mes culottes en étoffe bleue, sur le dessus de mon coffre en cèdre.

« Je veux un cercueil en pin de Québec, sans argenterie et je demande au bedeau de Saint-Ignace de me mettre huit pieds de terre sur le ventre. Je réserve $5 pour son trouble. Quand on est mort c’est pour longtemps.

« Le reste de ma fortune : $1,385 clair de toute hypothèque, je le passe à mon épouse Zéphérine, pour qu’elle en jouisse de son vivant, mais à la condition qu’elle fasse chanter six messes basses pour Arthémise et trois pour Laura, mes deux défuntes. Ces messes en souvenir des enfants qu’elles m’ont donnés. Elles ont bien gagné ça.

« Je déclare solennellement que je meurs dans l’Église catholique, apostolique, romaine, une, indivisible et canadienne-française.

Signé par devant
témoin, après lecture
faite :
Joseph LAURENCE,
équarisseur. »

Quelle signature ! Les seuls mots qu’il puisse écrire. Heureusement que j’ai une autre plume dans mes tiroirs.

Je remets le cher papier au testateur. Il me remercie tout joyeux, le regarde, le palpe et l’enveloppe dans un morceau de soie qu’il a trouvé je ne sais où. Son départ est grand de simplicité franche.

— Marci, c’est pas d’là p’tite bière, de ressentir qu’on a son testament sus la peau !…