Éditions Albert Lévesque (p. 149-159).

III

LA VIE AU CAMP


Marchant seul vers le campement Boisvert, où je dois demeurer une semaine, je me grise d’air rose, de beauté dansante.

Ces montagnes tachées d’érablières en damiers ; ces vallons pesants de conifères tassés, aux dômes assouplis par les décades, sont merveilleux.

Plus merveilleux encore est le livre qui s’ouvre, au moment où la route me jette à la face, soudain, le panorama du lac Boisvert. Un rond trop opalin accapare tout le ciel. Les rives, des falaises de 800 pieds, laissant croître droit leurs arbres, ironiquement. On ne sait plus si les couleurs fauves de l’amphithéâtre fusent vers l’azur ou, trop lourdes, retombent dans l’eau, épaisses d’ombre.

Arrivés d’hier soir, les hommes de Ferdinand Boisvert réparent leurs quartiers. Le bureau, plus petit, est temporairement transformé en cuisine. Et Willie Morissette est déjà jusqu’au cou à brasser dans un plat de farine.

Des employés clouent une dernière lisière de papier goudronné sur les perches du toit. Dans une cuve, à la porte, trempe le lavage du cuisinier : tabliers, bonnets, caleçons, chaussettes et mouchoirs. Le savonnage y crève et se regonfle, aux fantaisies du vent et des rayons.

Parfois, des boulettes de pâte humide tombent de la fenêtre ouverte et viennent rebondir sur le sol. La propreté du chef, petit bonhomme aux yeux d’Indien, fait la joie des moineaux et des pies, ces fidèles qui affrontent les giboulées. Les voyez-vous, picorant dans ces miettes de levain ? Les becs se prennent entre un piège mou ; les pattes viennent à la rescousse et s’empêtrent à leur tour. À l’intérieur de la masure, un couvercle de chaudron tombe. La bande s’envole. Des feuilles roulées pesamment, car les ailes n’ont que faire à supporter les paquets blancs. Et Boisvert de dire, avec sa philosophie originale :

— Tabarnac ! le pain qui vole, avec des voleurs volant…

Une alerte drôlatique fait passer l’heure. Peu avant le dîner, un cyclone s’aventure dans le bel entonnoir des pics voisins. Pris au piège, le vent, furieux, s’attaque aux bâtisses. Morissette entend craquer les poutres, au-dessus de sa tête. Puis toute la couverture se lève d’un coup, et va tomber intacte sur la construction voisine. C’en est trop pour le pauvre Willie. Homme de devoir, et croyant la fin des temps révolue, il s’empare de sa pâte qui gonfle, et vite, à reculons, se sauve dehors.

Un nœud du plancher mord le talon du malheureux. V’lan ! Mouvement d’éclair. Le fuyard chancelle, recule deux pas et s’affaisse, derrière le premier, dans son lavage. Il ne lâche pas son trésor et, juste au moment où sa partie inférieure caresse l’eau trop vivement pour sûr, le plat de pâte lui rabat sur la tête, le coiffant mieux que le maréchal de MacMahon…

Le ballon crème se dégonfle. Le nez de Willie en a crevé la paroi. Deux yeux pochés, c’est le mot ou jamais, s’ouvrent avec peine. Une tête se dégage, sublime dans sa collerette d’hermine…

C’est lui !… Je revois encore le nègre blanc, hurlant : « Ouf !… oui !… » et qui cherche, de ses mains pleines, un appui. Je lui aide à revenir sur notre planète. Il se débarbouille, tant bien que mal, en disant à maintes reprises :

— C’maudit lavage… Mon pauvre pain !…

Nous mangeons de la galette. Elle est excellente d’ailleurs. Et d’autant plus exquise qu’elle provient aussi, et doublement, des causes du malheur : eau et farine.

La cuisine, dominant et l’office et le chantier des hommes, tout à côté, reçoit aussi le chapeau noir du papier gommé et luisant. Cela fait bien. Elle se dégage, plus écrasée, plus longue. Une chapelle sans clocher, dans un hameau de colonisation.

Une fenêtre plisse son embrasure. Avec un levier et des appuis, le menuisier la fait sourire à neuf. Trois vitres s’y réchauffent. Des éclisses en cèdre, étroites et minces comme un ruban, remplacent le mastic. D’ailleurs cette peinture solide est un luxe inconnu dans la forêt.

Les gaules du parquet sont redressées et mises en place. Il importe peu qu’on se nomme César, pour les conquérir ici.

Au mur, une vieille croix, sur un coussin en fils d’araignées. Tout à sa base, une image de saint Jean-Baptiste. Les souris ont rongé la tête de son mouton.

Un hibou avait fait son nid sur l’unique tablette en sapin. Heureusement qu’il est vide. Il sera brûlé pour faire place aux claires bouteilles d’essence, vanille, fraise, citron, plantées en petites reines, caressées par les mousses.

Les tables se revêtent d’un tapis bleu-alice piqué de roses roses. Les nœuds des pièces murales ouvrent leurs paupières plus grandes à la vue de ce luxe de cité…

Il faudra de nouveaux paillassons dans les lits en étagère du cuisinier et de ses assistants. Quelques brassées de sapinages sentant l’aurore, et la chambre peut recevoir ses hôtes.

Le poêle a perdu deux pattes, en cours de route. Des roches se pâmeront de chaleur, en se gavant des gouttes de sirop et de ragoût, tombées des lourdes cuillères.

Trois crochets blancs, en merisier, pour les seaux ; une rondelle d’érable, offerte comme appui à la tasse d’entrée, et l’hôtel Boisvert, plan laurentien, ouvre sa saison…

La loge des travailleurs subit un ménage complet. Vieux foins moisis, guenilles à dentelles de punaises et de poux, casquettes rongées, ayant servi de couche aux écureuils, et quoi encore ? sont brûlés sur le rivage.

Plusieurs jeunes gens aiment l’intimité. Une longueur de « broche » à foin, enfilée dans des poches d’avoine vides, décousues et lavées, servira de tenture et de ciel de lit pour onduler à la bonne chaleur de la « truie », tout près…

Ne criez pas à l’horreur, madame ? Je répète : « truie ». C’est le nom consacré par des âges de bûcherons, pour la fournaise en tôle bleue, ayant un diamètre de deux pieds et une longueur de deux aunes. On la nomme aussi « chienne ». Et pendant tout l’hiver, surtout lors des nuits hurlantes et grogneuses de froid, on entendra les suppliques, les ordres.

— Félix, chauffe plus fort, la neige à m’timbe sus l’front…

— Maudite truie, on gèle, icite…

— C’te chienne, si j’me lève, a va s’emplir…

— Zigonne… zigonne-la… tu vois ben, pauvre toé, qu’a s’meurt…

Et dans le calme féerique des heures de repos, la « truie » et la « chienne », chauffées à blanc, étirent en flammeroles pétillantes le cordon de bois qu’elles avalent gloutonnement, à toutes les heures…

Revenons à nos… bûcherons !…

Toutes les ouvertures, entre les poutres horizontales du carré, sont fermées. Quatre hommes charroient la mousse humide, avec des sacs. D’autres la massent dans les joints. Rien de plus charmant que ces guirlandes jaunes, rouges, mauves, roses et vertes, en couches légères, qui sèchent en jetant leur parfum de savane, et laissent flotter, à la bonne chaleur, des tiges fragiles. Banderoles légères, rayons poilus, que les braves forestiers caressent souvent, en amis.

— R’garde le beau paquet blond, à ma tête, c’est pareil comme les ch’veux de Césarine…

— Moé, j’en ai ane libêche rouge. A m’rappelle la bouche d’Édouardina.

— Mon père y a autant d’poil sus le buste que ces brindillons gris qui viennent m’chatouiller l’nez lorsque j’dors.

La meule à aiguiser tient une place d’honneur, sous la fenêtre. Dimanche est, pour elle aussi, jour de repos. Il semble qu’elle se courbe davantage, coquettement, lorsque les hommes déposent sur son auge épaisse les savonnettes, la petite bouteille de parfum à 10 sous, la poudre qui « sent pareil à celle de Philomène ». (Comme à Paris, ma chère).

Et ceux qui, toute une semaine durant, ont senti, sur leurs joues avivées, les pincées du froid, la flagellation des ramures, retrouvent tout le bonheur en posant sur des visages lavés cette neige rose, qui, pour eux, résume toute la femme.

Des cordes à linge sont tendues. Jeunes saules ébranchés, de la grosseur du bras, et supportés par des broches, au dessus du poêle, ou plutôt de la… Toute la garde-robe s’y entasse. Les bottes des charretiers laissent tomber leurs miettes de crottin, à côté des chemises secouant de leurs dos les aiguillettes de sapin ou de cyprès. Un pantalon ballonnant courtise un mouchoir jaune. Une mitaine baille, pendue par le pouce, et endort en valsant sa voisine, une bretelle usée.

Chacun embellit ses boudoirs. Humbles pourtant. Six pieds sur deux. Hauteur : trois pieds. Genre gratte-ciel, superposés. Les bibelots se pressent sur les planches claires, volées aux boîtes de raisins et de prunes. Une bonbonnière se bombe de morceaux de gomme d’épinette. Des nœuds de merisier, loupes énormes, attendent la gouge, pour être transformés en originales coupes, vendues aux touristes, à l’été, pour cinq piastres. Des photos d’actrices, série de Mac Sennett, ont la décence de se laisser couvrir avec une queue d’écureuil, deux plumes de perdrix, ou encore, une aile de moineau…

Et les pipes, donc ! Une hausse de botte sauvage, trouvée sous un lit, est taillée respectueusement en languettes. On les cloue, comme des chenilles au galop, sur la muraille, à portée de la main. Pipes en bruyère, en plâtre, en chêne, arrondissement des têtes rondes à cervelles grises. La blague à tabac, dégonflée, se contente de peu. Un clou. Les allumettes, en écolières, dorment ici et là, abandonnées.

Le portrait de la mère, celui de la future et de l’épouse, le crucifix, le chapelet, les médailles du tonnerre, de la bonne mort, de la peur, toute cette poudre de ciel enfin, repose sur un cœur taillé au couteau, large comme un cœur de bûcheron et entouré d’une guirlande volée à la soie d’un ancien faux-col.

La touchante grandeur de ces riens !

L’écurie est orgueilleuse de ses ouvertures : porte unique et guichet à fumier. Cela permet au frimas artiste de déposer ses arabesques en sucre sur le tout.

Les chevaux blancs du lac Boisvert sont beaux. Jamais vous ne les verrez salis d’urine. Gras, dodus, ronds, ils savent hennir, piocher, changer leur eau et se vider, comme de vrais chevaux du bois. Ici, pas d’entre-deux grillagé ou de marbre. Une simple perche de séparation. Aussi l’on mange mieux, en se regardant manger…

« Pitro », « Togo », « Charles », « Dick », « Danny », « Tom », « Nellie » et « Pitoune » vivent au grand air. La nuit seule les rassemble. La douce blancheur des croupes, lorsque dix lanternes, à hauteur du bras, permettent aux charretiers de jeter un dernier coup d’œil aux crèches, débordantes de foin nouveau.

« Nellie » et « Pitoune » régnent au fond. Leur rang, d’ailleurs, explique tout. Et, les chères petites, si, par malheur, elles se faisaient gripper ? Avec cette porte toujours ouverte. Non, le beau sexe doit toujours avoir la meilleure place, même en plein bois.

Les étrilles pendent aux poteaux. Elles s’usent déjà, remplies de poils argentés. Les harnais ne troublent aucunement les rêves de mes amis. Pas de bride énorme, qui veut mordre dans l’ombre ; fi des traits, pires que des chats à neuf queues ; des bourrures, larges autant que des précipices. Le tout est proprement remisé dans la boutique de forge.

Oui ! il y a maréchal, au chantier. M. Pierrot Palette, alias le Casque, occupe le rond de cuir, ici. Il est grand, musclé, brave, joyeux et fort mangeur. Que demander de plus à un forgeron ?

Les chaînes de pilage et autres accessoires de coupe s’étirent dans l’herbe rousse. Leur argent brille et traîne. Les charrues à neige, rouges autant que neuves, le réservoir à glacer les chemins d’hiver, se moquent du travail. Ils attendent bravement Santa Claus en déployant leur ampleur parmi les pins.

La digue ouverte laisse couler son eau. Un lit de granit, rose et brun, la reçoit froidement. Elle continue sa chanson de grisette, en dansant, vers le bassin de joncs, plus hospitalier.

Une journée remplie s’est effacée avec les derniers rayons fous. Le campement repose. Des truites sautent, de minute en minute. Leurs clartés meurent dans l’eau refroidie.

À la lumière de 20 chandelles, le limeur, penché sur son travail, dans une humble bicoque, prépare les huit godendards, pour demain. Sa lime fait : Grr… grrr… grrrr…

Sur une souche, pataugeant dans une flaque de lune, un écureuil répond :

— Trr… trrr… trrrr… tr… tr…