Éditions Albert Lévesque (p. 81-87).

VII

LA CARTE D’IDENTITÉ


La routine des minutes et des heures jette son laisser-aller reposant, sur le district du lac Clair.

Le va-et-vient des voyageurs constitue une admirable étude. Le départ, l’arrivée de ces paysans, fourmillent d’exemples naïfs, mettant à nu l’âme de la race.

Rustres, solides et bons, mes Laurentiens ont conservé dans sa pureté la force morale des aïeux. Aussi, tant que nous aurons des flotteurs de bois, des bûcherons, des chasseurs, le luxe, la vie molle à la garçonne, la stérilité volontaire ne pourront atteindre le cœur du Canada français.

Joseph Dufour entre dans mon bureau. Il arrive du campement Boisvert. Il reste 150 000 bûches à jeter à l’eau, dans la rivière du Long, avant d’ouvrir l’écluse du lac Croche.

Dufour a marché 15 milles. Tout poussiéreux, il me demande une tassée d’eau. Après s’être abreuvé, le visiteur se mouche avec ses doigts et s’essuie le nez du revers de sa manche. Le passant me présente ensuite sa feuille de travail.

— T’nez, v’là mon temps… Douze jours à $3.00… J’ai eu le prix des bons hommes. Et, crayez-moé, crayez-moé pas, j’marche sur l’bois comme un chevreu.

— Bien, M. Dufour. Vous échangerez ce bon au bureau de la Laurentide Company, à Saint-Michel. Demandez le comptable, Pat O’Connor. J’ai à déduire le montant de soixante cents, pour une livre de tabac, deux boîtes d’allumettes et un crayon de mine, achetés à votre arrivée. Pourquoi nous quittez-vous ? Les mouches, je suppose ?

Dufour me regarde, tout surpris.

— Moé, les mouches ? Y a qu’à voir, commis. Elles ne me bâdrent pas la couenne. Et, comme on est tout seu’, j’vas vous l’dire. Philomène, ma moitié, m’a envoyé un mot par l’gars à Narcisse Doyon, qu’est monté l’autre jour. A’m’dit : « Jos, j’sus en famille. Tu s’ras fier, hein ?… On aura un autre fiston pour cultiver ».

Le futur papa regarde l’heure, jette un lourd paqueton sur son épaule. L’orgueil du mâle heureux illumine son front rude. Puis, clignant de l’œil, et presque bas, il ajoute :

— Y faut ben que j’parte. Quand Philomène est d’même, et ça s’ra la treizième fois, a veut toujours avoir la vache de sa mére. Les femmes, vous savez, c’est tant capricieux, et des suspartitions avec ça. Et pis, y a rien que moé, pour décider la belle-mére à changer d’vache en attendant le compérage. J’vas r’venir. T’nez, j’garde mon limaro… c’est 3,046… Il est ben accroché après mon escapulaire. Bonjour… Grand bien vous fasse…

Peu après, entre Joseph Laurence, arrivant, à pied lui aussi, de Saint-Ignace-du-Lac. Celui-là est bien taillé à la hache. Vieillard de six pieds, ses deux mains couvrent une partie de l’étroit comptoir. Il a des yeux bleu-sombre, où la peur de vivre n’est jamais entrée. Les sourcils sont noirs, pointant, à la base du front, comme des poils de porc-épic. Il mâchonne une chique de la grosseur d’un œuf.

— Bonjour vous !… J’sus Joseph Laurence, carpenquier… Monsieu Ben MacLaren, vot’ grand boss, m’envoye pour équarrir du grand bois afin de bâtir un chaland qui sarvira icitte, l’an qui vient… Vous voulez mon liméro… Le v’là…

Il sort la rondelle bleue de sa blague, la frotte sur son pantalon et me la présente.

Remplissons maintenant la carte d’identité, pour la « filière » du bureau-chef, à Grand’Mère.

— Votre âge, Monsieur, s’il vous plaît ?

— J’vas avoir 71 ans c’t’hiver… J’cré que c’est en décembre… oui… décembre… Si j’me rappelle ben, j’sus arrivé l’deux. La mère a m’a toujours dit l’deux. À d’vait l’savoir…

— Marié ?

— Hein ? Marié ? Si vous appelez ça marié, avoir eu trois femmes. Arthémise, six enfants ; Laura, ane ben gentille, quand j’y pense, trois filles ; et ma Zéphérine, cré gué… qui m’en a tourné sept… Prenez-vous les p’tits enfants itou ? J’en ai rien que soixante-huit…

— Catholique ?

— Me d’mandez-vous ça pour m’insulter ? C’est moé qu’a logé l’premier curé de Saint-Ignace, pendant deux ans. Et pour rien, si vous voulez l’savoir. J’étais bedeau, sarvant d’messe et fossoyeur. Oui, j’sus catholique, et romain, par dessus l’marché… gros comme le bras.

Je conduis l’aïeul à sa future demeure, tout à côté de la masure du forgeron. Il jase, gesticule et crache copieusement. Ses yeux voient une chenille, tapon de soie qui rampe, sur une gaule séchée.


— Quin, la gueuse !… dit-il, en l’écrasant de sa botte lourde. Puis, me tapant sur l’épaule — j’en vibre encore — il continue :

— Ça m’rappelle ane histoire. Vous avez l’temps, c’est pas long… J’ai connu, dans l’nord d’Ontario, y a ben 40 ans, un nommé Jean Ratinet, qui v’nait d’là belle France. Y s’faisait ane religion à lui. « J’ai la foi », qu’il disait, « Mais ma foi à moé »… Y m’parlait d’un nommé Lamamas, d’Vol à terre, d’Jacques Ruisseau, de Dit Pas Trop, des gars que j’ai jamais ni vus, ni connus. Pis d’Varsailles et des Tuileries… Y a ben ri d’moé quand j’lui demandai si les Tuileries c’était des belles femmes ! C’est ben moé qui savais qu’c’était l’château du roi… Donc, pour r’venir à ma ch’nille, un printemps, les ch’nilles dévorent tout dans la paroisse. L’curé, au prône, un dimanche, promet ane procession pour les conjurer. Dans la semaine, au jour dit, tout l’monde arrive à l’église, et bedeau en tête, nous v’là partis dans la grand’rue, en salamadiant les Litanies. J’priais comme les autres et j’criais : « Ora, pas si vite ! »… Devant l’chanquier de Ratinet pas d’image sainte, mais y avait d’monté, sus la toiture, un drapeau de France. J’ai toujours aimé ces couleurs… Aussi j’ai toujours ôté mon casque, à chaque fois que j’ai passé devant un… Comme je saluais le celui à Ratinet, v’là-ti pas notre homme qui promenait un saint-Joseph tout doré dans son jardin, suivi de son chien et d’ane moutonne qu’il avait apprivoisée. Et mes oreilles entendent le drôle qui crie à pleine tête : « Exaucez Ratinet… Exaucez Ratinet »… Et moé d’répondre, ben entendu : « Ora pas si vite »…

Un éclat de rire fuse comme des balles. Une autre tape m’ébranle. Le vieux, tout courbé de plaisir, se frappe un genou et termine.

— Vous m’crairez pas si vous voulez, mais le lendemain, toutes les ch’nilles étaient rendues dans l’jardin du curé. Laurence jette sa poche de linge sur un lit, la détache, en vide le contenu et s’empare d’une lourde hache à équarrir.

— La v’là, ma Fine !… Touchez si c’est doux… Et avec elle, pas d’pardon… À chaque coup, l’hiver comme l’été, à rentre de trois pouces dans l’bois…

Je n’ai pas douté de la parole du bûcheron, ni des exploits de la Fine à peau douce, en admirant son geste démonstrateur, qui fit voler en miettes le globe de la lampe suspendue au plafond.

— Batèche… j’ai encore cassé quque chose…

— Ne vous tourmentez pas pour si peu. J’arrangerai cela, lui dis-je en le quittant.

Un item de vingt sous augmentera mon compte de dépenses. Combien je serais heureux de pouvoir employer ainsi tout mon salaire, afin d’avoir souvent l’occasion d’entendre toute une épopée et revivre avec mes aïeux, auprès de Joseph Laurence, de Saint-Ignace-du-Lac, défricheur de son métier.