Éditions Albert Lévesque (p. 59-72).

V

LES ÉQUIPES SE FORMENT


Les flotteurs de bois couvrent les 35 milles qui séparent Saint-Michel et le lac Clair.

Par groupes, ou seuls, ils marchent avec joie, dans le chemin poudreux.

De temps à autre, les voyageurs s’arrêtent afin d’admirer un paysage nouveau, ou encore pour cueillir des fleurs.

Quel déploiement de rêve autour d’eux ! Et combien plus beau que ces parcs artificiels des grandes villes !

De partout surgissent des couleurs, des formes nouvelles, sur la route, au long du film éternel de la vie.

Une région pierreuse agite ses mouches blanches, avec des milliers de saxifrages. Là où se trouve une pincée de terroir, la jolie fleur étale son ensemble de bibelot fragile. Les feuilles, courtes mais larges, s’accrochent au sol. De ce beau tissu montent des petits fouets, couverts de poils comme une chenille. À l’extrémité de chacun, les pétales, en groupes de cinq, et gros à peine autant que des ailes d’abeilles, se tassent en flocons de neige. On s’imagine que l’hiver a oublié son plus pur givre afin de saupoudrer les rochers nus.

Dans un bosquet de pins, sortent, des couches brunes, trois rondelles de serge verte. Les merles pourraient les transformer en éventails. Du centre fuse une tige unique au bout de laquelle penche un grelot écrasé. Le poids de la pyrola fait se courber les sommets de ce rien élancé. La corolle regarde la terre, de ses pétales enduits de cire. Ils sont tassés et offrent des parapluies aux moustiques diaphanes.

Les charmants sabots de la Vierge, à travers les bosquets de trembles, bouleaux et sapins ! Deux feuilles énormes, collet relevé, protégeant un cou de fillette, entr’ouvrent leur ellipse. Gentiment, monte, au-dessus de l’étui humide, un ballonnet rose, tout strié de blanc. Il est gonflé d’air et de nectar. Pourvu que le vent ne le fasse pas s’élever plus haut, vers les aiguilles méchantes des conifères… La jolie chaussure de fée lilliputienne. Une boucle double l’attache à la tige droite, ne laissant qu’une petite ouverture au sommet, par où les taons s’introduisent, en voleurs de miel. Et les bandits, se sauvant par une porte d’arrière, frottant leur dos au stigmate, se chargent de pollen pour aller fertiliser d’autres fleurs.

Voulez-vous des boucles d’oreille en corail, mes amis les flotteurs de bois ?

Prenez ces renoncules, avec leurs pétales en capuchons, recouvrant les pentes rocailleuses de cette montagne. Tiens ! l’intérieur de la corolle est jaune ! La merveilleuse fleur mesure plus d’un pouce ? C’est le cadeau trouvé pour la promise lointaine.

Apprenez aussi que la renoncule garde jalousement son parfum et ses sucs. Il n’y a que les infimes mouches, qui puissent avoir accès au trésor. Les abeilles doivent percer de leurs dards l’enveloppe satinée afin de s’y abreuver.

Combien je les aime, ces fleurs purpurines, gardiennes de la beauté volatile autant que des riches liqueurs offertes aux ruches. Elles sont l’image de la fidélité proverbiale de vos futures, chers paysans.

Regardez-moi donc, à présent, ces deux autres feuilles, grosses autant que des cœurs, à tissu rude, chargées de poussière blonde. On ne les trouve que par couples. Une tige poilue les soutient séparément. Lorsque le soir tombe, n’allez pas les prendre pour des oreilles de loups. C’est le gingembre sauvage. Il se trouve sur votre chemin, dans cette région d’humus noir et gras, à douze milles du lac Clair.

Et la fleur ?

C’est une originale. Mademoiselle n’aime aucunement les grandeurs. Il faut même avoir l’œil vif, pour la retrouver au milieu des feuilles mortes. Mais n’est-elle pas épatante avec son calice en forme de coupe, et les trois pointes en guipure ? L’intérieur est du blanc le plus clair. L’extérieur brille d’un brun sombre.

Destiné par Dieu à jouer un rôle protecteur, le gingembre sauvage cache sa beauté près de la terre. Aussi la conservation de l’espèce en est merveilleuse, car les pauvres moucherons et faibles insectes que les brises froides jettent sur le sol trouvent, dans le cœur du gingembre, un sûr abri. Et les atomes ailés manifestent leurs reconnaissance, en cachant sur eux trois ou quatre pollens, qu’ils déposent dans une fleur de même famille, au hasard de leurs pérégrinations nombreuses.

Qui n’aimerait pas la vie forte des bois, en étant continuellement à découvrir ces miracles ?…

Les flotteurs continuent à monter.

Avec la mise en scène du printemps vieux, avec les fleurs belles comme des oiseaux, avec les oiseaux, satinés et brillants comme des fleurs, nos braves apparaissent, un à un, après chaque aurore, ayant marché près de 40 milles en deux jours. Peu à peu la procession augmente. Des chants effraient les peupliers, font courir les fourmis. Sur la route, des couvées de perdreaux s’arrêtent, regardent, se cachent dans les feuilles, sous l’herbe. Les petites boules écrasées deviennent, par la couleur des plumes, d’autres feuilles mortes.

Midi !…

Deux cents hommes flânent, dorment, fument, rient, autour des bâtiments, couchés à l’ombre des érables, furetant parmi le potager, jouant sur la grève du lac.

Toute cette jeunesse vient de la campagne, des comtés de Terrebonne, Saint-Maurice, Joliette et Berthier. Elle se retrouve dans une zone aimée : la forêt prête à faire place, aux rives des lacs et des cours d’eau, à la future moisson ; ce défrichement de la coupe, embryon de toutes les paroisses, depuis le grand fleuve vert jusqu’aux sommets des Laurentides, hachés et meurtris par la foudre et les siècles.

Ottawa, Hull, Buckingham, Chicoutimi, Saint-Jérôme, belle comme une fiancée ; Joliette, gerbe de fleurs ; Grand’Mère, les Trois-Rivières, ardente brune ; et combien d’autres, toutes, vous avez d’abord entendu, sur votre sol, le bruit sec de la hache. Ensuite l’appel des premiers berceaux. La chanson régulière du vieux moulin, allongeant chaque jour ses dentelles de planches. Le glas, soudain, a tinté. La paroisse recevait son premier bijou, le cadavre d’un défricheur. Les années se sont jetées, l’une sur l’autre, moutons de Panurge de l’infini, dans le passé… Enfin, s’est réalisé le miracle actuel, écrit dans le ciel du Québec, avec l’encre de ses cheminées d’usines, la cire de ses cloîtres, l’enluminure de ses clochers !…

Un bruit de mitrailleuse fait se lever les groupes. Le fer des voitures ouvre sa voie, parmi les roches du chemin. Les wagonnets apparaissent, remplis des sacs et paquetons de chacun. Vingt chevaux sont détachés de leurs charges. Le conducteur enlève les harnois.

Chevaux noirs blanchis par l’écume, chevaux blancs noircis de poussière et de sueur, prélassez-vous dans la cour, pour aller plus tard, sabots pesants, vers l’écurie où vous appelle la sonnette claire de l’avoine, coulant dans les boîtes ; le foin appétissant, tassé dans les crèches, et pesant de cette odeur du village, bonne et forte comme vos cœurs d’animaux !…

Les voyageurs ont terminé leur repas.

— Douze tablées et deux cents tartes, crie le cuisinier, en s’essuyant le front, encore rouge de la chaleur des poêles.

Des grappes humaines s’accrochent aux wagons. Sur les roues, la glaise sèche déjà. Tous s’emparent de leur bien.

Ici encore, se dégage une grande leçon. Avec quel respect, chaque homme place l’humble garde-robe, autour du lit rugueux, en attendant le départ prochain.

C’est un jouvenceau de 18 ans, Arthur Leduc, qui montre un portrait à son voisin, gamin imberbe, mais solide.

— Quins, regarde, c’est Marie-Rosa, ma future, la plus vieille à Pierre Maheu… Pas vrai, qu’elle est ane belle baquaise ?…

Un autre, Émile Trudel, cache avec soin les « chaussons », tricotés avant le départ

— Vous en avez pas des pareils, vous autres, les gars. Mémére est la championne tricoteuse de tout l’rang… Et jusqu’au curé qui vient se faire monter des bas…

Dionne Desrosiers place sa chemise des dimanches sous l’oreiller, afin qu’elle garde ses plis. Ensuite il tire des pièges à rat musqué de son sac, les ouvre sur un genou.

— J’ai pas b’soin d’les graisser… Si j’peux m’prendre assez de peaux pour acheter ane bague à Lusiane…

Albert Plouffe, au-dessus de lui, croise des branches de sapin avec art. Le fier homme se pique d’imagination et veut bien dormir en écoutant les écureuils, qui mènent « le raveau » sur la couverture.

Un papa de 40 ans, Georges Perron, couchera son fils Jimmy, 16 ans, avec lui, du côté de la ruelle. L’enfant aide à arranger le lit et demande déjà :

— Poupa, passe-moé mon chapelet que je l’accroche icitte autour de ce gros nœud de pruche…

Il roule pieusement les grains noirs et déclare, content :

— Hein !… c’est y joli, un peu… On dirait un rond de mouches sus du sucre du pays !…

Amis du lac Clair, souvent votre pensée me donne un reste de bonheur. Je sais que la grande ville est malsaine. La race s’y étiole. L’avenir m’effraie.

Lorsque je croise ces autos luxueux, remplis de coussinets veloutés et où s’étire le chien-chien de soie de Madame au masque de mère… Quand, et si voyantes… je surprends les jambes de Mademoiselle, lourdes de charleston… j’ai peur et n’ose envisager demain…

Vous revenez alors tous, paysans rudes de chez-nous. Sur mon cœur palpitant se creuse un frisson. J’ai retrouvé votre devise :

— Nous autres on reste tels qu’on est… Y a pas encore de danger !…

***

Les équipes s’organisent. Quatre contremaîtres choisissent leurs employés. Joseph Boischer ira au lac Jérôme, à deux milles du Dépôt. Philias L’Épicier se rendra au lac Caribou pour y descendre 60,000 bûches jusqu’à la rivière du Poste, par le lac Jérôme, alors que toutes les équipes se joindront aux hommes de Ferdinand Boisvert. Ce dernier monte au lac Croche, à 19 milles du lac Clair, et doit y descendre 60,000 billots par le tributaire principal, la rivière du Long, laquelle s’unit à la rivière du Poste en aval du lac Jérôme. Puis tous les groupes travailleront au nettoyage des deux rives jusqu’à l’île de France, but actuel des opérations, et située à l’embouchure de la rivière Mattawin, la principale artère du Saint-Maurice.

Une dernière équipe, sous les ordres d’Agapit Desrosiers, surveillera les rapides du lac Albert, à mi-chemin entre les lacs Clair et Croche.

Les commis en ont pour leur argent lors de ces départs. Il faut organiser cuisines, vivres et accoutrements, le plus tôt possible. Des chefs cuisiniers, rudes comme leurs chaudrons, surveillent le travail et demandent toujours de la vaisselle neuve. Il faut si peu pour satisfaire les grands enfants…

— Charley O’Neil, Irlandais plus maigre que le bâton de saint Patrice, rappelle sans doute les sanguinaires d’Irlande et s’écrie :

— Trois couteaux à viande !…

Le Noir à Dupuis, passé maître dans l’art de cuisiner du moonshine avec de l’avoine, des pruneaux et une galette de levain, réplique :

— T’as envie de faire boucherie, sacré gué !…

— C’est mon affaire à moé… Les hommes aiment les beefsteaks, et moé plaire à les hommes…

O’Neil travaille pour Boischer depuis six ans. Les merveilleuses tasses de thé noir à l’anglaise offertes aux visiteurs, au cours des pluies de mai, sous la tente ! Ou encore, dans son chantier en bois neuf, entre deux giboulées, pendant le mesurage du bois, fin décembre.

Assiettes, soucoupes en ferblanc, gobelets, couteaux de table, fourchettes, cuillères en étain, tombent pêle-mêle dans les boîtes à pain. Le hangar principal offre un aspect de foire. Sacs de fèves et de pois, sucre, riz et farine, raisins, pruneaux séchés, sel fin, gros sel, épices, thé, café, etc., s’entassent près des portes en tas colorés, en courbes jaunes ou brunes.

Voici encore O’Neil, le roi des consciencieux.

— Ton réveille-matin, y sonne pas, commis ?…

— Tu cries pourtant assez fort pour nous réveiller, remarque un petit vieux moqueur.

— Mêle toâ de ton z’affaire, hein, « son of a gun »…

Donc un réveille-matin neuf à ajouter aux effets donnés pour le groupe du lac Jérôme.

C’est maintenant au tour des outils, gaffes, crochets, grappins, rames, câble, dynamite. L’acier brille, s’accroche, tombe à côté des provisions. Ces armes de la colonisation première semblent avoir hâte de gripper, mordre ou pousser les billes dans l’eau, verte ou bleue, au caprice des lointaines falaises.

Il faut ensuite des sacs d’avoine pour les chevaux de portage. C’est une fête. Des rats, petits et gros, vous passent dans les jambes, ombres grises avec des pattes. Jusque sur les lambourdes du toit, les mignonnes chattes, les matous, platoniques à l’occasion, font un carnage héroïque de la gent rongeuse.

Puis les lampes, la chandelle, ces langues de feu de la tente, les meules à aiguiser, le baril de mélasse traditionnel, dos de chameau, toujours pesant, et que sais-je encore ? s’ajoutent aux piles commencées.

— Les couvartes… c’est l’moment des couvartes…

Mon compagnon Alphonse Boucher, ayant ainsi démontré la puissance de sa voix de cabaleur, se place en sentinelle près des monticules de laine à barres rouges ou blanches. La distribution s’effectue avec ordre. Deux paires à chaque individu. Joie naïve lorsqu’elles sont neuves.

— Pareilles comme les ceusses faites au métier par ma mère…

— Y a pas d’poux dedans ?…

— Tu l’sauras ben assez vite…

— C’est toujours assez beau pour coucher tout seu’…

Chacun lance un mot. Les rires fusent, pleins de santé. On voit alors ces braves courir vers leurs logements respectifs, tels des oiseaux de légende, ailes grises flottant.

Reste la visite au hangar à foin. Il y fait une chaleur de ferme. Les gars aspirent cet arôme de la terre et deviennent pensifs. Sans doute, ils revoient Cécile et Thérèse levant les veilloches, d’un geste gracieux, pour les jeter, gorge nue, sur la charge montante, là-bas, au pays.

Les balles sont empilées hautes, à l’entrée, car il faudra partir demain, « au p’tit jour »… Parfois, une broche d’attache se brise. Le carré jaune s’arrondit comme un chat furieux. Il faut rattacher. Des brins de foin piquent l’œil, entrent sous les ongles, dans le cou. Peu importe, c’est la belle vie…

Je plains surtout le pauvre commis de la « van ». Il lui faut vendre à tous allumettes, tabac, papier à écrire, timbres, mouchoirs, crayons, pipes, gants, pour pouvoir rouler à sec chemises, et toutes les nécessités des voyageurs.

Jusqu’à six cents factures sont écrites en moins de trois heures. Les employés montrent avec orgueil leurs numéros matricules, plaque bleue avec chiffres dorés. Des papillons d’azur suspendus aux casquettes, à la ceinture, aux habits.

Un groupe va choisir les boîtes de téléphone, la broche, chargée de soleil, afin que tout marche rondement.

Ces lignes, dans la forêt, en ont-elles causé du marchement ! On accroche les fils aux branches, à hauteur de bras. Le lendemain, un orignal a passé, arrachant, avec son poitrail, des sections de 500 pieds. Les électriciens en herbe recommencent. Mais cette fois, Armand Savignac, surnommé l’ours, depuis qu’il a transporté autour des hangars du lac Clair 800 livres de farine sur ses épaules, monte au faîte des arbres, raccroche le fil et redescend tout fier.

— Qu’ils y viennent, à c’te heure, les v’limeux…