Éditions Albert Lévesque (p. 16-28).

II

LES VALADE


L’aurore est en maillot rose.

Du lac monte, en rouleaux de laine, la brume des matins. Le souffle du sud se plaît à tisser des tapis d’hermine, des rideaux en neige. Un ruban violet entoure les masses laiteuses et les pousse vers le jour, en ondulations capricieuses, afin qu’elles se confondent, bientôt, avec la lumière.

Les hirondelles roulent très haut, guettant le soleil. Des grives, immobiles sur un rosier sauvage, sont deux boules de corail. Sur les feuilles, la rosée a piqué ses miroirs. La couleur rouge des oiseaux s’y reflète et transforme l’arbuste en un candélabre de rubis. Un rat musqué allonge son nez poilu dans le courant. Il va, droit comme une torpille, à sa hutte arrondie, flottant presque sur un îlot de bleuets. Trois brochets dorment entre des cailloux plats, dans six pouces d’eau, et attendent les mouches, les demoiselles qui viendront tantôt étirer la mousseline de leurs ailes au-dessus du bassin.

Qui ne serait pas heureux, seul avec lui-même, entouré et confondu, pour ainsi dire, avec cette nature vierge ?

Je m’étends sur le gazon, face au ciel. Mon regard se perd dans la peluche bleue, tendue par les crochets d’argent des premiers rayons.

Pitou, l’un des chiens du Dépôt, vient se coucher près de moi. Sa toison ocre se tache d’encre de Chine. Il me regarde avec ses bonnes prunelles en chocolat. Son museau est humide. Il l’essuie entre ses jambes, nez retroussé, cherchant des puces.

Almanzar l’épicier sort du bois, près de moi, avec une demi-douzaine de lièvres, trouvés bêtement dans ses collets en fil de cuivre, au milieu des routes de la savane, battues pendant les gambades sous la lune.

En m’apercevant, il s’écrie :

— Un fricot pour à souaire. Ça sera bon, avec ane truite, de l’oignon, ane brique de lard et pis un brin de canelle… On s’emplira comme des salauds.

— Je dirai au cuisinier d’ouvrir une boîte de tomates, pour compléter le fricot.

— C’est ça, c’est ça.

Depuis quelques minutes, Almanzar regarde un papillon qui volette sur le dos de Pitou. Il semble soucieux.

Je l’interpelle :

— Vous n’avez pas l’air dans votre assiette, le père ?

— J’pense à mon garçon qui s’en vient avec 150 hommes pour commencer la drave. Y a hâte de connaître la fille à Valade. Y veut s’marier. Y a d’l’étoffe, lui aussi. Mon travail de la terre, y s’continuera…

Ce disant, il se baisse, prend une poignée de glaise noire, la presse entre ses doigts osseux, aspire la senteur forte et s’écrie :

— C’est y pas vrai tout de même qu’elle est grasse et belle, not’terre à nous autres !

Je le contemple, ému. Quel geste chez un des plus humbles enfants du Québec et qui vaut cent et un discours patriotiques.

La sonnerie de téléphone me fait sauter. Sans doute le bureau de Saint-Michel qui appelle. En partant je lui demande :

— Monsieur Valade a donc une fille ?

Un large sourire se dessine parmi ses traits bosselés. Et d’une voix douce il répond :

— Oui, ane châtine de 16 ans, forte comme un bûcheux, ben faite comme ane estatue et qui n’aura pas peur de faire des enfants à son pays… C’est moé, Almanzar L’Épicier, qui vous le dis…

***

Quelle chaleur !

Tout l’après-midi, des moustiques sont venus, je ne sais d’où, par millions. Sous les arbres, dans l’espace, aux portes des bâtisses, leurs mouvements dessinent des arabesques sales, des guirlandes de bruit.

C’est une fumée vivante, créée par la terre trop remplie de sève, à l’époque où, dans les feuillages, les œufs se brisent, au fond des nids, pour laisser se mouvoir des germes d’ailes.

Il y aura sans doute du mauvais temps d’ici demain. Le soleil a descendu ses persiennes grises et les roule, en amateur, devant sa fenêtre de feu. Les nuages font courir leurs ombres sur le lac et sur les monts. Les bosquets sont inondés de légères vagues noires, déferlant, de montagne en montagne, en effluves de nuit.

L’Épicier m’interpelle de la porte de sa masure.

— V’nez fumer ane pipe… j’vous parlerai d’Valade…

Mon ami est étendu sur un rouleau de câble, envoyé pour servir au flottage du bois. Il s’amuse à jeter des poignées d’herbe dans une chaudière rouillée, trouée, au fond de laquelle brûle du charbon de forge. La boucane éloigne les mouches noires, qui, non contentes de vous mordre, enlèvent, en bacchantes, des parcelles de la peau.

Je m’allonge près de lui, sur la lourde masse tressée, aux longueurs souples comme de la « tire », et offrant tout le confort d’un large fauteuil. Devant nous, les poules d’eau s’agitent dans la baie. Elles tambourinent la surface du lac, avec leurs ailes, et appellent la pluie. Un huard lance, de temps à autre, son cri majestueux.

Solitaire de nos grandes nappes d’eau, le petit cygne bleu canadien, à gorge tachetée noir et blanc, a pour mission d’avertir les bêtes de la présence de l’homme. S’il vous aperçoit au détour d’une pointe, à l’entrée d’une rivière, vite son clairon de chair dénonce le danger. Et, maintes fois, les chevreuils, ours, orignaux ont échappé aux balles du chasseur, grâce à cette sentinelle. Rien de plus affolant, au cours des nuits sombres, que ces appels, amollis par la brume, et se portant, de lac en lac, avec la monotonie d’une sirène invisible.

Le fumeur m’offre sa blague en peau de chat, « repassée » par lui.

— C’est du rôdeux, récolté sus ma terre, dans l’comté d’Joliette… Pis quand j’tire, j’aime à m’rappeler ma bonne vieille paroisse…

— Merci, L’Épicier, vous m’en vendrez une livre ?

— C’te affaire ! Ben sûr… À ct’heure, puisque vous êtes un nouveau icitte, j’vas vous parler un p’tit brin de Clément Valade… Vous serez moins surpris quand vous le verrez. Y vient le samedi, des fois, pour changer une fesse d’orignal avec d’autres provisions du store… Depuis dix ans que j’viens icitte me gagner un beau cent piastres par mois, en plus d’là nourriture, afin d’attendre les récoltes, j’ai ben connu Valade… C’est d’abord un giant de six pieds qui pèse 250 livres, tout compté… Y a déjà assommé un ours avec ses poings… Si vous voulez être bon avec, ne le contrariez jamais… En politique comme en religion, soyez d’son bord… C’est ça le plus important… Y vous dira comme à tout le monde qu’il a vu Wilfrid Laurier monter au ciel… Admirez-le, dans c’temps-là… Y vous demandera de l’invoquer : « Saint Laurier, priez pour nous… » dans vos prières… Dites que oui… Ce brave homme y s’confesse à Dieu, tout haut, dans un coin d’son île, où y m’a fait installer ane croix de fer, dans un arbre creux… Vous savez, y vient des missionnaires ben rarement, icitte.

Inutile de dire que j’écoute de toutes mes oreilles. Le conteur tue un « maringouin », gonflé de sang chaud, sur sa main plissée, une énorme araignée jaune, et continue son récit.

— À chacune de ses visites, il entre dans ma boutique et m’annonce qu’il a encore vu l’apôtre saint Paul, son meilleur ami, dit-il. Saint Paul lui apparaît souvent et lui tape amicalement sur l’épaule, en disant : « Valade, t’es mon homme ! »… Y parle tout l’temps de ses visions… L’autre matin, avant que vous arriviez, il me parla tout bas : « Vous savez, Manzar, que j’sus bon avec Noé… J’viens de visiter son arche… Un rodeux d’beau bâtiment… Et si vous aviez vu la plus jolie de ses filles, ane rodeuse de belle brune, la celle qui a mal tourné, après avoir fait prendre ane brosse à son vieux pére… » Des fois, c’est Salomon qui le promène dans ses jardins… Il trouve que ce roi juif est un peigne… parce qu’il refuse d’acheter des bijoux et pis des bas d’soie à quelques-unes de ses femmes… Vous riez, commis ? Attendez de l’connaître… À part ça, Valade est le meilleur garçon du monde… Y m’a déjà donné ane peau de loutre pour ma moitié, des visons pour faire des collets à mes p’tites filles… Ce chasseur vaut aujourd’hui 50,000 piastres, ayant gagné ça à chasser avec sa fille Ernestine et son gars Osias…

— Et sa fille ?

— Patience… patience… j’y arrive. C’est une enfant ben intelligente… A tient d’sa mére. Elle pèse 140 livres et mesure 5 pieds 5 pouces de haut… Depuis l’âge de dix ans, elle accompagne son pére à la chasse… À quatorze ans, a portageait son canot toute seule, avec un paqueton de 100 livres sur les épaules, comme y a pas un homme des bois. Pas plus tard que l’hiver dernier, a r’venait seule à la brunante, après avoir visité des pièges à renard. À deux milles du lac des Sables, endroit où la famille Valade monte à chaque automne, v’là t’y pas qu’elle arrive face à face avec sept loups… Qu’est-ce qu’a fait ?… Elle met un genou en terre, dans la neige, pis elle épaule sa Winchester et pis… Pan… pan… pan… pan… Ane minute, tout au plus, et les sept loups étaient raides morts… Voyez-vous d’icitte les pimbêches de la cité, avec leurs colifichets d’satin et leurs museaux fardés, en face de sept loups ?

Ici mon bonhomme s’arrête, hésite un peu, mais continue son récit :

— J’vous dit, verrat ! elles en rencontrent, des loups, qui sont plus dangereux que les cels du bois… Est-ce qu’elles les cabochent ? Allez-y voir, on les voit qui les minouchent et les suivent partout. Je r’viens à mon récit… L’année d’avant, à 14 ans, a s’promenait, la fille, ben entendu, pas de fusil, dans la montagne que vous voyez d’icitte, en face de leur île. Elle ramassait des fleurs d’automne, des jaunes, des bleues, pour son image de la Sainte-Famille. Deux de ses meilleurs chiens la suivaient. Tout d’un coup une mère d’ours et ses deux petits sautent dans la route… Les chiens se mettent à gronder… Les oursons, gros comme des chats sauvages, grimpent dans un merisier… Ernestine commande à ses chiens de garder la mére… Des calabres de chiens, 120 livres chaque… Mussieu, vrai com’ j’vous parle, y font reculer la mère d’ours dans un bouquet d’aulnes, y la tiennent en respect… Et la fille monte dans l’arbre, arrache sa chemise d’étoffe, s’fait un sac avec, s’empare des p’tits et les amène chez eux. Son père, vu qu’Médéric Martin est un bon rouge, a envoyé les boules de poil au parc Lafontaine. Y font rire les enfants, en s’promenant dans les gondoles. V’là c’te fille que j’destine à mon Philias, qui sera icitte dans quelques jours avec ses hommes. J’parle souvent de mon gars à la Demoiselle Valade, lorsqu’à vient faire rafistoler ses pièges. J’aime ça, la faire endéver. A sourit et l’rouge y monte au visage. A tortille les plis de sa culotte, car a s’habille en homme, ben entendu, pour chasser et voyager. Alle est bonne fille, allez. A n’a été parmi le monde qu’ane fois, à dix ans, pour aller faire sa première communion, à Saint-Michel. C’est sa bonne mère qui lui a montré à écrire, lire et calculer. C’te enfant, commis, elle est pure et blanche comme les lys d’eau que nous voyons d’icitte, en face du hangar à foin. Elle est saine comme le cœur des chênes de son île et jolie comme les carrioles d’là Louisiane, avec leurs yeux en p’luche. J’en ai connu va, quand j’sus allé descendre des barges sur l’Mississipi, à l’âge de 18 ans… Mais c’temps là est passé…

Le vieux s’arrête, regarde des nuages plus lourds qui se sauvent à peine. Après lui avoir laissé caresser un lointain souvenir de créole, je me hasarde.

— Si vous saviez comme j’ai hâte de la voir !

— J’vous les introduirai toute. Nous irons, un de ces soirs, en piquant ane pointe, sur le grand lac Clair.

La nuit tombe sournoisement, sans étoiles.

Je retourne au bureau, me guidant à la lumière du fanal de mon vieil ami, tenu à longueur de bras, et qui semble accroché dans l’ombre.

La fraîcheur humide du soir endort les insectes. Je m’assois près du lac, devenu silencieux comme un trappiste.

Quelle noirceur reposante. Je ne puis même voir mes mains, étendues sur les genoux. La nature me caresse. Pas seulement un bruit d’ailes. Pas même le frisson des vagues.

Oh ! la minute voluptueuse !…

La mort doit être ainsi. Je ne sens rien. Le grand silence de la terre m’entoure, mêlé à la noirceur, lourd et profond comme un trou… Qu’ils sont loin et peu regrettés, ces rires clairs de femmes imitant des noix qui roulent dans un grenier… Oubliées, les trahisons, les fausses promesses de l’amour… Vaincues, les mesquineries de la richesse… Anéanties, les habitudes de luxe, mortelles à la vertu comme un poison…

Oui ! la mort doit être ainsi, calme, prenante, durable, profonde, éternelle…

***

Tout à coup, deux éclairs, l’un sorti du fond des eaux, l’autre tombé des cieux, viennent se joindre, se souder sur la surface, en rendant un bruit de vitres brisées. Lumières fugaces, fendant l’ombre, ouvrant l’azur.

Je rentre sans hâte. Déjà, le vent lointain mord les coteaux et la forêt tressaille, apeurée.

Étendu sur un lit de branches de sapin, je me plais à respirer cette bonne odeur de gomme séchée.

Les éclats du tonnerre augmentent, en se rapprochant. La rafale, soudain, se change en cyclone et le fouet de la grêle cingle ma pauvre masure. Le feu du ciel illumine à toute seconde les murs du bureau. Aux joints des pièces, la mousse se dresse, comme des cheveux. La tempête s’infiltre, souveraine.

La pluie tombe en grappes pesantes. C’est un demi-jour blafard transformé aussitôt en nuit. Étreintes rapides de la lumière et de l’obscurité.

De ma porte ouverte, je vois la forêt tordue, penchée. Les décharges électriques roulent ou glissent sur tous les arbres, devenus des squelettes et se tordant, en une chevauchée de cadavres. Les feuilles, sous la clarté d’un rose pâle de la foudre, imitent la peau des noyés. La boîte du téléphone crache des flammes. Les chiens apeurés enfoncent le moustiquaire. Trois d’entre eux se cachent sous mon lit. Un quatrième saute à mes pieds. — Les pauvres bêtes, croyant tout de même à la supériorité de l’homme. — La terre tremble. Le chantier oscille, et, sans arrêt, les clartés d’enfer confondent tout, la pluie, le vent, l’ombre et les choses, en une horreur sublime…

Un éclair fulgurant s’abat sur un pin, près du bois. L’arbre résiste un moment. Ses fibres se transforment en phosphore. Puis, il tourne sur sa base, léger comme un brin d’herbe, et s’écrase en aiguillettes, dans le ravin rocailleux.

Enfin, le calme se replace. Une chouette s’éveille et crie sa peur, un moment. La pluie tombe, douce, molle, lente et chaude. Le rouet des vagues recommence à filer sa chanson. Je m’endors… L’un des chiens, assis maintenant près de ma couche, lèche ma main pendante…