À la Suite du gouvernement serbe - De Nich à Saint-Jean de Medua 20 octobre 1915 - 14 février 1916/01

Á LA SUITE
DU
GOUVERNEMENT SERBE
DE NICH Á SAINT-JEAN DE MEDUA
20 OCTOBRE 1915 - 14 FÉVRIER 1916

I
DE NICH A LA BIÉLOUKHA

« Nous ne partirons que quand nous entendrons le canon tonner sur la ville, » répétait le président du Conseil serbe lorsque, après l’agression simultanée des Austro-Bulgaro-Allemands, il envisageait ce que ferait le gouvernement dans l’éventualité d’une avance des Bulgares sur Nich.

Mais si M. Pachitch et ses collègues tenaient à rester à leur poste jusqu’à la dernière minute, ils se rendaient compte qu’ils ne seraient peut-être pas, au moment de leur départ précipité, en état d’assurer la sécurité du corps diplomatique accrédité auprès du Gouvernement royal, et ils avaient cru nécessaire de se préoccuper de son transfert, en même temps que de celui des principales administrations et des archives de l’Etat. La ville qui, depuis le 26 juillet 1914, remplaçait Belgrade comme capitale de la Serbie, était en effet trop rapprochée de la frontière pour que certaines mesures de précaution ne fussent pas prises aussitôt après la déclaration de guerre de la Bulgarie à la Serbie.

Désirant rester en contact étroit avec le Régent, avec le quartier général et avec l’armée, le Gouvernement voulait, s’il était obligé de quitter Nich, ne se fixer que dans une ville qui eût joué un rôle dans l’histoire nationale de la Serbie. Kraliévo, ou Karanovats, répondait à ces vues ; mais comment installer, dans cette ville de trois mille habitans, le corps diplomatique à côté des ministres serbes ? Kraliévo n’offrirait pas assez de ressources pour cela ; aussi M. Pachitch fit-il connaître que le Gouvernement, quand il se déplacerait, ne prendrait avec lui que les ministres des quatre Puissances de l’Entente, avec un seul secrétaire par légation : « Nous irons, disait-il, dans des localités où nous aurons tant de mal à nous loger, à nous nourrir et à trouver des moyens de transport qu’il est indispensable de réduire notre personnel au strict minimum. » Il fut donc décidé que les agens en surnombre des légations d’Angleterre, de France, d’Italie et de Russie, iraient, avec les ministres de Belgique, de Grèce et de Roumanie et leur personnel, à Monastir, ville choisie par le Gouvernement pour y transférer ses services.

Mais tandis que ces dispositions se prenaient, la population s’inquiétait ; les Serbes avaient appris l’interprétation que la Grèce donnait à son traité d’alliance ; ils constataient qu’à l’abandon de la Grèce s’ajoutait le silence de la Roumanie ; ils se voyaient seuls contre trois ennemis puissans ; malgré tout leur courage, ils souhaitaient anxieusement d’être secourus par les Alliés. Le 6 octobre, Nich s’était pavoisée pour faire fête au…e régiment de ligne dont le général Bailloud avait officiellement annoncé l’arrivée au Gouvernement, et la Serbie entière, en dépit de la prise de Belgrade par l’artillerie lourde allemande, frémissait d’espérance à la pensée que ce premier régiment serait bientôt suivi par d’autres « Franzousi » qui viendraient combattre côte à côte avec les soldats paysans de la Choumadia et du Timok. Le contre-ordre donné à Salonique causa une profonde déception.

Bien des Serbes déjà partaient pour Salonique ou y envoyaient leur famille ; le souvenir des atrocités commises par les Austro-Hongrois au cours de leur offensive de 1914 hantait encore les imaginations des milliers de gens qui, alors, avaient dû abandonner leurs foyers de Chabafz, de Losntlza, de Belgrade et s’étaient fixés à Nich et dans les petites villes des environs, Alexinats, Leskovats ou Vranja. La crainte des Bulgares disposait ces malheureux à un nouvel exode ; à leur exemple, la panique s’empara des habitans de Nich, dont beaucoup allèrent établir leurs familles à Prokouplié, à Kourchoumlié et dans les villages de cette région montagneuse qui leur paraissait devoir rester inaccessible aux armées ennemies. Nich peu à peu se vidait.

Le 14 octobre 1915 avait été fixé pour le départ de ceux des membres du corps diplomatique qui devaient être transportés à Monastir, avec les archives de l’Etat et le personnel des principales administrations. La fatalité voulut que le train spécial commandé à cet effet par le ministère des Affaires étrangères ne pût être prêt, tous les wagons disponibles ayant été réquisitionnés par l’autorité militaire. Le départ fut remis au surlendemain 16 octobre ; mais si alors le train fut prêt, la voie n’était plus libre ; les Bulgares l’avaient coupée à Vranja. Il n’était plus possible de se rendre à Monastir en chemin de fer, car jamais on ne trouverait assez d’automobiles pour aller par Prokouplié, Pristina et Ferizovitch, rejoindre la voie ferrée à Uskub.

Après quelques hésitations, M. Pachitch décida que l’on conduirait à Tchatchak, important chef-lieu de département, à deux heures de Kraliévo, tous ceux que les circonstances avaient empêché de transporter à Monastir ; ils partiraient le 18 octobre. Les villes de la Morava de l’Ouest : Kruchevats, Terstenik, Kraliévo, Tchatchak, devinrent alors l’asile de milliers de réfugiés ; on se croyait en sécurité dans cette vallée protégée par les montagnes de Rudnik et à l’écart de la grande route traditionnelle d’invasion. Des centaines de femmes de fonctionnaires, de professeurs, d’officiers, vinrent y chercher refuge en s’établissant principalement aux bains de Vrntzé et de Ribarska.

Le 19, le Gouvernement prévint les quatre ministres alliés de se tenir prêts à partir pour le lendemain ; si en effet au Nord la situation se maintenait, elle s’était aggravée au Sud par la marche des Bulgares vers Vélès.

Le 20 octobre, un train spécial emmenait de Nich, avec le président de la Skouptchina et quelques fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères, les ministres de France, d’Angleterre, d’Italie et de Russie à Kraliévo qui ne devait être pour eux que la première étape de l’extraordinaire odyssée dans laquelle ils allaient se trouver entraînés à la suite du Gouvernement royal serbe.


Petite, proprette, tranquille, dans un site riant, Kraliévo impressionne agréablement les nouveaux arrivés, heureux, après les puanteurs de Nich, de respirer cet air vivifiant ; quatre rues se rejoignent sur une place ronde : c’est le marché, le centre de la ville et c’est là qu’est le grand hôtel « de Paris. » Les habitans paraissent aisés, propriétaires fonciers de la région ou commerçans de Belgrade retirés dans ce petit endroit où la vie est facile. Leurs maisons permettent de loger assez confortablement les ministres étrangers, les administrations serbes. On déballe, on s’installe ; dans la rue, c’est un continuel va-et-vient de gens cherchant un logis ; tout Nich est à Kraliévo ; il fait beau ; cette première journée est charmante.

Mais la physionomie de la ville change vite ; les rues se sont remplies de blessés, de réfugiés, de soldats sans armes ; cela sent la retraite. La pluie s’est mise à tomber ; Kraliévo est lugubre. L’encombrement devient gênant ; partout des chars, des voitures, des camions automobiles ; on circule à grand’peine dans la boue au milieu de bandes de soldats qui se cherchent. Des convois de réfugiés se croisent en tous sens ; ici, une foule venant des villages frontières de la Bosnie et fuyant devant l’envahisseur autrichien ; là, juchés sur d’antiques chars à bœufs, des tsiganes, enfans de tout âge vêtus d’oripeaux éclatans, vieilles femmes édentées, la pipe à la bouche ; leur pittoresque théorie stationne, arrêtée par un étrange convoi de bateaux et de pontons que mènent des marins russes de la mission de Tchoupria ; l’officier, esclave de sa consigne, cherche à sauver cet encombrant matériel ; sur quelle route le verra-t-il s’enlizer ?

Les nouvelles des environs deviennent mauvaises ; Ougitzé est occupé ; on se bat à Gorni Milanovats ; les Autrichiens maîtres de Valiévo menacent Tchatchak : les Allemands approchent de Kragoujevats que le grand quartier général évacue pour se transporter à Krouchevats. De toutes parts la population reflue vers Kraliévo, prête à prendre, s’il le faut, la route qui, par la vallée de l’Ibar, mène à Mitrowitza, au chemin de fer. C’est la seule route qui va rester à la Serbie en panique : bourgeois des villes, paysans des villages, fuyant devant l’Allemand, l’Autrichien ou le Bulgare, missions sanitaires anglaises, russes, américaines, évacuées de leurs hôpitaux, infirmières françaises, marins russes ou anglais des détachemens de Belgrade, prisonniers autrichiens, recrues serbes, un peuple entier marche vers Kraliévo.

Le Gouvernement est toujours à Nich d’où il supplie les Alliés de le secourir : Uskub est maintenant aux mains des Bulgares qui, d’autre part, attaquent Kniajewats ; une prompte arrivée de troupes anglo-françaises pourrait seule améliorer la situation. Plusieurs fois par jour, M. Pachitch s’adresse de Nich aux représentans alliés ; il implore l’envoi immédiat de 120 à 150 000 hommes : « Si d’ici dix jours, leur fait-il dire, ce secours arrive, la Serbie pourra être sauvée ; s’il n’arrive pas ou s’il arrive trop tard, la Serbie sera écrasée, et les Alliés auront alors besoin d’expédier bien plus de troupes dans les Balkans. » Aux appels désespérés de M. Pachitch, le ministre adjoint des Affaires étrangères joint ses prières ; télégraphiant en clair, il imaginait une sorte de langage de convention. Le 30 octobre dans la matinée, le ministre de France reçoit de lui la communication suivante : « Celle que vous avez soutenue pendant quatorze mois, gravement malade ; secours prompt peut améliorer situation. Télégraphiez d’urgence amis Paris. » Quelques heures plus tard, un nouveau télégramme arrivait : « Prière répéter Paris envoi secours pour notre malade qui ne va pas bien. » Et le lendemain 24 octobre, au moment où les Allemands travaillaient fiévreusement à établir leur jonction avec les Bulgares, le ministre télégraphiait : « Notre malade température 40°, dites, je vous prie Des Grag (c’était le ministre d’Angleterre) hâter médicamens anglais. » Il adressait dans la soirée un nouvel appel : « État toujours même gravité ; malade réclame secours Paris Londres. Non arrivée question chaque heure. »

Le 25, il n’envoyait que ces seuls mots : « Espérons et attendons. » M. Pachitch allait en effet exposer lui-même aux quatre représentans alliés les dangers de la situation. Il s’était rendu le 26 octobre à Vrntzé pour y assister aux obsèques du compagnon de toute sa vie, du ministre des Finances Lazare Patchou. Vrntzé n’étant qu’à peu d’heures de Kraliévo, il avait pu venir s’entretenir quelques instans avec les ministres d’Angleterre, de France, d’Italie et de Russie : « Tout, leur déclara-t-il, dépendait de l’arrivée des Alliés ; s’ils parvenaient à dégager Uskub à temps, la situation serait transformée. Mais s’il fallait renoncer à l’espoir de voir Uskub dégagé et les communications rétablies, il ne resterait au Gouvernement d’autre ressource que de se retirer dans les montagnes. Dans deux jours les ministres quitteront Nich et viendront à Kraliévo ; mais pourront-ils y rester ? Ne devront-ils pas aller plus loin et peut-être même demander asile au Monténégro ? » M. Pachitch ajoutait qu’il fallait sans tarder se préoccuper du sort des membres du corps diplomatique établis à Tchatchak, et sous le coup d’une avance rapide des Autrichiens.

Des dispositions furent prises d’urgence à cet effet. Après avoir, conformément aux instructions qui leur étaient envoyées, détruit et brûlé les archives dont ils avaient la garde, ceux des agens des légations alliées qui résidaient à Tchatchak furent, avec le personnel des légations des États neutres, ramenés à Kraliévo d’où ils furent conduits à Mitrowitza où ils pourraient en sécurité attendre les événemens. Mais qu’allaient devenir les quatre ministres alliés eux-mêmes ? Leurs attachés militaires considéraient leur situation comme assez précaire et, de Krouchewatz où ils se trouvaient maintenant avec le quartier général, ils leur conseillaient de ne pas trop prolonger leur séjour à Kraliévo. Mais, quoique l’on pût s’y trouver exposé aux surprises d’un coup de main de l’ennemi, il ne pouvait être question de s’en aller avant que le Gouvernement ne fût arrivé et n’eût fait connaître ses intentions. A la table du mess organisé par le ministre de Russie, on examinait, tout en causant entre collègues, les diverses éventualités qui pouvaient bientôt se présenter et quelques-uns des interlocuteurs n’étaient pas éloignés de croire que, bloqués de toutes parts, ils en seraient réduits à passer l’hiver à Ipek ou au monastère de Detchani.

Le 28, on apprend que le grand quartier général a donné aux armées l’ordre de se retirer lentement, en combattant, vers Kraliévo, Krouchevats, Alexinats, Nich et Leskovats ; c’était la retraite générale sous la poussée de l’ennemi et la menace de l’encerclement. Par la vallée de la Morava, hâtivement, on évacue matériel, munitions, vivres, approvisionnemens. Les convois se pressent vers Kraliévo. A Kraliévo même, on emballe avec lièvre, et, dans les maisons des petits bourgeois, devenues ministères ou administrations, on recloue avec précipitation les caisses à peine défaites. La tristesse, l’angoisse est sur tous les visages. Où va-t-il falloir aller ? Et comment voyagera-t-on dans ces régions qui, il y a quelques années à peine, passaient pour inaccessibles ? La rue a pris un aspect lugubre ; sous la pluie qui ne cesse de tomber, la cohue est morne, silencieuse ; la boue rend difficile la circulation, devenue de plus en plus intense. Partout règne la confusion. Les légations ne parviennent plus à trouver pour leurs nationaux le gîte ou le pain indispensables ; l’une cherche à loger cent infirmières, nurses, doctoresses qui viennent inopinément lui demander protection ; une autre ne sait où diriger le matériel et le personnel de trois hôpitaux, qui, à la fois, se sont repliés vers Kraliévo ; une autre voit arriver un lamentable cortège de femmes et d’enfans ; ce sont les familles des mineurs de Bor ; à l’approche des Bulgares, elles se sont mises à marcher sur la route ; elles veulent rejoindre les pères, les maris mobilisés en France. Pauvres femmes qui, abandonnant leur tranquille maison de Bor, se sont lancées à l’aventure dans l’exode général. Elles sont venues jusqu’ici en chemin de fer ; comment continueront-elles leur voyage ? Par quelles épreuves passeront-elles avant d’arriver à la mer ?

Il devenait évident que le séjour à Kraliévo ne pourrait plus se prolonger bien longtemps. Dans chaque légation, on se prépare au départ ; chacun fait un choix parmi ses bagages : ici, ce qui sera abandonné ; là, ce qu’on emportera ; bien peu de choses, car on disposera de si peu de place en automobile ou en voiture ! Les conditions dans lesquelles on va voyager offriront si peu de sécurité qu’il paraît prudent de brûler ses papiers. Que d’heures passées ainsi, le 28 octobre, devant ces foyers où sont jetées pêle-mêle, déchirées, correspondances officielles, lettres privées. Quelle tristesse dans cette cendre qui confond tant de lettres, lettres de courage de sœurs ou de femmes d’amis tombés pour la France, lettres d’espoir et de confiance d’hommes qui, plus heureux que nous, vivent dans leur pays en guerre ; partageant les émotions de ceux qui les entourent ! Une page se tord sous la flamme ; les lignes apparaissent comme grandies ; des mots sautent aux yeux : « Que la France est belle ! » C’est un billet de Maurice Barrès. Une seconde s’écoule, et, toute noircie, la page s’en est allée en cendres.

Mais on ne peut tout brûler, et, du pont de la Morava de l’Ouest, les ministres d’Angleterre et de France jettent en plein courant ceux des sceaux et des timbres de leur légation dont ils ne peuvent alourdir leur sacoche officielle.

Cette journée finit dans une impression de désastre. Dans un immense incendie qui rougit le ciel, tandis que des détonations violentes se font entendre, les dépôts de pétrole et de benzine de l’armée sont anéantis.

Le gouvernement, qui était attendu le 29, n’arriva que tard dans la soirée ; les ministres alliés durent attendre au lendemain matin pour s’entretenir avec M. Pachitch ; ils apprirent de lui qu’on ne pouvait s’attarder davantage à Kraliévo ; le Gouvernement avait décidé de s’établir avec le quartier général à Rachka, en pleine montagne, au cœur de la Serbie historique ; M. Pachitch pensait que l’on pourrait séjourner là quelque temps ; les dernières nouvelles qu’il avait reçues des Alliés lui donnaient, en effet, une lueur d’espoir : les Russes massant des troupes sur la frontière roumaine et annonçant l’intention d’attaquer la Bulgarie ; les Franco-Anglais commençant leur offensive dans la vallée du Vardar. Avec leur optimisme habituel, les Serbes voyaient déjà Uskub dégagée.


Le 31 octobre, de bon matin, on partit en automobile pour Rachka. Mais ce petit village de six cents habitans ne pouvait abriter à la fois l’état-major général, pour lequel il ne fallait pas moins de cent vingt chambres, le Gouvernement et les représentans des quatre Puissances alliées ; ces derniers, après une nuit de repos à Rachka, devaient donc continuer le voyage jusqu’à Mitrowitza ; l’ancien ministre à Sofia, M. Tcholak-Antitch, les y accompagnerait pour établir la liaison avec le Gouvernement.

La route en corniche longeait le cours de l’Ibar ; on était sous le charme de ce paysage pittoresque, mais une automobile plus rapide rappelait à la réalité ; c’est, en effet, l’un des ministres qui se hâtait vers Rachka. Successivement, M. Pachitch et ses collègues nous dépassèrent ainsi. A une montée difficile, un camion en panne arrête longtemps quelques automobiles. On cause en attendant que la réparation soit terminée, et le ministre des Travaux publics, M. Drachkovitch, dit son espoir de voir bientôt Uskub dégagée grâce aux Alliés, et si cet heureux événement ne se réalisait pas, la ferme volonté du Gouvernement de lutter jusqu’aux dernières limites de la résistance, en se retirant par l’Albanie vers Monastir pour donner la main aux Alliés.


A Uchtié, à mi-chemin environ de Rachka, on fait halte, et, dans la méhana de jeunent diplomates, ministres et députés serbes, médecins étrangers ; ils se pressent autour des tables auprès desquelles, passant ici il y a vingt-cinq ans, je n’avais vu que quelques paysans buvant leur slivovitz en chantant. J’avais, en 1891, couché une nuit dans cette auberge, que connaissent tous ceux qui ont visité l’antique monastère de Studenitza. Dans le tumulte de ce jour, ma pensée se reporte vers ce paisible voyage ; je revois l’étroit sentier qui, d’Uchtié, nous a, mes amis serbes et moi, menés à travers la forêt au vallon dans lequel se cache le couvent, avec ses murailles, ses cours, sa basilique, chef-d’œuvre de l’art serbo-vénitien, restée intacte à travers les siècles et disant la gloire du saint roi Stéphane, dont la châsse, palladium des Serbes, allait, tragique symbole, suivre l’armée sur le chemin de l’exode.

Mais les soucis de l’heure présente ont bientôt chassé ces souvenirs qu’évoquait, avec moi, le président de la Skouptchina, M. Andra Nikolitch. Les automobiles repartent. Nous dépassons des soldats, en khaki, astiqués comme pour une revue ; quelques-uns ont une baguette à la main, d’autres une petite pipe aux lèvres ; ils vont d’un pas rapide, comme s’ils faisaient du sport ; c’est le détachement que commandait à Belgrade l’amiral Trowbridge et dans cette région si reculée des montagnes serbes, cet uniforme de marins anglais surprend un instant. Il n’y a d’ailleurs que peu de monde sur le chemin : nous précédons l’exode qui, de Kraliévo, commencera dans la soirée pour se continuer les jours suivans aussi longtemps que les obus allemands le permettront.

Quand nous arrivons à Rachka, il fait presque nuit. Quelques maisons bordent l’Ibar à l’endroit où à ses eaux se mêlent celles de la petite rivière qui vient de Novi-Bazar : de ce quai, par une montée très raide, une rue conduit à la place qu’entourent les maisons qui forment le village de Rachka et qu’en un instant les automobiles ont envahie. Chaque habitant vient chercher son hôte.

Au réveil, dans la lumière du matin, le petit village séduit ses visiteurs. Accroché à la montagne, il domine les vallées de l’Ibar et de la Rachka, et l’on comprend l’importance qu’a eue dans l’histoire ce nid d’aigle qui commande les routes que de Mitrowitza et de Novi-Bazar l’envahisseur musulman ou albanais pouvait prendre pour arriver au défilé de l’Ibar, à la porte de la Serbie du Sud-Ouest. Il y a trois ans à peine, le pont de l’Ibar franchi, on était en Turquie ; les victoires balkaniques ont réuni au royaume ces terres habilées par des Serbes, et Rachka, si longtemps poste frontière et douane, n’est plus maintenant qu’une étape sur la route serbe.

Ce n’est pas sans émotion que M. Pachitch et ses collègues s’arrêtent dans ce village. De l’ancien fief de Nemania, le père du roi Stéfane et du grand saint Sava, ils vont faire pour quelques jours la capitale de la Serbie. La Rascie, berceau des Serbes, est devenue leur refuge ; pourront-ils s’y maintenir jusqu’au jour où l’offensive espérée des Alliés sur Vélès et Uskub aura rétabli la situation ?

Vers huit heures du matin, après avoir franchi le grand pont sur l’Ibar, nous entrons dans les provinces nouvelles de la Serbie. Pendant longtemps les automobiles gravissent des pentes de montagne ; la vue s’étend au loin ; de distance en distance, de petites tours indiquent l’emplacement des postes de surveillance si longtemps tenus par les Turcs sur cette frontière. A nos pieds, dans la vallée profonde coule l’Ibar dont les eaux claires sont sans cesse accrues des ruisseaux et des torrens qui coupent le chemin en corniche que nous suivons. Commencée dès les premiers jours de l’occupation serbe dans un dessein stratégique, la route qui remplace l’ancienne chaussée turque qui passait par Novi-Bazar est à peine terminée ; en quelques endroits, des orages récens l’ont endommagée ; des escouades de prisonniers autrichiens sont occupés à la réparer.

A partir de Leposavitch, à vingt kilomètres environ après Rachka, les difficultés commencent. Des ponts manquent ; il faut passer à gué ; quelquefois on reste dans l’automobile ; mais souvent aussi on le quitte, et tandis qu’à grand’peine il franchit le courant, on passe en équilibre sur la planche étroite ou le tronc d’arbre jeté en travers du torrent.

En approchant de Mitrowitza, des tournans trop raides rendent la route dangereuse pour les automobiles et surtout pour les camions ; à deux reprises, l’un de ceux-ci culbute et, jetés pêle-mêle avec leurs bagages sur la pente d’une prairie, les voyageurs risquent de rouler jusque dans l’Ibar. Il n’y a heureusement qu’un blessé ; le domestique du ministre d’Italie a une jambe cassée ; il souffre atrocement, mais ses douleurs, affirme-t-il, seraient moindres, si on plaçait auprès de lui une sacoche en cuir jaune qu’il tenait au moment de l’accident ; on la retrouve et dès qu’il la voit, rassuré, il s’évanouit ; on ne sut que plus tard que ce dévoué serviteur avait ainsi sauvé les chiffres de la légation d’Italie dont il avait la garde.

Que deviendra, surtout si la pluie se met à tomber, cette route si dangereuse, lorsque y passeront les réfugiés, les troupes en retraite, les convois de matériel ? Les automobiles en panne, les voitures enlizées la jalonneront bientôt, et, des tracteurs culbutés, bien des caisses rouleront dans l’Ibar dont les eaux charrieront ainsi la malle d’uniformes d’un ministre de France.


Une immense caserne peinte encore comme du temps des Turcs en jaune d’ocre, et la grande bâtisse du konak près de laquelle se dresse un minaret, occupent le sommet de la colline sur laquelle, au centre d’une large plaine que coupent I’Ibar et son affluent la Sitnitza, s’étage Mitrowitza. En face, un rocher isolé porte les ruines du légendaire château du Swetchan qui a vu la fin mystérieuse d’Ourosch Detschanski, le père de l’empereur Douchan.

Le bazar est vivant, la rue animée ; il semble que la ville ait son aspect normal. Mitrowitza est calme alors que la Serbie entière est en émoi. Devant les maisons, les enfans courent : petites filles aux larges culottes bouffantes, aux vestes criardes sur la chemise brodée, sur le dos la maigre natte teinte au henné dans laquelle, pour conjurer les mauvais sorts, est passée l’amulette bleue ; gamins aux yeux vifs, les babouches lâches aux pieds, jouent à la palette ou tiennent les ficelles de leurs cerfs-volans. La Serbie est en émoi, mais à Mitrowitza, l’Albanais, les jambes croisées sur son escabeau, égrenant son tesbih, regarde de sa boutique passer les ministres étrangers ; il ne s’en étonne pas ; il regardera avec la même placidité arriver la foule des réfugiés, l’armée, le gouvernement ; il les verra partir et il restera aussi impassible. C’était écrit !

On voudrait avant la nuit avoir parcouru tous ces pittoresques quartiers de Mitrowitza : ici, le regard s’arrête sur un groupe de maisons aux fenêtres grillagées de moucharabiés anciens, aux toits et aux auvens peints de couleurs vives ; là, un minaret attire : la petite mosquée avec les vieilles maisons qui l’entourent forme, au milieu de l’un des bras de l’Ibar, comme un îlot mystérieux auquel on accède par un pont de bois branlant en des d’âne. La journée finit trop tôt, et c’est presque à regret qu’à l’heure de dîner on entre au club des officiers, rendez-vous indiqué par les autorités ; on y retrouve ceux des membres du corps diplomatique dont on s’était séparé à Kraliévo et qui attendaient à Mitrowitza les événemens.

Deux jours se passent avant que l’on ne signale sur la route de Rachka l’avance du flot des réfugiés ; c’est alors l’envahissement de Mitrowitza par la Serbie en marche. D’heure en heure, la ville se remplit : dans les rues étroites, les convois s’immobilisent ; interminablement, vers l’ancien konak, devenu préfecture, et vers la caserne où se tiennent en permanence les autorités militaires, monte la foule morne des soldats armés ou désarmés, des recrues, des réfugiés et des étrangers pris dans l’exode général. L’immense caserne est pleine ; les bâtimens publics sont pleins ; on se loge où on peut, chez l’habitant, musulman ou chrétien, serbe, albanais ou turc. La pluie-tombe, glaciale ; pourvu qu’on puisse s’assurer un toit pour la nuit, on est content. Dans les cafés bondés le jour, viennent à partir du coucher du soleil s’abriter ceux qui n’ont pu trouver place autre part, et beaucoup doivent rester aux portes et s’étendre le long des maisons dans leurs manteaux. L’hôtel Bristol, réquisitionné par le ministère des Affaires étrangères pour servir de mess aux diplomates errans, ne peut suffire à contenir les officiers des détachemens anglais, français, russes, les membres des missions médicales étrangères, les infirmières qui viennent y réclamer quelques alimens chaque jour plus chichement et plus chèrement vendus.

La lutte pour le pain a commencé, la farine manque. Débordées, les autorités ne parviennent plus à subvenir aux besoins des soldats et des réfugiés. La pénurie de petite monnaie vient aggraver les difficultés de la situation ; le billet de 10 francs, monnaie courante du Serbe, ne peut plus s’échanger ; la pièce de 20 francs, qui vaut 36, 40, 42 dinars, ne tente personne ; celui qui a des pièces blanches ne veut pas s’en dessaisir ; il en a besoin pour ses achats quotidiens, achats qu’il doit d’ailleurs défendre contre l’envie ou l’avidité du passant, car ce n’est pas tout que d’avoir réussi à se procurer quelques œufs, un poulet, du pain ; il faut encore les rapporter chez soi et quiconque porte quelque chose qui se mange est aussitôt entouré, interrogé : « Où cela s’achète-t-il ? Combien cela a-t-il coûté ? » Des gens veulent toucher cette rareté qu’ils envient ; d’autres en suivent l’heureux possesseur comme poussés par un irrésistible instinct.

La rue a faim ; à la vue d’un tas de choux, des soldats s’arrêtent ; longtemps ils restent à le contempler, sans parler. Le marchand albanais a un moment d’inattention ; vite, l’un des soldats happe un chou et se sauve ; machinalement, un autre l’imite ; un troisième a déjà porté à sa bouche le chou qu’il a ramassé à ses pieds dans la fange ; avidement, il en mange les feuilles noires de boue, gluantes ; il mange et ne pense même pas à se sauver. Mais le marchand a remarqué le geste des soldats ; et, gourmandant de loin les deux premiers, il arrache de la bouche du troisième le chou qu’il rejette sur son tas, et tristement, sans un mot de plainte, sans un mouvement de révolté le soldat s’éloigne ; depuis plusieurs jours, il n’avait pas mangé ; quand mangera-t-il ?

La rue marche. Inlassablement, la foule va, vient, sans but. On se cherche, on s’interroge, prêtant l’oreille à tous les propos, à tous les bruits les plus pessimistes, comme les plus optimistes. L’anxiété se lit sur les visages de ces gens que l’incertitude du lendemain oppresse. Ils sentent qu’ils ne pourront rester longtemps à Mitrowitza ; mais quand devront-ils partir ? Où leur faudra-t-il aller ? au Monténégro par Ipek ou bien à Monastir par Prizrend ?

Les ministres alliés sont observés, guettés. Eux-mêmes, d’ailleurs, se préparent au départ. Dans les boutiques du bazar, on ne voit que diplomates s’équipant en vue des caravanes prochaines ; l’un achète une selle turque, l’autre de gros souliers fabriqués en Amérique pour les soldats serbes, celui-ci d’épais bas albanais, celui-là un bachlik qu’il apprend à nouer autour de sa tête pour se garantir du froid et de la neige ; tous se munissent de l’ample caoutchouc militaire qu’une coopérative d’officiers évacués d’Uskub sur Mitrowitza leur permet de se procurer.

Déjà le détachement français d’artillerie navale de Belgrade a pris par Ferizovitch la route de Prizrend et de Monastir ; il est suivi par les marins russes et les marins anglais, par le personnel des hôpitaux russes, et par le premier échelon du corps diplomatique.

Traversant Mitrowitza sans s’y arrêter, les femmes des ministres sorbes prennent en automobile la même voie.

A Rachka, en effet, la situation était devenue difficile ; l’armée ‘se repliait dans la vallée de l’Ibar, et les Autrichiens avaient commencé sur Ivanca un mouvement tournant menaçant. Certains officiers de l’état-major étaient prêts à perdre confiance, comme au moment de la retraite de 1914. Dans un conseil tenu le 5 novembre, en présence du Régent, et où figuraient les chefs d’armée, des explications vives avaient été échangées. Les récriminations augmentaient à mesure que la retraite plus rapide entraînait des souffrances plus grandes.

Beaucoup de Serbes se plaignaient des Alliés, et sur les routes, nos aviateurs, nos médecins, entraînés dans la retraite, perdant leurs bagages, marchant dans la boue, dans la neige, entendaient ces plaintes ; des officiers, des fonctionnaires, des bourgeois se laissaient malheureusement aller, dans leur nervosité, a des propos qui dépassaient leur pensée, par suite sans doute de leur ignorance des nuances de la langue française.

Pauvres Serbes ! leurs souffrances doivent faire excuser leur état d’esprit, quand ils ont vu leur désastre commencer. Des semaines encore ils ont souffert, et la France leur a envoyé la farine et le pain de guerre qui les a empêchés de mourir de faim a Scutari ; la France est parvenue, en évacuant leur armée de l’Albanie, à la sauver de l’esclavage austro-bulgare. Pour les Serbes, le malentendu a cessé.

Mais que de pénibles heures passées ainsi à Mitrowitza, alors surtout que, de Salonique ou de Paris, aucune indication précise ne permettait de faire comprendre aux Serbes quelle était exactement, à leur égard, l’attitude des Alliés, et de la France en particulier ! On avait bien appris, le 2 novembre, que M. Briand était devenu président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, à la place de M. Viviani, qui, depuis quelques jours, avait succédé à M. Delcassé comme ministre des Affaires étrangères ; mais quelles modifications ces changemens de personnes entraîneraient-ils dans la politique extérieure du gouvernement de la République ? Quelle influence auraient-ils quant à notre intervention dans les Balkans et à la présence de nos troupes à Salonique ? L’ignorance dans laquelle on se trouvait, à cet égard, pesait cruellement…

Mais, d’heure en heure, la situation s’aggravait : Mitrowitza était menacée à la fois par les Autrichiens et par les Albanais qui s’avançaient par la vallée de l’Ibar, par les Autrichiens qui approchaient de Novi-Bazar, par les Bulgares qui attaquaient le défilé de Katchanik et qui, depuis quelques jours, manœuvraient pour le tourner. Il semblait qu’à prolonger son séjour à Mitrowitza on risquait d’être pris par l’ennemi ; on s’étonnait du retard que le gouvernement mettait à quitter Rachka.

Le 12, au soir, M. Pachitch et ses ministres arrivaient enfin à Mitrowitza où ils étaient rejoints le 14 par le quartier général. Le 15, dans l’après-midi, arrive le Régent. Cette journée finit dans l’incertitude ; on ne sait rien de précis, mais on est inquiet : on sent qu’il se passe quelque chose. Avant comme après le dîner, le ministre adjoint des Affaires étrangères affirme qu’il n’a reçu sur la situation militaire aucune indication nouvelle ; il est toutefois surpris que M. Pachitch ne soit pas encore revenu de la préfecture où il est en conférence avec l’état-major général et le Régent. Chacun rentre chez soi. Vers neuf heures et demie, l’attaché militaire adjoint de la légation entre en coup de vent chez moi : « Il faut partir ! s’écrie-t-il. Les Bulgares ont occupé la position de Ghilan : ils peuvent tourner le défilé de Katchanik ; il n’y a pas de temps à perdre. Dès demain matin, l’état-major général part : nos missions vont cette nuit faire leurs préparatifs, elles partiront au jour pour Prizrend. Une place vous est réservée dans l’automobile du colonel Fournier. » Mais partir sans s’être mis d’accord avec ses collègues, sans savoir ce que fait le Gouvernement, c’est impossible. Dans les rues désertes, obscures, une lanterne à la main, je vais chez le ministre des Affaires étrangères. A sa porte, je trouve mon collègue russe que son attaché militaire a prévenu de la situation. Le ministre s’était retiré dans sa chambre ; nous l’en faisons sortir ; il ne sait rien ; il n’a vu personne, il s’étonne cependant de l’absence persistante de M. Pachitch ; sur notre insistance, il envoie à la recherche du président du Conseil et, bientôt, on nous annonce que M. Pachitch a quitté la préfecture et va rentrer. A onze heures et demie, il parait, pâle, les mains un peu tremblantes d’émotion ; comme si les paroles lui pesaient, en nous serrant la main, il dit simplement : « Ghilan est pris par les Bulgares ; il faut partir ; demain matin, soyez à la gare à huit heures, un train spécial vous emmènera avec nous et le quartier général à Liplian, d’où en automobile nous irons à Prizrend. » Et, d’une voix grave et lente, il répéta encore ces mots : « Il faut partir. »

Aussitôt, nous prévenons nos collègues ; la nuit se passe en préparatifs.


La gare est à trois quarts d’heure de Mitrowitza ; la route boueuse est encombrée par les convois de l’évacuation, matériel, blessés, malades ; par le passage des troupes au milieu desquelles nous saluons un groupe d’aviateurs français qui vient de faire de dures et pénibles étapes. A la gare, peu d’ordre : soldats et civils montent au hasard dans les wagons. Sur la seule voie ferrée qui reste à la Serbie, les trains se succèdent, emmenant vers Ferizovitch aussi bien ceux qui vont prendre part à la bataille acharnée qui se livre autour du défilé de Katchanik que ceux qui se hâtent vers Prizrend pendant que la route est encore libre. Les uns après les autres, les ministres alliés, les membres du gouvernement arrivent et se retrouvent dans la foule. Tristement, ils se saluent et attendent ; des heures passent ; enfin, les deux wagons de seconde classe qui composeront le train officiel sont prêts ; dans l’un montent, avec le voïvode Putnik, les officiers du grand quartier général ; dans l’autre M. Pachitch, ses collègues, les ministres alliés et quelques fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères. Le train se met lentement en marche. Personne n’est disposé à parler. On regarde, sur les pistes qui longent la voie, passer les automobiles, les camions, les voitures, les chars, et souvent on en voit toute la file arrêtée : un des véhicules s’est enlizé et empêche les autres d’avancer. De loin, on reconnaît l’automobile du prince héritier, celui des attachés militaires. Dans la campagne, partout, des convois, des soldats, des réfugiés.

A Vutchitern, les gens se pressent sur le quai comme immobilisés à la vue des membres du Gouvernement. A la station de Prichtina, un officier passe rapidement le long du train, réclamant le président du Conseil qui descend, cause un instant avec lui, puis fait demander les ministres ; tous quittent aussitôt le wagon et nous les voyons s’entretenir à voix basse, d’un air grave. Que se passe-t-il ? Ils remontent en wagon, tandis que M. Pachitch avec l’officier se dirige vers un automobile stationné près de la gare et qui bientôt file à travers la campagne vers la ville lointaine. Le roi Pierre qui se trouve à Prichtina, a demandé à voir le président du Conseil ; M. Pachitch se rend à l’appel du souverain, il viendra directement en automobile nous rejoindre à Prizrend.

Le train continue sa marche lente. Nous sommes dans la plaine de Kossovo.

Debout, aux portières, tout le long du couloir du wagon, les ministres regardent : c’est toute l’histoire de la Serbie qui passe devant leurs yeux ; la période héroïque des Nemania ; la légendaire bataille de 1389 qui vit la fin de l’empire de Douchan ; sous le joug turc, les longs siècles de servitude qu’adoucit le chant de la guzla célébrant les exploits du tsar Lazar et de ses preux ; puis les Jeunes-Turcs amenant dans ces lieux si longtemps délaissés le sultan Méhemet et convoquant cent mille Albanais pour jurer devant le tombeau du sultan Mourad fidélité au Padischah ; et, c’est enfin, après tant de vicissitudes, la Serbie victorieuse à Koumanovo revenant en triomphatrice dans cette plaine où, aujourd’hui, ses soldats épuisés se raidissent dans un suprême effort.

Debout aux portières, les ministres regardent pensifs ; nous nous tenons auprès d’eux, partageant leur émotion, et, d’un geste triste, ils nous montrent au passage ces sanctuaires du patriotisme serbe, le tombeau du tsar Lazar, et l’église de Grajdanitza.

Poursuivant notre route douloureuse à travers la plaine historique, nous voyons au loin sur les collines serpenter une ligne notre qui s’allonge dans les champs et chemine dans la direction de Liplian. Des troupes en marche ? Non, une foule ; la foule des habitans des villes du Nord de la Serbie réfugiés à Kourchoumlié, à Prokouplié, à Prichtina, qui maintenant fuient ces localités pour gagner Prizrend et Monastir ; misérable exode qui laisse prévoir ce que sera dans quelques jours cette route quand, aux malheureux qui la couvrent déjà, s’ajouteront les réfugiés des régions que nous venons de quitter.

Le train s’arrête à Liplian ; des automobiles nous attendent ; nous y montons sans perdre de temps, afin de pouvoir ce soir encore arriver à Prizrend. Mais si, grâce à la résistance acharnée des Serbes à Katchanik, la route est libre, elle est presque impraticable, tant elle est encombrée : bourgeois des villes, professeurs, fonctionnaires en jaquette et chapeau rond, paysans des campagnes dans leur vêtement national, avec leurs femmes, leurs enfans, vont droit devant eux, la plupart à pied ; quelques-uns dans des chars ; lentement les automobiles frayent un passage à travers ce peuple en marche. Parfois pourtant la foule s’ouvre comme d’elle-même. On passe entre deux interminables files de prisonniers autrichiens qui, déguenillés, misérables, nu-pieds, avancent péniblement sous la garde de quelques vieux paysans, soldats du troisième ban.

A Stimlia, où les routes de Ferizovitch et de Liplian se rejoignent, la foule est compacte ; c’est là que cherchent un gîte ceux qui ne peuvent arriver avant la nuit à Prizrend. Nous traversons leurs tristes campemens et bientôt de l’un des lacets de la route nous voyons au loin l’immense plaine de Prizrend. La chaîne de montagnes que dominent les cimes neigeuses du Char Dagh forme à l’horizon comme un arc de cercle au milieu duquel, sur quelques collines piquées d’arbres, est posé Prizrend avec sa vieille citadelle et ses maisons en amphithéâtre.

On dirait Brousse au pied de l’Olympe et en approchant de la ville aux ponts de bois sur les multiples bras de la Bistritza aux eaux vives, la ressemblance est plus frappante encore.

Toutes les boutiques sont fermées, tous les volets sont clos, comme en un jour de panique ; mais le long des maisons les habitans se tiennent rangés, muets ; ils regardent passer les automobiles et après qu’ils ont passé, longtemps encore ils restent immobiles comme frappés de stupeur. A travers cette foule que l’étonnement et la crainte ont figée sur place, par un dédale de rues étroites et pittoresques, nous montons vers la préfecture où nos logemens nous sont indiqués par des fonctionnaires en désarroi. Les grandes salles de l’ancien konak albanais sont désertes ; dès le lendemain, la préfecture est envahie ; la foule en obstrue les escaliers, en remplit les vastes antichambres, se pressant à la porte des ministres réunis en permanence.

Deux, trois journées se passent dans la fièvre pendant que, au Nord, dans un suprême effort, les armées serbes attaquent les Bulgares pour essayer de se dégager et de tendre la main aux Alliés. Parmi les réfugiés beaucoup attendaient avec confiance le résultat de la bataille ; d’autres, plus prudens, continuaient vers Monastir par Lioumkoula et Dibra leur marche que la neige venait rendre plus pénible encore.

Le 19 novembre vers midi, on apprend que tous ceux qui le matin, à la première heure, étaient partis pour Lioumkoula reviennent sur leurs pas. La nouvelle s’en répand aussitôt par la ville : la route a-t-elle été rendue infranchissable par des amoncellemens de neige ? est-elle coupée par des détachemens de soldats ou de comitadjis bulgares mêlés à des bandes albanaises ? Va-t-on voir se fermer l’unique issue vers laquelle tous tendaient depuis tant de jours ? Arrivée au fond de l’impasse, la foule se sent prise au piège ; comme une bête traquée, elle va, vient, anxieuse ; les visages marqués par la fatigue, les souffrances, la faim, sont terreux ; les hommes ont la teinte jaunâtre de leurs vêtemens boueux ; la foule, la rue, les gens, les choses ont la même couleur de débâcle.

Vers la fin de l’après-midi, M. Pachitch fait chercher les ministres alliés ; nous étions en train de terminer nos préparatifs de départ pour Monastir, comptant nous mettre le lendemain en route en caravane sous la protection d’un régiment de cavalerie, que le gouvernement avait fait venir à Prizrend et que nous voyons entrer en ville au moment où nous nous rendons à l’appel du président du Conseil.

M. Pachitch nous déclare que l’état-major général ne répond plus de la sécurité de notre voyage ; les Bulgares s’avancent de Tetovo ; ils ont dépassé Goztivar : ils pourront arriver avant nous à Dibra et nous couper la route de Monastir. D’accord avec l’état-major général, le Gouvernement estime que nous devons changer d’itinéraire, remonter vers le Nord et gagner par Diakovo et Ipek le Monténégro pour nous rendre a Scutari, d’où nous pourrons peut-être nous embarquer à Saint-Jean de Medua et aller en Italie attendre les événemens. Le ministre des Affaires étrangères adjoint, M. Jovan Jovanovitch, nous accompagnera et maintiendra la liaison entre les représentans des Puissances alliées et le Gouvernement. Quant au Gouvernement lui-même, il restera quelques jours encore à Prizrend ; si l’issue de la bataille qui se poursuit du côté de Ferizovitch et d’Uskub est favorable, le Gouvernement ira à Monastir où nous pourrons le rejoindre par Salonique ; si le sort est contraire aux armes serbes, le Gouvernement avec l’armée, avec le peuple, se lancera dans les montagnes de l’Albanie pour chercher un refuge à Durazzo ou à Scutari. « Mais, demandons-nous à M Pachitch, pourquoi ne pas nous laisser rester avec vous ? » À cette question, le président hésite un instant, puis il répond : « Il faut que vous partiez avant nous, car quand nous serons obligés de partir… » S’interrompant, il allonge légèrement la main et l’agite un instant dans un geste qui signifie clairement : «… quand nous serons obligés de partir, il pourra se passer des événemens dont nous ne pouvons prévoir les suites et auxquels les représentans des Puissances ne doivent pas être mêlés. » Il reprend alors : « Il faut que vous partiez avant nous et nous vous conseillons de vous mettre en route dès demain matin ; les Autrichiens avancent vers Andriéwitze, vous n’avez guère que cinq ou six jours devant vous… »

Nous faisons donc nos adieux à M. Pachitch et rentrons pour modifier nos préparatifs de voyage. Chaque légation avait sa caravane prête ; mais il faut maintenant obtenir de nos Albanais qu’ils consentent à changer leur contrat de louage ; on fait prix pour Scutari au lieu de Monastir ; on décide que les chevaux avec les bagages nous attendront à Ipek ; profitant de la route carrossable nous irons jusque-là en voiture ; mais, dans le désarroi général, que de difficultés pour trouver une voiture, et une fois qu’on est parvenu à se la procurer, quelles luttes pour la conserver !

Le 20 novembre au matin, les quatre ministres alliés quittent Prizrend avec le ministre des Affaires étrangères adjoint qu’accompagnent sa femme et son fils.

Dans la rue, la foule qui va, qui vient, sans qu’une issue s’ouvre devant son angoisse, s’arrête, interdite à la vue de nos voitures. — « Où vont-ils ? Où vont les ministres ? » crie-t-on de tous côtés. On interpelle nos cochers, on s’adresse directement à nous. — « Où allez-vous ? Où faut-il que nous allions ? » Pendant trois journées encore les malheureux erreront indécis dans Prizrend, puis la montagne albanaise verra passer l’exode.

En avançant vers Diakovo, nous croisons des réfugiés qui, en grand nombre, se dirigeaient encore vers Prizrend. Leurs regards effarés indiquaient la perplexité dans laquelle les jetait notre rencontre ; ils n’en continuaient pas moins leur route, hésitant à renoncer à l’espoir d’atteindre Monastir, et il fallait pour les convaincre de l’impossibilité d’aller plus loin l’arrivée des caravanes qui nous suivaient. Derrière nous, par groupes, à pied, venaient des nurses anglaises ou américaines, des médecins militaires français en uniforme avec leurs infirmières ; à tour de rôle, hommes, femmes, montaient sur les chars à bœufs qui portaient les maigres bagages du personnel sanitaire, épaves à grand’peine sauvées des hôpitaux rapidement évacués.

Aucun incident ne marqua cette première journée de voyage ; mais, en franchissant le Drin Blanc sur la mince arête en dos d’âne de l’arche à triple étage du Schwanshi Most, on n’en avait pas moins l’impression d’entrer dans l’aventure.


Nous n’arrivâmes que très tard dans la soirée, à Diakovo, la farouche cité albanaise où, il y a quelques années à peine, un voyageur européen n’aurait pas osé pénétrer. Des gendarmes monténégrins nous attendaient à l’entrée de la ville ; ils nous guidèrent à travers les fondrières et nous firent longtemps errer dans un dédale de ruelles avant de trouver la maison du prêtre catholique auquel les ministres de France et d’Italie venaient demander l’hospitalité.

Dimanche 21 novembre. — Une chambre au rez-de-chaussée sert de chapelle, le curé est à l’autel ; de misérables enfans accroupis sur le sol, deux vieillards et quelques femmes dont le costume indique la pauvre condition sont les seules ouailles de Mgr Etienne Krasnik. Nous assistons à la messe pendant que dans la cour on prépare les voitures ; déjà la caravane est partie ; nous partons à notre tour et nous refaisons de jour, à travers le dédale des ruelles, le trajet qui nous a paru si long hier soir, dans l’obscurité. La maison du curé catholique et le petit couvent des Franciscains qui l’avoisine sont placés, comme des parias, à l’une des extrémités de la ville musulmane ; pour sortir sur la route d’Ipek, il faut parvenir à l’autre bout et traverser tout le bazar : les boutiques sont hermétiquement fermées ; un silence de mort règne dans ce quartier qui, en temps ordinaire, doit être rempli d’une animation si pittoresque ; sur la rue principale, d’innombrables ruelles, dont les petites maisons basses forment chaque boutique : ici les marchands de babouches, là les marchands de cuirs, plus loin les bouchers, les vendeurs de viandes séchées, plus loin encore les chaudronniers et les fabricans de filigrane d’or ou d’argent. Nous traversons à regret ce désert. A la sortie de la ville, enfin, quelques boutiques sont ouvertes ; ce sont les marchands de pommes, pommes de Diakovo et d’Ipek, d’un éclat incomparable, et bien dignes de leur légendaire réputation qui veut que leur chair soit transparente ; les vrais amateurs affirment qu’ils ont mangé des pommes à travers la pulpe desquelles ils voyaient la lumière. Plus appréciées encore que les pommes de Tétovo ou que celles d’Amasia, qui sont si réputées dans tout le Levant, les pommes d’Ipek avaient leur place sur la table des Sultans et, fidèle à la tradition, Abdul-Hamid s’en faisait envoyer par les plus grands beys de la région.

A peine engagés sur la route, nous nous enlizons dans la boue. Les voitures s’alourdissent, les chevaux s’épuisent à les traîner ; il faut, pour les soulager, descendre et marcher dans la boue, boue noirâtre, épaisse, gluante, dans laquelle on enfonce jusqu’aux genoux ; lentement on avance, faisant quelques mètres, s’arrêtant, puis repartant ; mais la boue devient plus profonde ; les voitures s’enfoncent ; aucun effort des chevaux ne peut plus les tirer ; à la tête de leur attelage, les cochers glissent, tombent, découragés, s’enlizant eux-mêmes. Il faut faire appel à une corvée d’Albanais qui, à quelque distance, réparent un des ponts emportés par la récente crue de la Bistritza. Sur l’ordre d’un officier monténégrin, une trentaine de solides gaillards accourent : jambes nerveuses, serrées dans les culottes blanches soutachées de noir, longs bras sortant de l’étroite veste de drap blanc, petites têtes énergiques emmanchées sur un mince cou d’oiseau, la traditionnelle mèche de cheveux émergeant de la toque ; ils entourent les voitures, les uns se saisissent des roues, les autres du timon, d’autres poussent sur la capote, et, criant, hurlant, se démenant comme des diables, ils soulèvent le fardeau comme un fétu de paille, le font glisser sur la boue et, en un clin d’œil, le posent à quelques centaines de mètres de là, sur un sol moins fangeux : deux fois, trois fois, ce manège recommencera jusqu’à ce qu’enfin les chevaux puissent tant bien que mal tirer la voiture.

On repart, mais sans pouvoir sortir de cette boue obsédante. Un trajet qui, pendant les mois secs de l’été, ne devrait durer que deux ou trois heures, nous a demandé plus d’une demi-journée : ce n’est que vers quatre heures du soir que nous arrivons au village de Detchani, trop tard pour pouvoir ce soir encore parvenir à Ipek ; d’ailleurs, le monastère de Detchan est trop près de nous pour que nous ne soyons pas tentés d’y faire halte.

Nous traversons le village, résidence de boys influens que les revenus des fertiles terres de la Metochie ont enrichis. Leurs koulés sont imposans ; chacune de ces maisons, sorte de château fort, est isolée au milieu d’une immense cour entourée de murailles élevées. Une haute porte en bois plein, ferrée de métal, avec des serrures délicatement ouvragées à la turque, défend l’entrée. Le koulé, simple cube de pierre de taille, haut de deux ou trois étages, n’avait que des meurtrières jusqu’à ces derniers temps ; les Jeunes-Turcs, puis les Monténégrins, à coups de canon, les ont élargies pour en faire des fenêtres : trous béans qui n’ont pas encore été bouchés et déparent le faîte de ces maisons, dont la corniche est si joliment décorée, à la façon mauresque, de motifs noirs, bleus, rouge foncé ou brun, avec parfois un blason et des inscriptions turques. Le village paraît inhabité ; les maisons sont silencieuses ; pourtant une femme se montre à une porte. Une lourde ceinture de cuir, sertie de gros cabochons de pierres de sang, soutient sa jupe de grossier tissu en forme de cloche, laissant voir les jambes prises dans d’épais bas foncés recouverts de guêtres soutachées ; sur la chemise de toile brodée un petit mantelet noir avec des applications de drap rouge ou brun ; un voile noir entoure la tête de mille plis et ramené par-devant forme comme une haute corne ; de cette sorte de hennin pendent des chaînettes de métal ornées de monnaies. Impassible, les yeux fixes, elle regarde la caravane.

Laissant sur notre droite la route boueuse d’Ipek, nous nous engageons dans une prairie ; encaissée entre deux hautes collines boisées, elle se rétrécit peu à peu pour finir en un étroit défilé dont la coupure se dessine dans le lointain ; le monastère de Detchan en cache l’entrée. Malgré ses murailles qui, depuis 1332, ont soutenu tant de sièges, Detchanski Pervenets (Detchan le Premier Couronné) n’est pas très imposant ; de l’extérieur, ses constructions ont l’apparence modeste de bâtimens de ferme ; il fallait en effet éviter d’exciter la convoitise albanaise, et ce n’était qu’après avoir pénétré dans l’immense cour du monastère que l’on pouvait se rendre compte de son importance et de sa richesse.

Au moment où nous entrons, l’archimandrite est avec ses moines, rangés devant la porte de la basilique ; il vient d’en faire les honneurs au ministre de Russie arrivé un peu avant nous, et maintenant, précédant le prince Troubelskoï, il le mène dans le couvent à la salle où les hôtes de distinction sont reçus. Nous sommes invités à y entrer avec lui.

Il y a une trentaine d’années que la Russie a obtenu du patriarche œcuménique de Constantinople la cession au Saint-Synode de l’antique monastère de Detchan, la présence de moines russes devant en assurer la protection ; grâce à eux en effet, Detchan a pu traverser sans difficultés les nombreuses crises politiques dont cette région de l’Albanie a été le théâtre au cours du dernier quart de siècle. Mais, maintenant, les moines ne sont pas sans appréhension sur l’avenir ; à la suite de la guerre balkanique, Detchan est devenu territoire monténégrin, et le roi Nicolas a décidé que le couvent devait rentrer en possession des terres qu’il possédait autrefois et que, au cours des siècles, les beys des villages voisins ont peu à peu usurpées. Déjà plusieurs domaines ont été repris aux Albanais, et l’archimandrite se demande s’il n’aura pas bientôt à ressentir les effets de leur animosité.

Tout en causant et en racontant l’histoire du sanctuaire si vénéré dans le monde orthodoxe, Mgr Varsanothi nous offre le thé de la bienvenue et l’eau-de-vie de prunes, la slivovitz, réputation du couvent ; successivement les ministres d’Angleterre et d’Italie nous rejoignent ; mais constamment l’archimandrite est dérangé ; il doit s’occuper de ses autres hôtes. La cour s’est en effet remplie de caravanes, de voitures, de chars ; des missions américaines, russes, anglaises, Croix-Rouges de toutes religions, des médecins militaires français avec leurs infirmières, viennent demander au couvent l’hospitalité pour la nuit. Jamais, aux grands jours des fêtes religieuses, Detchan n’a reçu autant de visiteurs ; il n’y a pas assez de lits. Dans les immenses salles destinées aux pèlerins, les moines apportent de la paille, du foin ; on s’y étend après avoir mangé la tchorba puisée au passage dans les grands chaudrons de cuivre.

Pour chacun des ministres, une chambre a été disposée, cellule très propre, dans laquelle un moine servit le diner.

Peu à peu le silence se fit dans le couvent ; la cour seule restait animée et bruyante ; dans un fouillis de chars, de chevaux, les gendarmes, les guides albanais, les pauvres réfugiés errans, sont pêle-mêle autour de grands feux dont l’éclat, qui s’ajoute à la lumière de la lune, crée des ombres fantastiques. Malgré la gelée, on ne pouvait se lasser de parcourir ces groupes, d’admirer ce spectacle ; mais rentré dans sa cellule donnant sur la montagne, c’était, contraste impressionnant, de calme le plus profond, le silence complet coupé un instant dans la nuit par le bruit de la crécelle appelant les moines à la prière.

Au jour, l’archimandrite passe dans les dortoirs et partout, docteurs, infirmières, Croix-Rouges, se lèvent de leurs couches de paille et c’est, pendant une heure ou deux, dans la cour, la préparation du départ ; avant de se mettre en route, chacun visite l’église. Nous attendons que la foule soit partie pour y entrer à notre tour.

Les moines y chantaient un Te Deum solennel en l’honneur du Tsar dont le représentant se tenait à la place traditionnelle du protecteur de l’Eglise orthodoxe. Les trois ministres alliés vont se ranger auprès de lui ; mais la cérémonie est trop longue, il faut partir, non sans avoir déposé son offrande sur la châsse du saint, devant l’iconostase. Derrière nous, un petit Albanais s’avance et dévotement baise la relique ; mais on s’empare de lui, il volait le billet de cent dinars laissé par l’un de nous.

De nouveau, nous passons par le village aux koulés fortifiés de Detchan et nous nous engageons sur la route d’Ipek. Des orages ont tout dernièrement dévasté la plaine de la Métochie ; il ne reste plus un pont sur la Bistritza de Detchan, ni sur ses affluens, ruisseaux ou torrens que nous devons traverser à gué. A un endroit, la rivière est trop large, le courant trop violent ; des gendarmes monténégrins y sont postés à notre intention ; ils soutiennent nos pas sur quelques planches jetées sur les piles du pont que répare une corvée d’Albanais. Arrivés sur l’autre rive, nous attendons que voitures et bêtes de charge aient pu franchir le courant. Anes et chevaux passent où ils veulent ; on les pousse dans la rivière et ils avancent ; l’eau, rapide, les arrête ; à force de cris, de gestes, on les décide à continuer ; mais l’un d’eux trébuche, tombe, route dans le courant ; tout le long de la rive, gendarmes monténégrins, guides albanais courent, cherchant un endroit peu profond où ils pourront, si la bête n’est pas encore noyée, essayer de la remettre sur pied ; on la sauve, mais la charge s’est défaite ; des valises sont perdues. Pendant ce temps, prudemment, une à une, les voitures s’avancent dans le gué ; sur leurs sièges que l’eau atteint, les cochers paraissent peu rassurés ; grâce à quelques pièces de monnaie généreusement distribuées, des Albanais entrent dans la rivière, tirent les chevaux, poussent les voitures. Enfin tout le monde a passé, et on se remet en route.

Les montagnes que nous longeons depuis Detchan sont maintenant couvertes de neige ; devant nous, d’autres sommets neigeux se dressent. Dans l’angle resserré que forment ces deux chaînes de montagnes, Ipek est comme nichée à quelque distance de la coupure qui laisse place à la gorge de la Bistritza d’Ipek dans laquelle notre caravane devra demain s’aventurer.

Toute la ville est sur pied pour nous attendre, et c’est au milieu d’une cohue bariolée d’Albanais, de Turcs, de Monténégrins que nos voitures défilent. Comme à Diakovo la légation de France est logée chez le curé catholique ; nous y retrouvons notre caravane arrivée sans encombre de Prizrend ; elle s’est augmentée du gendarme que les autorités monténégrines ont décidé de donner comme escorte à chacun des ministres alliés. De la cure, dernière maison de la ville, une prairie s’étend jusqu’à l’ancien patriarcat d’Ipek, placé, comme le monastère de Detchan, à l’entrée du défilé.

Célèbre dans l’histoire de la Serbie, le patriarcat d’Ipek a été jusqu’au milieu du XVIIe siècle le refuge des traditions nationales ; les persécutions turques obligèrent alors le patriarche Arsène Tchernojevitch à fuir avec tout son peuple et à accepter l’asile que l’Autriche lui offrait sur les bords du Danube et de la Save. Autour du patriarcat de Karlovvilz, héritier du patriarcat d’Ipek, les Serbes purent longtemps se développer, mais le joug de l’Autrichien leur est devenu aussi odieux que celui du Turc et, par un singulier retour de l’histoire, Ipek voit maintenant revenir, fuyant devant les Austro-Allemands, les descendans de ceux que les Turcs ont chassés.

Les saintes reliques du roi Stéphane « le Premier Couronné » conduisent l’exode. Apportées du monastère de Stoudenitza par quelques popes serbes, elles sont depuis deux jours déposées dans l’église patriarcale à côté des châsses où sont conservés les restes des titulaires du siège d’Ipek. L’archevêque d’Ipek à la garde duquel sont confiés ces précieux souvenirs de l’Eglise serbe ne cache pas les inquiétudes que la situation qui inspire. Les musulmans et les Albanais ont jusqu’ici respecté l’antique demeure patriarcale, ses églises, ses trésors ; les envahisseurs autrichiens et bulgares auront-ils la même tolérance ? Ne voudront-ils pas faire disparaître ces monumens du serbisme ? Ne chercheront-ils pas à rendre les Albanais complices de leurs crimes ? L’archevêque se rend compte que les Albanais n’attendent qu’un signe pour massacrer Monténégrins et Serbes ; il craint pour sa vie, car il a conscience de n’avoir rien fait pour empêcher les autorités monténégrines de faire trop durement sentir à la population albanaise leur récente domination ; il se prépare à fuir. Abandonnées dans l’église, les reliques du « Premier Couronné » seront emportées par l’armée serbe en retraite et les sentiers neigeux du Tchakor verront les soldats porter à tour de rôle sur leurs épaules la lourde châsse suivie par quelques popes, marchant péniblement, tenant d’une main un cierge allumé, se soutenant de l’autre sur un long bâton et chantant tristement les prières de l’Eglise serbe. Avec son armée, avec son peuple, avec son roi, le « Premier Couronné » marchera ainsi sur la route de l’exode où nous l’avons précédé de quelques jours.

Dès trois heures du matin, le mardi 23 novembre, notre caravane avait commencé ses préparatifs de départ. A six heures et demie, on se mettait en marche. Dans le jour naissant, on passe derrière les bâtimens de l’ancien patriarcat pour s’engager dans la gorge sauvage et resserrée de la Bistritza d’Ipek. Le sentier monte rapidement, et bientôt on se trouve à pic au-dessus de la rivière. La journée s’annonce radieuse ; le ciel, dont par la coupure de la montagne nous ne pouvons voir qu’une faible tranche, est bleu comme l’eau qui coule dans le précipice ; par ce soleil d’hiver, les sommets neigeux qui nous entourent sont d’une blancheur éclatante. Taillé dans le rocher, le sentier est assez bon, mais si étroit que l’on s’étonne qu’il ait pu servir au ravitaillement du Monténégro. Comment une armée en retraite pourra-t-elle passer par un pareil chemin ? Lentement la caravane avance, précédée, suivie par d’autres que l’on aperçoit aux tournans ; parfois elles se rejoignent ; une charge mal disposée est tombée ; la bête immobilisée s’arrête et force tout le monde à s’arrêter. Parfois aussi il faut se serrer le long de la paroi du rocher pour laisser passer de longues files de chevaux non chargés qui, à une allure rapide, reviennent du Monténégro et vont à Ipek chercher, au dépôt qu’y a installé la marine française, la farine, les munitions, le matériel de guerre, amenés à grand’peine de Salonique par Mitrowitza.

Mais peu à peu le sentier devient moins bon ; on ne peut rester à cheval, et bêtes et gens, prudemment, longent le rocher au-dessus du précipice. Vers onze heures du matin, on est descendu au niveau de la rivière, et, dans une petite vallée, au milieu du pittoresque désordre des caravanes entremêlées, on fait une courte halte au han[1] de Kouchichté. Le sentier remonte aussitôt, puis descend, remonte, suivant les sinuosités de la Bistritza, passant d’un contrefort de la montagne à l’autre, tantôt à flanc de coteau, tantôt au sommet. A une heure, on arrive au confluent de la Bistritza d’Ipek et de deux petites rivières dont la principale, la Biéloukha, sort en tourbillonnant d’une gorge étroite et boisée. Ces trois vallées profondes et couvertes de neige forment en convergeant un cirque au milieu duquel, sur un plateau isolé, un han invite à faire une nouvelle halte.

On met pied à terre ; mais à peine avait-on ouvert une boîte de conserves, que l’on voit du sentier dévaler, en file indienne, la petite caravane du ministre des Affaires étrangères ; elle passe à une allure rapide ; je la hèle ; de loin M. Jovanovitch crie : « Nous ne pouvons nous arrêter… Pourquoi ?… Je ne sais, mais mon Albanais ne cesse de dire : Marchons, marchons vite ; il faut arriver aussitôt que possible au han de Belaluka. J’ai confiance en Hassan, je lui obéis sans chercher à comprendre. » C’est à peine si ces mots lancés au passage parviennent jusqu’à mon oreille ; en courant, je reviens près des miens et leur déclare que, sans perdre un instant, nous devons suivre la petite caravane. Hassan a évidemment une raison pour être aussi pressé ; nous le saurons plus tard ; pour le moment, il n’y a qu’à faire comme lui et à marcher. Je préviens dans le han mon collègue d’Italie, qui, malgré sa fatigue, se décide à me suivre, et nous nous mettons en route, M. Zarzecki[2], dont le cheval est le plus rapide, prenant les devans.

Le sentier monte en lacets dans la neige ; jusqu’au haut de la colline, nous marchons avec le soleil dont les rayons faiblissant atteignent au-dessus de nous le sommet de la forêt séculaire qui ferme l’horizon. Ils n’ont dû pénétrer qu’un instant dans le fond de la vallée de la Biéloukha, véritable gouffre resserré entre ces deux montagnes boisées. Nous descendons dans l’ombre la pente rapide qui, en peu d’instans, nous amène au bord de la Biéloukha ; l’eau coule avec violence, faisant sur les rochers un bruit de tonnerre ; par un petit pont de bois, nous changeons de rive ; la gorge se resserre encore, laissant à peine la place du sentier qui se faufile à travers les arbres majestueux à pic au-dessus du torrent. La beauté farouche du site saisit ; un sentiment de terreur magique nous étreint ; les bords de l’Achéron ne devaient pas être différens. Il fait nuit, et il est à peine deux heures. Il commence à geler ; ces fonds, que les rayons du soleil avaient un instant réchauffés, vont être bientôt un champ de verglas. Le sentier devient glissant ; Hassan avait bien raison : par ce soleil d’hiver, il fallait avoir passé le fond du gouffre avant que la glace n’eût pris. Sa petite caravane a pu sans difficultés franchir la zone dangereuse. Quand nous arrivons, le verglas ne faisait que commencer. Nous avions mis pied à terre ; nos chevaux glissent, tombent, se relèvent pour retomber. Un groupe d’officiers nous avait rattrapés, nous leur barrions la route ; ils s’impatientent, veulent nous dépasser ; leurs chevaux tombent à côté des nôtres ; cinq, six, sept chevaux se heurtent sur le sentier en bonds désordonnés ; enfin, les officiers passent ; nos chevaux, à leur tour, se ressaisissent, mais pour glisser de nouveau ; l’énervement prend hommes et bêtes ; sortira-t-on de ce passage infernal ? Le chemin est de plus en plus difficile, plus raide, plus étroit ; deux fois, le cheval qui porte la caisse des chiffres risque de tomber dans le gouffre. Il faut débâter la bête épuisée, et l’un de nous porte la caisse sur son dos. On avance pourtant, en titubant sur la glace ; enfin, la neige n’est plus glacée. On peut marcher sans glisser, et, en nous réjouissant d’être sortis de ce pénible passage, nous pensons avec angoisse aux difficultés que rencontreront ceux de nos compagnons qui s’y risqueront après nous, à une heure où le verglas sera devenu plus dangereux encore.

Le sentier longe maintenant la Biéloukha ; un instant, la gorge s’élargit, et dans cette sorte de clairière est posée une misérable petite baraque de planches ; deux ou trois Albanais, à la mine patibulaire, se montrent sur la porte ; des voyageurs passeront la nuit dans ce bouge et seront heureux de l’accueil qu’ils y trouveront ; le han de Belaluka est plus loin ; espérons qu’il nous offrira plus de confort. De nouveau, nous traversons la Biéloukha sur un pont branlant ; et nous gravissons dans la forêt un sentier qui paraît n’avoir pas de fin. De loin en loin un Albanais passe, armé jusqu’aux dents : que cherche-t-il sur ce chemin ? Il salue au passage et à notre question : « Le han est-il encore loin ? » nous recevons invariablement la même réponse : « Blizou ! prèsl Belaluka est tout près ! » Mais jamais on n’y arrive. Enfin du coteau Où nous sommes, nous voyons sur la colline opposée deux chaumières ; il est cinq heures. Le jour finit ; il était temps d’arriver. Mais il n’y a plus de place, des caravanes nous ont précédés et se sont installées ; hommes et bêtes se sont mis comme ils ont pu à l’abri. Allons-nous être obligés de regretter la baraque de la clairière ? Mais à quelques centaines de mètres plus loin, près d’une source, se dresse une petite maison neuve ; on nous y appelle ; c’est Zarzecki qui, l’ayant découverte, l’a fait déblayer de la terre qui recouvrait encore les planchers ; il a loué pour la nuit, au prix de 0 fr. 50 par voyageur, les deux chambres du premier et seul étage, et il nous fait avec joie les honneurs de notre gîte. Cette pièce, la plus grande, sera pour le ministre des Affaires étrangères, sa femme et son fils ; Italie et France auront l’autre ; quant à la salle du rez-de-chaussée, elle abritera nos gendarmes, nos gens de la caravane, nos bagages et sans doute aussi maint voyageur. Maintenant, dans l’autre pièce, qui a bien 3 mètres de long sur 2 de large, on s’installe, on sort les couvertures, on dresse les lits de camp et, pour ceux qui n’en ont pas, on apporte de la paille qui, pour la nuit, rendra plus moelleux le plancher grossier ; la théière bout, les boîtes de conserves sont ouvertes et bientôt le dîner est prêt. Mais les heures passent ; où sont nos compagnons ? Vers huit heures, arrive le ministre de Russie, avec son secrétaire, il reçoit l’hospitalité chez le ministre des Affaires étrangères, et il raconte les difficultés qu’il a rencontrées sur sa route ; un de ses chevaux est tombé dans le gouffre ; sa caravane n’a pu passer qu’à grand’peine. La caravane anglaise, qui arrive un peu plus tard, a plus souffert encore. Mais qu’est devenu le ministre d’Angleterre ? Son secrétaire s’inquiète ; sir Charles s’est-il perdu ? Comment aller à sa recherche ? L’obscurité est complète ; il n’y a pas de guides ; les gendarmes auxquels on nous a confiés font pour la première fois le voyage ; ils ne veulent pas se risquer la nuit dans cette forêt si impressionnante. Si seulement on avait quelques torches pour faire des signaux ? Quelqu’un suggère que sir Charles sera peut-être resté dans la baraque de la clairière : cette hypothèse ne rassure qu’à demi ; il est dix heures ; Keeling veut absolument aller au secours de son chef ; il s’est habillé, armé ; mais on entend des appels autour de la maison. C’est le ministre d’Angleterre qui arrive. Avec quelle joie on le voit paraître. On l’entoure affectueusement, l’un lui tend du thé, un autre un bol de bouillon, un autre lui verse un peu d’eau-de-vie ; épuisé, à bout de forces et en proie à une réelle émotion, il prend tout ; vite, il se remet et ranimé, réchauffé, il avoue qu’il s’est cru perdu. Retardé par le verglas, resté seul, ne trouvant plus la piste dans la neige, il avait passé de tristes heures dans la forêt jusqu’au moment où la Providence l’avait fait rencontrer par un Albanais, qui l’avait ramené jusqu’à nous.

Mais il est tard ; les ministres de Russie et d’Angleterre s’allongent avec leurs secrétaires sur la paille, à côté du ministre des Affaires étrangères, de sa femme et de son fils ; tandis que dans la pièce voisine, les ministres d’Italie et de France et leurs cinq compagnons, secrétaire, consuls, drogman, domestique, pêle-mêle, s’étendent côte à côte.

Le réveil fut facile ; à quatre heures du matin, tout le monde était debout. Dans la nuit glaciale, on assiste aux préparatifs du départ ; la mise en marche d’une caravane demande en effet à être surveillée ; chaque charge doit être vérifiée avec soin, si l’on veut diminuer les chances d’accident en cours de route ; mais l’obscurité ralentit l’opération ; une heure, deux heures se passent au milieu des allées et venues, des cris, des disputes de nos Albanais ; enfin, chevaux de selle et bêtes de charge sont prêts ; l’une après l’autre à partir de six heures, les caravanes se mettent en route. La neige est glacée, les chevaux glissent, nous marchons à côté d’eux, et, le jour paraissant, nous voyons peu à peu se dresser devant nous l’immense barrière du Tchakor qu’il va nous falloir franchir.


Auguste Boppe.
  1. Ce mot, qui vient du turc, signifie un abri, un refuge, une ombre de caravansérail, qui se trouve généralement dans les endroits isolés.
  2. Vice-consul détaché à la légation de France.