Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 7-31).
II.  ►

CHAPITRE PREMIER


Au milieu de l’étalage d’un magasin de tabacs et cigares, dans le bas de la chaussée de Waterloo, à Saint-Gilles-lez-Bruxelles, un écriteau jaune portait en lettres noires :

QUARTIER GARNI
À LOUER
PRÉSENTEMENT

Charles Lévé de Gastynes, ce clair matin de juillet 189…, s’arrêta, l’œil attiré par l’écriteau, et contempla le magasin. Il était enseigné : « À la bonne source. — Odon Flagothier-Neerinckx ».

C’était une ancienne boutique, avec quelque luxe, un air avenant de propreté laborieuse : croisées de fenêtres divisées par une armature de fer, carreaux de vitre — et non glaces, comme les devantures de la plupart des autres maisons commerçantes de cette vieille chaussée de faubourg, déjà aux trois quarts rebâtie et modernisée. La porte d’entrée, à deux vantaux, s’ouvrait entre les deux vitrines.

Charles poussa cette porte, ce qui fit tinter la petite sonnette d’avertissement, passa le seuil de pierre creusé par les pas des clients et pénétra dans la boutique.

L’odeur particulière aux magasins de tabacs le saisit : l’odeur âcre et sucrée provenant de la fermentation des cigares humides, trop vite séchés au feu dans leurs coffrets vernissés ; les étalages apparaissaient ici comme deux cabinets de musée, fermés vers l’intérieur par des panneaux de verre glissant dans des rainures.

La montre de droite était pour les marchandises ordinaires ; celle de gauche pour l’article « de luxe ».

Dans celle-ci, sur des tablettes superposées horizontalement en planches d’étagères, au moyen de fers en T, des paquets de cigarettes échafaudaient, vert, argent et rouge, leurs pyramides fragiles, séparées par des retranchements de cahiers de papier Riz-Lacroix et de papier Persan ; des coupes de cristal présentaient le Richmond, blond comme la paille de l’avoine mûre, laissant pendre des filaments chevelés ; le Roisin, âpre et roux ; l’Appelterre, foisonnant, couleur d’acajou ; le « fin jaune », en bouffettes frisées et peluchantes ; l’Obourg, poussiéreux et épais ; le Haarlebeke, noir, gras et comme luisant de nicotine.

Des boîtes de cigares ouvraient leurs couvercles, historiés de médailles-récompenses, en colliers et en grappes, de têtes créoles soigneusement coloriées, d’inscriptions espagnoles aux mots en « dor » et en « ja » ; c’étaient les cigares fins qui rendent l’oisiveté légère, donnent des rêves, enveloppent et endorment la tristesse, les cigares dont la fumée a un arôme exotique, pénétrant, subtil et précieux, destiné à se mêler agréablement au parfum concentré des mokas et des liqueurs.

Plus haut, sur les rayons des étagères, des « écumes véritables », élégantes, aux bouts d’ambre clair, pareilles à des bijoux délicats, présentées du bout des pinces par de légers supports métalliques, voisinaient avec des « asbestes » aux tons chauds et polis, avec des « bruyères sculptées » ; un narguilé à carafe de cristal, autour duquel serpentait l’enroulement d’un long tuyau, posait comme une pièce de musée, pour l’œil visionnaire des rapins et des jeunes littérateurs saint-gillois qui venaient stationner devant lui, rêvant de le bourrer de tabac de Latakié et de le fumer parmi des coussins, en évoquant les beautés d’un séraï de Constantinople.

Le fond de la vitrine de droite était occupé par un baricaut où, symétriquement disposées en ronds concentriques, luisaient les rolles, encore humides et comme vernissées de sauce, les rolles savoureuses, gloire de la Bonne Source.

Tout autour, des pipes communes s’offraient dans des compartiments formant une étoile à cinq branches : les pipes de Nimy, les humbles pipes avec lesquelles les ketjes font des bulles de savon ou que tettent le commissionnaire et le charretier ; les pipes Cambier ; les Jacob, à trente centimes, dont les têtes long-barbues, emmanchées à des tuyaux de merisier, s’avivent de touches d’émail ; puis de grosses bouffardes sans talon, à peine dégrossies, taillées en plein bois : des pipes pour hondendief, disait, méprisante, madame Flagothier ; puis encore des « imitations d’écume » en bonne craie d’Uccle-Calvoet, à embouchure de verre ou de celluloïd — et aussi de frêles pipes de Hollande, aux minces tuyaux tournés en spirale triple, cadeaux obligés aux clients, le jour du traditionnel lundi perdu.

C’était aussi la montre des cigares vulgaires : les hollandais, courts et replets, enrobés de Sumatra, cigares d’employés, à sept pour cinquante centimes ; les énormes cigares enroulés dans du papier de plomb, longs comme des bâtons de chaise et qui réjouissent les farceurs ; les « purotinos » et les « stinkadors » à un franc cinquante le cent ; puis encore les cigarettes faites de déchets de tabac, les « vijf veu ne cens » convoitées par les gamins de l’école communale, encloses dans un simple ruban de papier à chandelles.

Dans le sens de la longueur de la boutique, deux comptoirs parallèles : sur celui de droite reposait une boîte à couvercle de verre, qui prenait toute la tablette ; on y voyait, délicatement déposés sur un fond de peluche et d’ouate rose, telles des pièces de médailliers, des étuis à cigares, à rudes papilles ou en fine peau de veau, fleurant le cuir de Russie et le canepin ; des moules à cigarettes, nickelés, bien à l’abri de l’humidité, pour que se conservât la puissance du ressort ; des fume-cigarettes d’ambre cerclé d’or dans des écrins ouverts ; des cigarettes de dames, minces, en tabac turc, longues et blanches, dans des coffrets de carton, décorés de croissants d’argent ; des boîtes d’allumettes en métal, des tabatières d’écaille, de buis et de corne. Sur l’autre comptoir s’érigeait, un appareil monumental, tout en cuivre : un fût central, en potence, supportait trois balances à fléau, la plus grande au milieu, les bassins ronds des plateaux suspendus à la verge par des chaînes de cuivre. Ces balances vénérables, dont Mme Flagothier faisait « blinquer » le cuivre jaune en le frottant plusieurs fois par jour avec une peau de chamois, ainsi que le pot à feu empli de longues allumettes soufrées, contribuaient à donner à la boutique cet air un peu vieillot contrastant avec les « magasins » déjà « esthétiques » du voisinage — et qui avait requis Charles Lévé de Gastynes.

Cependant, dans la paix de la boutique silencieuse, odorante, propre et nette comme l’intérieur d’une boîte de trabucos, arriva le bruit d’un pas rapide descendant un invisible escalier et presqu’aussitôt Rose, la belle Mme Rollekechik, comme on l’appelait dans le quartier, parut, un peu essoufflée.

— Vous devez m’excuser, dit-elle à Charles ; j’étais justement en train pour m’habiller quand j’ai entendu aller la sonnette.

Il la regardait curieusement, intéressé par ses beaux yeux bruns pailletés d’or, un peu vides de pensée, mais qu’on devinait capables de s’emplir lumineusement de tendresse, par ses bras fermes, ronds, par son nez un peu petit, au bout légèrement retroussé et amusant, un nez flaireur de plaisirs paisibles et avouables.


Rose Neerinckx
(Madame Rollekechik)



Elle était odorante comme un bouquet, le parfum des eaux de toilette se mêlant à son odeur de femme saine et bien en chair ; elle avait la main courte et grassouillette, une main sans doute dure aux pressions, molle aux caresses.

Un Rubens, cette Madame Rollekechik ; toute la robuste esthétique de la plantureuse race de la plaine flamande. Sa manière de meurtrir la langue française, sa façon de « parler flamand en français » donnait à ce qu’elle disait un ragoût particulier, un pittoresque savoureux, encore qu’étrange.

Mais ce qui la particularisait jusqu’à s’imposer dès la première rencontre, c’est qu’il émanait d’elle de la bonté, de la bonté souriante, brave et gaie, une « honnêteté » enveloppante. On devinait, au clair regard de ses yeux rieurs et confiants, un être affectueux sans phrase, dévoué sans calcul.

Charles Lévé de Gastynes lui dit : « Je suis entré parce que j’ai vu l’écriteau. Puis-je visiter l’appartement que vous voulez louer ? »

À son tour, elle dévisagea : petit, distingué, l’air fatigué pour ses trente-cinq ans, fin de reins, la poitrine étroite, les mains blanches, la figure longue, déjà flétrie, les lèvres pâles et minces sous l’ébouriffement blond de la moustache soignée, au demeurant sympathique par son air de lassitude un peu souffrante et de correction sans pose.

Elle répondit : « Si c’est pour visiter le quartier, vous devez causer mon mari ; c’est lui qui s’occupe avec ça. »

Tandis qu’elle se dirigeait vers le seuil de l’arrière-pièce, il remarqua sa nuque de brune, charnue et ambrée, savoureuse de ton comme un fruit doré par l’automne.

Elle cria :

— Odon, il y a un monsieur pour visiter.

Une voix lointaine répondit : « J’arrive. »

Elle revint au comptoir en expliquant préventivement :

— Faites seulement pas attention à son costume ; c’est le jour oùs’ qu’il cuit les rolles : ça est toute une affaire.

Mais un client qu’à son odeur et à son tablier, on reconnaissait pour être cordonnier, entra et demanda « pour dix centimes de fleur de comptoir » — une espèce de tabac dont Charles n’avait jamais entendu parler. Il vit Rose passer sur la tablette du comptoir sa dextre disposée en cornet, la promener en rasette, balayer en tas et ensacher les déchets des divers tabacs que les précédentes pesées avaient laissés autour des balances.

— Une chic machoufelke, ça Madame est tout de même, est-ça pas ? dit, en clignant de l’œil, le cordonnier à Charles, tandis que Rose, habituée à la familarité rude de pareils compliments, fermait, en souriant paisiblement, le sac de « fleur de comptoir ».

Comme le cordonnier s’en allait, joyeux de vivre, la porte de l’arrière-pièce s’ouvrit et montra Odon Flagothier : bien découplé, la charpente forte, l’air gai, l’œil bleu bien ouvert, la bouche goguenarde. Ses mains, enduites d’une couche de sirop d’un brun noirâtre, répandaient une odeur balsamique ; ses reins étaient ceints d’un tablier bleu. Odon Flagothier semblait ravi d’être ainsi surpris dans l’exercice de ses fonctions de cuisinier en boudins de tabac ; il tirait vanité de son art à saucer les rolles ; il prétendait posséder un secret qu’un bossu lui avait transmis à son lit de mort ; il disait cela d’un air mystérieux, d’un air de confidence, sans qu’on sût s’il se moquait. Ses rolles avaient une renommée dans le monde des chiqueurs : il possédait une clientèle unique de façadeklachers, de militaires et de garde-ville.

Charles visita le « quartier à louer » : une chambre à coucher donnant sur la cour ; une pièce, prenant jour sur la rue, qui pouvait servir de salle à manger ; une autre, propre à un bureau, et un cabinet de débarras, le tout d’aspect modeste, sans élégance. Au mur, çà et là, des petites horreurs (objets d’art chers à Mme Rollekechik) dont le jeune homme se promit in petto de se débarrasser. Mais les rideaux des fenêtres et du lit, comme les housses au crochet recouvrant les sièges, étaient d’une blancheur sans souillure ; le parquet ciré, d’une netteté remarquable : « on saurait manger par terre », dit avec quelque fierté Mme Rollekechik.

Charles arrêta l’appartement, remit à Flagothier sa carte de visite sur laquelle celui-ci lut, non sans quelque surprise : « le baron Charles Levé de Gastynes », paya un terme d’avance et annonça que, dans l’après-midi, il ferait porter ses malles et valises restées à l’hôtel.

Comme ils descendaient, à trois, l’escalier, il crut être agréable à Flagothier en lui demandant quels ingrédients entraient dans la sauce de ces rolles dont l’odeur aromatique, grasse et chaude, embuait la maison.

— Du brou de noix, n’est-ce pas ?

— Il y a un peu de tout, dit évasivement, à la volée, Rose.


ODON FLAGOTHIER



Mais Odon avait pris un air mi-grave, mi-goguenard :

— Oui… du brou de noix… et bien des trucs encore : tous les fabricants de
tabac vous renseigneront ; mais moi j’ajoute autre chose, et ça, ils ne le savent pas… Et puis, il y a des mots qu’il faut dire sur la marmite pour que la sauce réussisse.

— Quels mots ?

— Odon parut fâché de l’indiscrétion ; il hésita un bon moment, puis il dit, froidement :

— Ils sont marqués dans mon livre de prières : la première fois que je m’en servirai, je vous promets de vous les donner à lire.

Rose souriait, pressentant une farce.

— Vous vous en servez souvent, de votre livre de prières ? dit Charles.

— Chaque fois que je vais à l’église.

— Et quand y allez-vous, à l’église ?

— Je n’y vais jamais.

Satisfait de son effet, il se frotta les mains silencieusement, jouissant de la figure étonnée et souriante du jeune homme, qui prit congé d’eux en se disant qu’ils avaient l’air de braves gens.

Mme Rollekechik riait de bon cœur. « Ça est tout de même un vieze, cet Odon ! » dit-elle tout haut, quand il retourna à sa marmite et elle à son comptoir.

La jovialité simplette de Rose s’amusait de ces « zwanzes ». Son mari en prenait du prestige ; quand il avait fait de la peine à Rose, — et il lui en faisait sans trop se gêner, à l’occasion, — il savait, d’un mot, se faire pardonner en l’obligeant à rire.

Au fond, il n’était pas égoïste ni mauvais ; il avait simplement le sentiment arrêté de la supériorité du mari sur l’épouse, une suffisance un peu dédaigneuse, qu’il tenait sans doute de ses ancêtres paysans. Il accordait que la femme aimât, avec de la tendresse déférente plutôt qu’avec de l’abandon, mais jamais que l’homme lui fît sa soumission : l’homme devait être tel qu’il convient que le maître soit.

Odon aimait le violon, le sexe, l’histoire salée et le bock et, sans être paresseux, détestait la fatigue du travail.

Rose s’accommodait très bien de cette vie ; elle avait accepté son lot presque avec joie, n’ayant pas eu la conception d’une autre existence.

Elle vivait ainsi depuis dix ans dans le paisible exercice de son commerce, sagement amoureuse de son mari, déshabillée vingt fois chaque jour par les regards de certains clients, ce dont sa pudeur de femme, sûre d’elle-même, ne songeait pas à s’offenser ; elle offrait, avec l’article et le sourire, la phrase classique : « Est-ce que vous croyez qu’il va encore dracher ? » ou : « Beau temps, n’est-ce pas, Monsieur ? Si ça savait seulement durer… »

Vers 5 heures, Charles arriva dans un fiacre chargé de malles ; il disposa lui-même, tiroirs et armoires, en garçon soigneux, son linge, ses vêtements, ses livres.

En ouvrant un placard, à droite de la cheminée, un énorme placard qui tenait toute la hauteur de la pièce et dont Rose avait dit le matin, sans que Charles fît grande attention : « Celui-là est réservé pour nous autres, » il trouva, rangés sur ces rayons, des amoncellements de paquets de cigarettes, toute la réserve du magasin. Et il se mit à examiner, à flairer, à palper l’un après l’autre ces paquets évocateurs, légers et odorants, venus des quatre coins du monde : les cigarettes de la régie française, jupes d’argent en fourreau sous une robe écarlate, fortes, propres et administratives, portant, comme des tatouages, la marque bleue, en losange, du timbre de la manufacture d’État ; les Espagnoles au corselet bleu clair, empapillottées de papier de soie brun, chiffonnées et toilettées à la hâte — ollé ! — entre deux airs de zarzuella, par des Carmen énamourées et nerveuses, dans le rais de soleil traversant l’atmosphère empoussiérée d’un atelier de Séville ou de Lérida ; les cigarettes de la Semois, rustaudes et pataudes, pointillées de taches de rousseur, roulées par de gros doigts, évoquant la sagesse symétrique des plants de tabac surveillés par les agents du fisc, les feuilles recroquevillées — palmes devenues lanières — de la luxuriante, souple et débordante plante à Nicot, étonnée d’être domestiquée sous un ciel du Nord, d’être cultivée à l’instar d’une betterave et d’un panais ; les Égyptiennes, avec, au bout, des effilés de cheveux courts et blonds dépassant le col blanc et raide d’un costume tailleur ; les Turques, dans des cartons laqués, chargés de moucharabies, de rosaces couleur de cèdre et de santal, parmi des effigies de grands prix et de prix d’honneur, en or mat ; de longues cigarettes Suisses sans papier, sèches et noueuses comme des jambes d’alpiniste, d’un arôme si fort qu’il faut ne les fumer qu’au grand air réparateur des fraîches altitudes ; des Algériennes, enfermées dans un sac d’un bleu pris au ciel de Blidah, coloniales, pratiques, économiques et vulgaires, propres à piquer la langue des sous-offs en pantalons rouges, buvant leur absinthe aux terrasses des cafés français de Constantine.

Pour ranger ses malles, Charles requit l’aide de la servante. Il fit ainsi la connaissance du dernier habitant de la maison : la servante Adélaïde.

Adélaïde marquait 40 ans, si tant est qu’on pût donner un âge à ce corps qui semblait sans sexe, à cette face qui ahurissait par sa complète et sereine stupidité. Son profil était celui d’un veau qui tette. Ses yeux, sans couleur précise, faisaient deux boules gélatineuses sous des paupières enflammées : des joues en peau de melon et des yeux en boyaux de poulet, disait Odon.

Il avait fait aussi cette juste remarque que, même quand il faisait beau temps, on aurait toujours dit, en regardant Adélaïde, qu’il avait plu dessus.

Celle-là, au moins, Rose était sûre qu’Odon ne l’embrasserait pas dans les coins et ne filerait pas derrière elle, dès qu’elle irait « faire les chambres ».

Une longue et savante trituration dans le mortier du langage bruxellois, par le pilon wallon et le pilon flamand, avait fait du vocable Adélaïde une phonie informe, une appellation lamentable et cocasse, quelque chose que l’on pourrait orthographier : « Adla-Hitt » avec une H fortement aspirée.

Cela ressemblait à un cri de guerre sioux ou comanche. Ce cri, lancé à de certaines heures par Rose, d’une façon particulière, traversait la maison, trouait les paliers, perçait les planchers, de la cuisine au toit. Un « me v’là, Madame » angoissé, lui échotait. Aussitôt, un déluge de reproches, de plaintes et de menaces éclatait : Mme Rollekechik servait à Adla-Hitt son « plat du jour ».

Rose, si vraiment bonne, si universellement indulgente, était passée maîtresse dans l’art de « ramasser les sujets ». À son sens, cela faisait partie de ses devoirs de bonne ménagère. Elle tenait ça de sa mère, Eulalie Neerinckx, dite Kiekepoutje. Elle l’avait vue et entendue, dès son enfance, sa mère, se livrer à cet exercice, sans brutalité d’ailleurs, sans mots poissards, sans colère, plutôt par hygiène.

Cela crevait sur Adla-Hitt ainsi qu’une nuée d’orage, en à-coups pressés et sonores, ou en mots menus qui crépitaient tels des grelons sur un toit de serre.

Cette drache tombait en moyenne une fois par jour, vers les 10 heures du matin ; le dimanche, deux fois, parce que c’était jour férié.

Adla-Hitt se mettait au port d’armes, la lippe pendante, l’œil atone dès qu’elle sentait arriver la dégelée ; elle la recevait avec une patience stoïque et une


La servante Adla-Hitt



résignation imbécile. Cette attitude excitait Rose, secouait sa verve, lui permettait un soulagement complet, salutaire et même bienfaisant. Elle n’aurait pu se passer d’Adla-Hitt ; elle l’aimait beaucoup ; pour rien au monde, elle n’eût voulu lui faire de la peine.

— Si vous m’entendez quelquefois un peu crier sur elle, vous devez pas faire attention, avait-elle dit à Charles : c’est une fille qui a besoin qu’on gueule un peu dessus de temps en temps ; sinon on saurait plus de chemin avec.

Souvent, quand elle avait fini, Odon prenait son violon et jouait un petit air pour dire que tout allait bien.

Le crépuscule tombait quand Charles referma le placard. Il s’accouda à l’une des fenêtres donnant sur la rue et, longuement, il regarda la chaussée aux pavés gras, aux trottoirs presque toujours humides, la chaussée par où, depuis des siècles, la Victuaille pénétrait dans la ville. Toujours elle avait dû être ainsi : jonchée de restes de légumes et de reliefs de fruits mûrs, parsemée de la paille et du foin des emballages, odorante du fumier des bêtes, des senteurs des viandes et des poissons, de l’arôme violent des végétaux bons à manger.

Deux « distilleries », dont le zinc était, matin et soir, assiégé, ouvraient sur le trottoir leurs portes rondes et basses par où s’exhalait, sur la chaussée, un air empuanti et chaud, lourd d’alcool et de culots de pipes.

Le soleil couchant dorait la chaussée d’une lumière tiède, déjà affaiblie ; l’assoupissement des rumeurs de la rue, par cette fin d’une journée de travail, coïncidait avec l’apaisement du jour ; c’était une sorte de trêve, une préparation à la vie nocturne ; le gaz rouge, le pétrole jaune, l’électricité lunaire allaient remplacer le soleil.

Il faisait bon vivre, une mansuétude tombait du calme ciel ; l’heure était indulgente et tendre ; c’était un intervalle de détente, où chantait la mélopée paisible et lente des crieurs annonçant les journaux du soir.

Et Charles songea à une vie nouvelle, une vie de repos bourgeois, à l’abri des fièvres, à l’abri des misères déjà souffertes.

Il entra dans la pièce qui regardait les cours du quartier. Le ciel, dans plus d’espace, étalait les féériques nuages que le crépuscule incendiait. Sur un damier de petits jardins aux gazons maigres, enclos de murs irréguliers, des marronniers arrondissaient, en boule, de grosses têtes feuillues ; ici, c’était une douceur un peu triste, parce qu’il y avait plus de silence et d’immobilité.

Et tout à coup, dans cette paix, des notes de piston déchirèrent l’air, sur un rythme canaille et sautillant, tandis qu’un tambour se mettait à ronfler éperdûment sous des baguettes et que retentissaient des éclats métalliques de cymbales, ponctués de coups sourds de mailloche. En même temps, un dôme de toile grise, que Charles n’avait pas encore aperçu, se mit à tourner sur lui-même : Charles reconnut le toit d’un manège de chevaux de bois, installé dans l’arrière-cour d’un cabaret dont la façade principale était en bordure sur l’avenue de la porte de Hal.

Le charme enveloppant du beau crépuscule fut rompu.

Charles ferma sa fenêtre.