À l’ombre de mes dieux/Le corps humain

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À l’ombre de mes dieuxLibrairie Garnier frères (p. 42-46).


LE CORPS HUMAIN

« Il n’y a qu’un temple dans le monde et c’est le corps de l’homme. »
Novalis


 
Puisque, de son exil injuste revenu,
Le corps peut se produire au jour exempt de blâme,
Ne rougis plus, jeune homme, accepte d’être nu,
Et descends dans le stade ouvert qui te réclame.

Va conquérir le prix du disque glorieux,
Ô fils favorisé de la Sainte Nature,
Et, libéral comme elle, atteste à tous les yeux,
La part de Ciel qui loge en l’humaine structure.

Et vous, qu’un dogme absurde attelle à son tourment,
Cerveaux, en qui s’obstine un préjugé tenace,
Libérez-vous d’un millénaire aveuglement
Et venez contempler la Créature en face !

 

Affrontez le prodige inouï de la Chair
Vivante, autre soleil à la flamme éblouie.
Voici le front hardi, les yeux chargés d’éclairs,
La bouche armée et la narine inassouvie.

Voyez l’air de défi qui sort du cou fumant,
Les remous écumeux de la crinière noire,
La souplesse du torse et le rayonnement
De la poitrine au double entablement d’ivoire.

Voyez les bras noueux, formidables étaux,
Faits pour étreindre ou pour agir dans la mêlée,
Et la cuisse exercée à dompter les chevaux,
Et les genoux par qui la Terre est ébranlée.

Admirez le relief et les câbles d’airain
De l’épaule où l’Éther appuie et tord ses ondes,
L’impulsion ailée et le branle sans fin
Des pieds, électrisés d’une ardeur vagabonde.

Les mots ne comptent plus. Je chante en liberté.
Voici le flanc, réplique exacte de la lyre,
Où, réservoir de Force et clé d’Éternité,
Le Pouce créateur établit son Empire !


Tout l’ensemble frémit d’un noble emportement ;
On dirait d’un navire enflammé d’énergie,
Lancé pour conquérir un nouveau Firmament,
Toutes voiles dehors, sur la mer élargie !

Ô chef-d’œuvre éclatant devant qui tout s’éteint,
Que pèse à ton regard tout ce que l’on renomme
De trésors, de joyaux, de villes, de jardins,
Que pèse un Astre même au prix du corps de l’Homme ?

Et toi, prends conscience ici de ta Beauté,
Jeune homme, et de ton or reste ébloui toi-même,
Mais que ce soit, pour mieux féru de volonté,
L’accroître et le conduire à son éclat suprême !

N’écoute pas le sot privé de jugement
Ni l’être timoré qu’un scrupule imbécile
Pousse à dire : « L’Esprit importe seulement ! »
L’esprit sain ne fleurit que d’une saine argile.

Cultive ta paroi comme on fait d’un verger,
Que l’herbe parasite y soit anéantie,
Afin qu’à flot multiple on voie un jour ployer
De fruits miraculeux ta branche appesantie.


Pour mieux dire, imagine un vase de cristal
Qui frémit au toucher d’une voix nette et pure,
Mais qui demande un soin constant et virginal,
Tant il s’enroue à la première égratignure.

Choisis dans le Musée un marbre consacré,
Que ta chair malléable en reçoive l’image.
Nourris-en ta ferveur et, degré par degré,
Cherche à lui ressembler chaque jour davantage.

Le trait rectifié fait naître une vertu,
La raison s’ennoblit d’une ligne épurée,
Ce que le muscle obtient d’un labeur assidu
Se reflète dans l’âme en puissance éthérée.

Ton corps est un dépôt que tu reçus des dieux,
Tu le dois à ta race, à ta patrie, au monde ;
Y laisser s’implanter le Mal insidieux,
C’est détruire l’espoir où l’avenir se fonde.

Les générations qui dorment dans ton sang,
Et qui, sous ton écorce, y méditent leur course,
Crains d’en rendre à jamais le mérite impuissant
Et d’en empoisonner le fleuve dans sa source.


Si quelque plaie envenimée un jour t’époint,
Si ta lâcheté cède au vice inextricable,
Étouffe ta semence et ne tolère point
Que par toi s’éternise une angoisse incurable,

Mais si, mieux pénétré de ton auguste fin,
Tu maintiens ton argile en nette résonnance,
Ô jeune homme, tu te fondras dans le divin
Et l’univers purgé sera ta récompense !