III modifier

15 juin.

Chacun des deux édifices de Vat Phu qui se trouvent sur la première assise est bas, long, sur un soubassement aux moulures puissantes. Les toitures sont écroulées. Au milieu, un perron dresse quatre colonnes qui penchent. De grands murs sans aucun ornement se couronnent d’une frise qui, bien que délicate, prend une richesse particulière. L’ensemble est d’une noble élégance.

Voilà une description exacte et froide. Que l’on considère pourtant tout ce qu’il m’aurait fallu faire pour l’exprimer en peinture. Serais-je parvenu à transcrire cette « noble élégance » ? Je continue.

Ces pierres de grès lavées par les pluies, brûlées de soleil, ont pris, de siècle en siècle, des tons d’une finesse infinie. Mon pinceau serait-il assez habile pour rendre ce « gris d’une finesse infinie » que ma plume n’a qu’à mentionner ? Voilà pourquoi les peintres se mêlent parfois d’écrire.

Au-delà du temple, le flanc du mont où il fut édifié, monte dans des nuages perpétuels. Des roches qui surplombent le sanctuaire, une eau fraîche coule goutte à goutte. La psalmodie d’un bonze, accroupi à l’entrée d’une grotte, descend jusqu’à moi. Une brise légère plisse l’eau du grand lac où plonge le pied du mont. Elle apporte, on ne sait d’où, des parfums de citronnelle et de frangipanier. Et la vue s’étend sur la plaine, la vallée du Mékong et l’horizon bleu des montagnes des Boloven.

Notre édifice est dans son cadre. Comprend-on désormais le charme de sa simplicité et tout le caractère qu’expriment dans le crépuscule ses colonnes qui penchent ? Comme il est bien là, ce temple dominant le pays, et se mêlant un peu à la verdure qui bleuit.

Maintenant, de la plaine, arrive le son des grelots des buffles. L’horizon se violacé. La psalmodie du bonze s’est éteinte avec sa robe jaune. La brise est tombée. Le lac dort sous un voile qui se déchire aux arbres de la rive. Tout s’efface : l’édi fice, les grands escaliers, les monstres gardiens, le sanctuaire, là haut, dans les arbres fleuris et le mont et la plaine. Et par dessus tout est monté, venant dé l’horizon, le crissement des cigales.

Dirai-je qu’en ces instants mon âme tranquille est envahie d’une joie absolue ? En un tel cadre lointain et perdu, je distingue, par delà le lac, le feu de mon campement. Je suis là pour demander et trouver, s’il se peut, leur secret aux choses et le dire. Alors, ravi par mon enthousiasme, voyageur qui passe où ceux de son pays ne vont pas, ne dois-je pas, pour tâcher de garder la trace des heures généreuses, demander à toutes mes facultés un maximum d’efforts ? Ainsi, au cours du voyage, rencontrant un arroyo sans pont, je.fais un paquet de mes vêtements, et remplaçant la marche par la nage, je tâche d’atteindre l’autre rive»


IV modifier

16 juin.

Assis en haut du grand escalier, j’ai vu partir une foule de femmes laotiennes. Elles étaient venues porter aux bonzes des offrandes d’ananas, de bananes, de riz et de petites bougies. C’était fête religieuse aujourd’hui. C’est pourquoi, sur les bornes antiques et les monstres grimaçants de l’avenue, il y avait des fleurs blanches précieusement déposées.

Les femmes descendaient par grappes le long du grand escalier, et s’enfonçaient peu à peu dans l’avenue et vers l’insondable verdure. Leurs paniers vides se balançaient à l’extrémité des fléaux. Elles avaient toutes un même geste de bras plié dont la courbe gracieuse se profilait sur le ciel.

Passèrent quatre fillettes. Deux avaient une écharpe blanche ; l’autre, une écharpe rose vif acide ; celle de la quatrième était bleue. Leurs pagnes semblables, leurs corps charmants, elles avaient mis toutes les quatre une fleur sur l’oreille. Elles considérèrent l’escalier à pic dont les hautes marches s’écroulaient sous leur fragilité, et puis, ayant rajusté leurs écharpes autour de leurs jeunes seins, elles s’enfoncèrent à leur tour, éclatantes, sur les pierres grises et dans le soleil. D’autres femmes arrachaient pieusement l’herbe autour du sanctuaire.

Les bonzes contemplaient ce spectacle en fumant. Ils se sont installés dans ce site de rêve, au pied de la muraille de roches énormes enguirlandée de verdure. La température y est toujours fraîche. Le fleuve s’étale au loin. Sous les arbres fleuris, l’antique et minuscule sanctuaire, ciselé comme une châsse, abrite le Bouddha, après avoir ruisselé jadis de l’eau des lingas. Et rien ne trouble cette paix aérienne, ni le hurlement des chiens, ni les paroles des hommes, ni les vains bruits de la terre.

Cette journée de soleil s’est achevée sous un ciel gris. La montagne Lingaparvata profilait sa masse, tel un lion couché, la tête mi-levée. Ses flancs qu’embuait une brume transparente étaient d’un bleu tragique. Et un ciel aux tons d’étain brillait dans l’eau figée des rizières.


V modifier

18 juin.

Au delà du perron monumental édifié en bordure du lac, commence aussitôt la longue avenue d’accès, orientée selon la marche du soleil. En pente douce d’abord, elle suit le flanc du mont, puis, sautant de plateforme en plateforme par de grands escaliers, elle atteint enfin, à six cents mètres du lac, le petit sanctuaire.

De chaque côté, la forêt s’arrête, laissant le soleil dévorer ces ruines. Des bornes élégantes penchent et jonchent les dalles. Il y avait là autrefois le grand serpent Naga [1], dont le corps de pierre bordait l’avenue et relevait aux perrons les épanouissements de ses têtes. Il s’y trouvait aussi à droite et à gauche, en contre-bas, des bassins ou des jardins.

Sur la première assise, se voient les deux édifices dont j’ai déjà parlé. Quelques jeunes arbres ont repoussé depuis le déboisement, mais ne donnent pas encore l’ombre nécessaire aux choses mortes.

L’avenue continue ensuite, bordée d’une double colonnade écroulée, dépasse les assises successives entre des restes d’édicules et touche enfin au pied du dernier escalier, celui du sanctuaire, haut de dix-huit mètres et de quatre-vingt marches.

En dehors du sanctuaire autour duquel les arbres n’ont pas été détruits ou ont repoussé, le groupe de Vat Phu, par lui-même, ne sollicite pas fortement l’esprit. De fausses idées archéologiques ont fait abattre les arbres séculaires, les guirlandes de lianes, la parure confidente où l’âme retrouve tant de choses douces à ses rêves. Nus, gris, les monuments qui n’ont pas par eux-mêmes, en dehors du sanctuaire, un bien grand caractère, — sont mornes et tristes. Le soleil les brûle ; le regard au lieu d’errer de la feuille à l’ornement, de la statue renversée à la liane qui l’étreint et la pleure, du mur au berceau et des fenêtres à des horizons proches, passe brutalement de l’ombre au ciel éblouissant et de la terre vide aux murailles nues.

Enlever la parure, c’est faire apparaître le chaos. Le mal date de longtemps. Les racines et les branches ont achevé la dévastation des hommes. Mais l’arbre frémissant répand sur ces cadavres l’ombre et les parfums ; les mousses étendent leur drap polychrome. La végétation n’a achevé la victime que pour la mieux ensevelir. L’eau claire dort au creux des pierres et les orchidées br illent dans l’ombre verte. Afin d’éviter un petit détour, un pas de plus, on détruit en une journée ce lent et miraculeux travail, une sérénité séculaire et la paix, la grande, l’ineffable paix.


VI modifier

19 juin.

Au pied du mont, des villages sont cachés dans des nids de bambous épineux. Des abatis touffus les entourent et rendent les entrées invisibles, par peur du tigre. Aux portes, de petits autels avec des fleurs sèches et du riz propitiatoire, par crainte des génies. Et l’on pénètre ensuite, sous une voûte de bananiers.

Tout d’abord, ce sont des hurlements de chiens qu’effare le casque blanc et des fuites de petits enfants nus. Et puis les mauvaises odeurs de peaux de buffles séchant au soleil sous des essaims de mouches aux couleurs métalliques. Enfin, le pittoresque et l’exotique apparaissent.

Çà et là sous des goyaviers aux troncs tourmentés, parmi les élancements frêles des aréquiers, l’empanachement des bambous ou à l’ombre d’un banian séculaire, les cases se groupent, tournées à tous les points cardinaux et ouvrant à tous les vents. Elles sont construites sur des pilotis à hauteur d’homme recouvertes de chaume et fermées de panneaux en bambou tressé. Devant, sous de jeunes arbres ou sur l’avancée du plancher, des jarres conservent l’eau. Souvent ces jarres qu’accompagne le panier à riz ou une nasse effilée forment, dans l’ombre que tache du soleil, des ensembles harmonieux. Les moindres choses, en certains lieux, s’éclairent ou se groupent de telle façon que l’ensemble de leurs volumes ou des taches claires et sombres qu’ils provoquent est d’une harmonie parfaite.

On voit sous les cases des bâts de rotin, des mangeoires faites d’un bambou fendu, des cotonnades qui sèchent en sortant de la teinture, des paniers ronds, vernis, servant à puiser l’eau.

Des femmes tissaient. L’une d’elles portait une fleur de champa sur l’oreille et des grains de métal au poignet. Ses beaux seins drus s’épan ouissaient dans l’ombre grise et lorsqu’elle s’est retournée à mon approche, un mince rayon de soleil illumina le cône d’ivoire qui ornait son oreille. Au delà de la case qui l’abritait et au bout d’un long pieu, l’on voyait un pigeonnier surmonté d’une toiture aiguë de pagode. Plus loin, deux hommes surveillaient des morceaux de chair découpée, étalés sur une claie et qui grillaient au feu. Les hommes avaient du sang jusqu’aux coudes. Ils étaient assis sur un pilon à paddy. Le chien à tête de loup dormait sur un lit blond de mouture épandue.

Errant à travers ce village, et puisque le sentiment rustique qu’il convenait d’éprouver m’envahissait, j’essayai de me remémorer les villages lointains de France. En vain ai-je imaginé de grands arbres, une journée accablante de juillet, la mouture de blé sur l’aire des granges, le pigeonnier à l’entrée de la cour et la charrette à bœufs sous le noyer. Je n’ai pu juxtaposer les deux visions.

C’est qu’ici, dans cette brousse qui n’est pas la campagne, — notre campagne —, dans cette brousse âpre et brûlée, où seuls poussent le riz et quelques courges, le village ne signifie pas le g roupement autour du clocher. C’est l’oasis un peu moins rude que la jungle, l’abri contre le fauve. Ce ne sont pas de pauvres travailleurs qui l’habitent, mais de pauvres hommes. Ils récoltent leur riz dans la vase. Les mauvais génies les guettent ; le moustique siffle autour de leur nudité. La moindre plaie suppure et ils l’enveniment encore avec les onguents de leurs sorciers. Ce sont d’abord six mois de sécheresse durant laquelle la terre se fend, les greniers se vident et l’eau manque. Puis viennent six mois de pluies où tout pourrit, où les campagnes sont inondées et où la fièvre, réveillée, s’évapore du sol et traîne sous les arbres.

Certes, les forêts sont superbes, les fleurs énormes, et les soirs magnifiques ! Mais, n’est-ce pas celui qui arrive d’Occident qui a inventé ce mot : exotisme, ne pouvant pas y adapter celui de rustique ? Le riz qui est la seule culture ne monte pas, ainsi que nos blés et nos seigles, comme une promesse. Ce n’est pas l’emblème de la prospérité de ceux qui le sèment, la raison de l’agrandissement des granges, ni la dot des filles. C’est la chose nécessaire, indispensable, l’objet du seul effort de l’homme qui ne veut pas mourir de faim. Sa moisson n’égrène pas au flanc des collines des groupes joyeux, — mais de tristes sauvages dans la vase jusqu’au genou et qui poussent, durant les nuits, des hurlements lugubres, pour disputer ce maigre bien aux oiseaux et aux fauves.

Il. ne faut pas croire que dans de tels pays où les voyages sont interminables et pénibles, on traverse des lieux toujours magnifiques. Il y a des chevauchées entre des murailles d’herbe qui vous dépassent ; des journées éternelles dans les forêts claires aux petits arbres rabougris dont les grandes feuilles sèches jonchent le sol et font sous les pas un bruit de métal, ou bien des heures et des heures sans fin sous une toiture de sampan, tandis que l’eau alentour est aveuglante.

Au surplus, tout est fatigue. La sueur coule le long du corps, le soleil brûle les yeux et la peau. Vous êtes brisé par le trot incertain du petit cheval, le tangage de votre éléphant ou les cahots de votre charrette. Des nuées de taons vous escortent. On ne peut s’asseoir par terre à l’ombre : les fourmis rouges sont partout et le moustique, messager de fièvre, est roi. Etes-vous en forêt ? Des ronces pendent en de minces filaments terriblement armés ; les bambous sont recouverts d’épines acérées et longues comme des poignards. Il faut souvent tailler sa route à coups de hache, et qui se referme derrière vous dans une ombre humide et accablante. Voici l’eau : le gavial y somnole, ou des tortues au long cou et au bec d’aigle qui vous arrachent des morceaux de chair. Il y a encore de longues herbes coupantes comme des faulx. La quinine absorbée chaque jour occasionne des bourdonnements d’oreille. Le front plie sous le fardeau du casque trop lourd. Vous allez ainsi des semaines entières dans ces solitudes. Et c’est dans cet état que vous devez vous servir de toutes vos facultés. Repoussé par cette nature sauvage qui vous est si hostile, il faut cependant s’accrocher à elle de toutes ses forces, si l’on veut lui dérober quelques-uns de ses mystères, quelques-unes de ses beautés. La lutte est inégale, — mais belle et passionnante.

A mon retour du village, j’ai dit à un coolie d’aller dans une mare me cueillir des lotus roses. Grosses comme les deux poings, saignantes, lourdes, ces fleurs luisaient étrangement sous les arbres et sur l’eau noire. Un oiseau cria dans les branches en fuyant. Et dans l’eau puante qui s’ennuageait de vase et lui montait aux cuisses, je regardais revenir l’homme sale et laid qui tenait dans ses mains éloignées de son corps, — les fleurs divines.

  1. Naga : Divinité adorée au Cambodge sous la forme d’un serpent polycéphale.