À l’heure où l’écriture se dénoue
À L’HEURE OU L’ÉCRITURE SE DÉNOUE
À l’heure où l’écriture se dénoue, de tous les livres, ceux bus d’une lampée de paupières et les autres éprouvés, au contraire, lettre à lettre par la créature qui, originellement vouée à la peur des métaux nus, des angles et des vastes espaces, cherche dans les plus muets des « e » et les moindres virgules, des clous à quoi accrocher les chromos anecdotiques et diverses sortes de mensonges capitonnés, à l’heure où l’écriture se dénoue, oui, malgré toi, se dénoue, homme, de l’infinie variété des calligraphies et imprimeries tant anciennes que modernes, demeure, juste, une ligne d’horizon, et encore bien précaire, bien pressée de passer du noir au gris, du gris au blanc, du blanc au vide.
Alors, il n’y a même plus un cheveu pour te défendre du vertige, et cependant ta chambre est pleine de journaux, brochures, revues, magazines, romans, essais, et, des mêmes journaux, brochures, revues, magazines, romans, essais, pleine aussi la ville, pleines toutes les villes du monde entier et si pleines que tu peux ravaler au rang de vulgaire petit feu de cheminée le célèbre incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, via quoi ton professeur de grec, au lycée Janson de Sailly, en toute ingénuité, conviait à s’émouvoir tes seize ans.
Or, puisque tu as laissé l’écriture se renouer, imagine, déchaînées en sarabande victorieuse, parmi la masse des choses imprimées, ces flammes qui eurent raison des manuscrits antiques, et vois tous les flots d’une encre qui aima trop à jouer au fleuve frontière, allumés comme ces lacs de pétrole que nulle eau ne peut éteindre, et d’un si angoissant effet parmi les banales actualités cinématographiques.
Mais que deviendrait M. Français Moyen, celui-là même qui pour s’être entendu dire qu’il n’avait pas la tête épique, en a déduit, malgré sa glace à trois faces, qu’il ne portait point sur son cou trop court, au ras des épaules, une gueule de con ? M. Français Moyen qui sait à quoi s’en tenir, M. Français Moyen à qui on ne la fait pas, croit à tout ce qu’affirme son journal, ne croit qu’à cela, mais y croit dur comme fer, bien que ce journal lui ait annoncé, voici à peine deux ans — mais oui, un peu de mémoire, cher angelot bedonnant — que les Français venaient de traverser l’Atlantique le jour même qu’ils s’y noyèrent.
Le mot Liberté, que M. Français Moyen n’aime guère à entendre prononcer par les êtres qui ont des poings, des dents et des idées, comme il est d’un joli effet au fronton des monuments et sur la manchette d’un quotidien. Dans la Liberté (journal du soir, espoir) M. Français Moyen lit qu’on vient de décorer Mme Chiappe de la Légion d’Honneur.
Quelle joie.
Et vivent la Troisième République, Chiappe et sa Chiappesse.
M. Chiappe épure : Plus de communisme, plus de drogues. Avec pareil ordre logique, la douane anglaise, dans une même liste prohibitive, défend l’importation d’opium et plumages.
Mais que font de ce et de ceux dont elles se saisissent les douanes et polices du monde entier ?
Les communistes ?
— En prison…
Et de une.
Les drogues ?
— Sûr que la Chiappesse s’en fourre plein le nez. Son petit totomme chéri organise des rafles pour lui trouver de la respirette. C’est un prêté pour un rendu, car je suppose, tant il semble les aimer, que le Chiappe couche avec les sergents de ville et Madame a fait construire une maison de retraite pour la flicaille de volupté.
Et de deusse…
Quant aux plumages, ici, on s’en fout. Ils traversent la Manche, échouent en gare maritime de Douvres, et comme le Prince de Galles (sur la foi de tes chers journaux, M. Français Moyen) s’habille volontiers en femme, on lui arrange des crinolines de music-hall, avec les paradis et les pleureuses.
Et de troisse…
Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. M. Français Moyen se frotte les mains et, parce que c’est samedi soir, en l’honneur du préfet de police et de sa dame (à vos bonnes santés, seigneureries de la Tour Pointue qui régnez sur la France de 1929) il va au bordel.
La maquerelle, un beau brin de femme, comme on dit, cent kilos roulés dans du crêpe de Chine noir, le crêpe de Chine noir lui-même serti de bouchons de carafes qui figurent des étoiles de diamants sur ce corps puissant, un profil de médaille, et quels nichons la gaillarde, demande à M. Français Moyen s’il veut voir l’écran magique.
L’écran magique ?
M. Français Moyen se congestionne.
S’agit-il d’un cinéma galant ?
— Que non, s’offusque notre maquerelle, M. Chiappe (elle prononce Tchiappe, pour faire distingué) défend les obscénités.
— Alors ?
— Vous allez voir. Mesdames, vite, Mesdames, à l’écran magique. Et en rond pour la couronne Victoria.
Quatre femmes nues couchées sur le sol enfouissent chacune sa tête entre les jambes de sa voisine. On leur projette des papillons et des roses, sur les fesses, le dos, la nuque.
Cependant, la dame de M. Français Moyen, en attendant l’époux qui a prétexté un dîner d’affaires, apprend à juger de la mégalomanie allemande par l’exemple qu’en a choisi M. Henri Béraud, reporter qui n’épargne point sa peine et a subi dix-huit heures de chemin de fer, rien que pour décrire la gare de Berlin qu’il a vue de dimensions cyclopéennes, alors qu’elle n’est pas plus vaste qu’un de nos embarcadères de ceinture. Mais on a tant parlé du Kolossal d’outre-Rhin et le lecteur n’aime pas la surprise.
Omnipotence des idées toutes faites.
Ici on aime les vieillards, comme dans les bistrots on apporte son manger. Une barbiche de 70 ans pouvait, seule, le miracle du franc arrêté dans sa chute. Dame ! il n’eût pas fallu que notre Poincaré fût jeune, et encore moins, glabre. La barbiche de Poincaré, voilà le nez de Cléopâtre des temps modernes. Je l’offre au Pascal futur.
L’idée la plus neuve, le succès, la vogue la métamorphosent en idée toute faite.
Ex. : Je rencontre un psychanalyste.
Il m’interroge : De quoi avez-vous rêvé la nuit dernière ?
Moi : J’ai rêvé d’une fuite d’eau.
Lui : Savez-vous pourquoi ?
Moi : J’avais loué un appartement. La première nuit que j’y ai couché, par suite de la rupture d’un tuyau de gouttière, j’ai été inondé dans mon lit. Comme je venais de passer plusieurs mois à la campagne, pour ma santé, j’ai gardé de cet accident une impression doublement désagréable. Et voilà pourquoi, depuis lors, je rêve de fuite.
Lui : Erreur. Vous rêvez de fuite, parce que vous faisiez pipi au lit quand vous étiez enfant…
Et de me développer les propositions de son pansexualisme. Impérialisme qui ressemble à tous les autres.
Je laisse le bonhomme parler.
Et je pense :
Si carpettes et moquettes, ces sœurs de laine à prénoms de manucures, ne se troublent rien tant que des baisers du Vacuum Cleaner, et doivent en rêver, comme au siècle dernier, de Jack l’Éventreur les transparentes et laiteuses petites putains des bords de la Tamise, toi, homme, attends l’heure où l’écriture enfin se dénoue, et, abattue la barrière des mots, ferme les yeux, flotte sur le silence, non moins léger que si un mystérieux appareil à nettoyer les tapis avait, de ses poussières, remords et souvenirs, à jamais libéré ton vieux tapis de conscience.
Déjà, tu ne crois plus à la chose écrite, pas même à ce que ta plume étire, guimauve couleur de dégoût, parfumée à l’encre stylographique, saupoudrée d’ennui, arabesque sans autre excuse sur le papier blanc, qu’une fort légitime volonté d’oublier ce matin de 1er avril veuf du poisson traditionnel, tout au jeu aigre-doux des courants d’air et giboulées, bien que ce passe-temps soit, par définition, celui du prédécesseur, mars qui, au reste, une fois de plus, cette année, n’en usa point, tant il est vrai que, malgré leur omnipotence, les idées toutes faites (celles dont on vit et celles dont on meurt, par exemple la mystique nationaliste, qui permet d’oublier à l’occasion de la mort opportune du Maréchal Foch les soldats qu’on laissa crever en Rhénanie et donne de la joie au badaud peuple de Paris, car à propos d’enterrement, on lui sert un beau ballet, plus beau que ceux de M. de Diaghilev, et gratis par les rues, avec de grandes vedettes, un prince de Galles, un prince de Belgique et des cardinaux, dont une petite fille, psychanalyste, s’extasiait : ils en ont des belles queues, maman, les messieurs), je disais donc, tant il est vrai que les idées toutes faites et aussi bien les plus admissibles, telles que celles des calendriers et almanachs, ne sont plus mythes, ce dont, au reste, aurait bien dû s’expliquer M. Paul Valéry, le jour que, lassé d’épiloguer sur la crise de l’esprit, il laissa tomber dans la boîte aux lettres de la N. R. F. une jolie petite épistole bien fignolée, sans la moindre fausse note, car elle n’affirmait rien de plus scandaleusement neuf que la gamme classique :
Do ré mi fa sol la si do
Mon chat est tombé de si haut
Do si la sol fa mi ré do
Qu’il s’est cassé l’épine du dos
Do – do
Sans doute, le mythe du mois de mars et des giboulées n’était-il pas assez distingué pour notre penseur national. Il y a mythes et mythes. D’accord. Il y a même mites et mythes. Il y a les mi-mythes.
— Parler de mi-mythes, c’est commis voyageur en diable, affreusement « Gaudissart », se récrieront les ceusses qui ont fourré ce qui leur sert de nez dans Balzac…
Et ils continueront :
Un vrai calembour de table d’hôte.
Parfait. Vous y voilà. Les mythes et les religions, c’est compère et compagnon. Or, les religions depuis la Cène sont des tables d’hôte. Drelin, drelin. La même sonnette que pour le wagon-restaurant. Mais à l’église, on a supprimé le vin qui tache les nappes.
Or, de la table d’hôte, passons à une autre table, celle autour de laquelle la Revue du Mois de la N. R. F. nous dit que se réunirent à l’École Normale, une cinquantaine de jeunes gens pour écouter le R. P. Yves de la Brière qu’ils avaient prié de les éclairer sur les récents accords intervenus entre la papauté et l’État italien.
C’est du joli.
Le chroniqueur mondain de la N. R. F. qui parle de cette manifestation de haute spiritualité (sic) nous dit quelles gammes exécutèrent le R. P. et M. Bendamaisnebandepas.
Le pape et Mussolini.
Chiappe et sa Chiappesse.
Le R. P. Yves et sa Brière.
M. Bendamaisnebandepas et Mme La Trahisondesclercs.
Voilà de quoi y aller d’un petit quadrille assez croquignolet.
En tout cas, le spectacle des lettres et de la société contemporaines est bien digne de M. Arland le cancrelat, qui découpe les petites ordures d’échos parus dans le journal de l’immonde M. Paul Lévy (c’est de Aux Écoutes que je vous parle) pour faire des romans, frais comme M. Arland lui-même, et tout ce joli monde qui ne fut, hélas, pas conduit au dépôt.