À l’heure des mains jointes (1906)/Viviane

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À l’Heure des Mains jointesAlphonse Lemerre (p. 89-92).


VIVIANE


Une odeur fraîche, un bruit de musique étouffée
Sous les feuilles, et c’est Viviane la fée.

Elle imite, cachée en un fouillis de fleurs,
Le rire suraigu des oiseaux persifleurs.

Souveraine fantasque, elle s’attarde et rôde
Dans la forêt, comme en un palais d’émeraude.

L’eau qui miroite a la couleur de son regard.
Elle se voile des dentelles du brouillard.


Parfois, une langueur monte de l’herbe et plane :
Les violettes ont salué Viviane.

Sa robe a des lueurs de perles et d’argent,
Son front est variable et son cœur est changeant.

Son pouvoir féminin s’insinue à la brune :
Elle devient irrésistible au clair de lune.

Des pâtres ont cru voir, de leurs yeux ingénus,
Des serpents verts glisser le long de ses bras nus.

À minuit, la plus belle étoile la couronne ;
Parfois, elle est cruelle et parfois elle est bonne.

Et Viviane est plus puissante que le sort ;
Elle porte en ses mains le sommeil et la mort.

Plus que l’espoir et plus que le songe, elle est belle.
Les plus grands enchanteurs sont des enfants près d’elle.

Dans ses bras, la mémoire est un rêve aboli.
Son magique baiser est plus froid que l’oubli.


Ses cheveux sont défaits et le soleil les dore.
Chaque matin, elle est plus blonde que l’aurore.

Ondoyante, elle sait promettre et décevoir.
Vers le couchant, elle est rousse comme le soir.

À l’heure vague où le regret se dissimule,
Elle a les yeux lointains et gris du crépuscule.

Lorsque le fil ambré du croissant tremble et luit
Sur les chênes, elle est brune comme la nuit.

Des rois ont partagé son lit d’or et sa table,
Mais nul n’a jamais vu sa face véritable.

Elle renaît, elle est plus belle chaque jour,
Et ses illusions trompent le simple amour.

Elle erre, comme un vent d’avril, sous la ramée,
Et vous reconnaissez en elle votre aimée.

Elle est celle qu’on ne rencontre qu’une fois.
Écoutez… Nulle voix n’est pareille à sa voix.


Elle approche, et ses doigts effeuillent des corolles.
Vous tremblez… Vous avez oublié les paroles…

Mais vous savez — le bois merveilleux l’a chanté —
Qu’elle vous appartient depuis l’éternité.

Elle a changé de nom, de voix et de visage ;
Malgré tout, vous l’avez reconnue au passage.

Elle réveille en vous tous les anciens désirs.
À l’ombre de ses pas brillent des souvenirs.

Vous l’avez pressentie et vous l’avez rêvée
Longuement, et surtout vous l’avez retrouvée.

Elle trame pour vous des jardins et des ciels.
Et vous vous endormez en ses bras éternels.