À l’heure des mains jointes (1906)/Je donnerai mes Yeux…


JE DONNERAI MES YEUX…



Le monde fait briller des prismes de poème…
Je donnerai mes yeux à la femme que j’aime.

Sa robe bruira, comme les vents soyeux…
Humble et tendre, je lui dirai : Voici mes yeux…

Je donnerai mes yeux qui virent tant de choses,
Tant de couchants et tant de mers et tant de roses.

Mes yeux émerveillés se posèrent jadis
Sur le Bosphore et sur les pierres d’Éleusis.


J’ai vu Séville où rit l’âme des courtisanes,
Jérusalem, et Smyrne avec ses caravanes.

J’ai vu Grenade éprise en vain des temps meilleurs,
Où le rossignol aime et chante mieux qu’ailleurs ;

Venise qui s’étend, Dogaresse mourante,
Et Florence qui fut la maîtresse de Dante…

J’ai vu l’Hellade où traîne un écho de syrinx,
L’Égypte et son regard immobile de Sphinx,

Et j’ai vu, près des flots que la nuit rassérène,
Lourds de raisins, les beaux vergers de Mytilène.

J’ai vu la Perse avec ses palais parfumés,
Yeddo, plein de chansons fragiles de mousmés.

Éprise des climats, des courants et des zones,
Chère, j’ai vu la Chine avec ses faces jaunes…

J’ai vu les îles d’or où l’air se fait plus doux,
Et les étangs sacrés près des temples hindous,


Les temples où survit l’inutile sagesse…
Je te donne tout ce que j’ai vu, ma Maîtresse…

Je reviens t’apporter mes ciels gris ou joyeux
Et mes lointains… Voici l’offrande de mes yeux.