À l’heure des mains jointes (1906)/Attire-moi, Venise…

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ATTIRE-MOI, VENISE…


Sans amie et sans livre, errante au bord des eaux
Que le soleil meurtrit, que la lune caresse,
Venise, je serai comme une Dogaresse
Éprise du sommeil de tes mornes canaux.

Ah ! toi qui sais combien les tristesses sont fortes,
Puisque leur volonté triomphe de l’instinct
Et que, seul, leur visage est frappant et distinct,
Attire-moi, Venise, au fond de tes eaux mortes !


Et dis à ces amants vulgaires de demain
Que je les ai jugés et que je les méprise…
O toi, la solitaire et l’altière, ô Venise !
Dis-leur que nous rions de leur bonheur humain.

Dédaignons-les : ils sont une troupe insensée,
Ceux qui ne goûtent plus le précieux ennui
D’être seuls au milieu des hommes, et chez qui
Le désordre charnel a tué la pensée.

Dis-leur encore, ô toi qui pèses sur les eaux !
Funèbre comme moi, comme moi froide et sombre,
Dis-leur avec ma voix sans écho, ma voix d’ombre,
Que la mort seule est belle au fond de tes canaux…