À l’amie perdue/La querelle

Librairie Hachette et Cie (p. 83-99).




IV

LA QUERELLE

I


Mes mots t’avaient blessée et voulaient te blesser,
Mots cruels, que leur propre emportement attise,
D’un cœur pourtant épris du cœur qu’il martyrise,
Mots qu’ensuite il voudrait de son sang effacer.

Tu m’avais regardé, tremblante de surprise,
D’un regard où je vis la colère passer,
Puis la tristesse ; et lu partis sans prononcer
Un mot, en étouffant un sanglot qui se brise.

Lorsque revint le jour marqué pour nous revoir,
Je m’en vins à pas lents, ayant perdu l’espoir
De te trouver au bord de la vieille avenue.

Mais, dans un des rayons attendris qui des cieux
Glissent après avoir triomphé de la nue,
Tu m’attendais avec du pardon dans les yeux.

II


Cœurs épris des amants, bien longtemps vous bravez,
Ainsi que deux oiseaux, l’aventure et l’orage,
Contre les âpres vents, sur les flots soulevés,
Voguant d’un même élan, laissant un seul sillage ;

Vous puisez votre force aux jours que vous rêvez,
Un même espoir vous donne un semblable courage,
Et, sentant se toucher vos ailes, vous suivez
Vers un bonheur lointain votre constant voyage.

Mais lorsque vous croyez aborder à la rive
Où les lis nuptiaux vous offriront des nids,
Inclinant leur blancheur sur vos blancs corps unis.

Vous vous quittez soudain, un seul instant vous prive
Du bonheur obtenu par vos efforts finis,
O cygnes séparés, flottant à la dérive.

III


Ciel étrange, marbré de vert pâle et de noir,
Dans ton mystérieux et changeant crépuscule
Tu conviens à mon cœur indécis où l’espoir,
Devant le lourd chagrin qui m’envahit, recule.

Entre les longs rideaux silencieux du soir,
Tu restes lumineux ainsi qu’un vestibule
Où, quand tout a déjà cessé de se mouvoir
La dernière clarté de la maison circule.

O ciel mélancolique et semblable à mon cœur,
Que donnera la nuit à ta prochaine aurore,
Est-ce le rayon gris ou le rayon qui dore ?

O cœur mélancolique et tel que la lueur
Qui prête à ce doux ciel sa grâce soucieuse,
Que donnera l’aurore à ta peine anxieuse !

IV


Te souvient-il, ô toi qui fus ma bien-aimée,
Du chalet brun blotti sous des ormes vieillis,
D’où nous apercevions, sur la plaine embrumée,
Les clochers des hameaux cachés dans ses replis ?

Et revois-tu parfois la terrasse fermée
D’un chèvrefeuille en fleurs courant sur un treillis,
Où, tous les soirs, assis dans une ombre embaumée,
Nous regardions s’éteindre au loin les cieux pâlis ?

Et te rappelles-tu, sous ces branches fleuries,
Nos propos, nos projets, nos belles rêveries,
Nos longs et lents baisers, interrompus soudain

Quand la lune, passant le mur bas du jardin,
Montrait sa face d’or dans notre chèvrefeuille ?
O jours chers et lointains qu’un cœur blessé recueille !

V


Quelquefois le travail, la taciturne étude,
À qui j’ai demandé l’oubli de mon chagrin,
M’entraînant, par delà ma sombre inquiétude,
Vers le pic lumineux et gelé du Dédain.

Je crois, en contemplant de cette solitude
Toutes mes passions dans un vallon lointain,
Que je puis vivre libre en cet air pur et rude,
Sur ce sommet d’argent, de cristal et d’airain.

Mais comme un voyageur debout au front des cimes
Où le froid étincelle en spectacles sublimes
Sent le sommeil fermer ses yeux endoloris,

Ainsi, sur ma hauteur glaciale et sereine,
Je sens mon cœur faiblir, et bientôt je suis pris
Du besoin de dormir sur une épaule humaine.

VI


À l’heure poignante où, tout au fond de la plaine,
Sur les étangs d’acier s’abattent des essaims
De courlis que le soir vers les roseaux ramène,
Quand j’ai baissé, pensif, le store aux grands dessins,

La nuit emplit la chambre ; ainsi qu’en ces fusains
Où sur des fonds noircis un peu de rougeur traîne,
Les reflets du foyer empourprent les coussins
Et le dossier luisant du vieux fauteuil de chêne.

Je reste à regarder l’arrière-plan confus
Des rideaux et des murs, indistinct et noirâtre,
Où, sans rien voir, mes yeux errent irrésolus ;

Et mon regard revient toujours au point rougeâtre
Dessiné dans l’obscur par la lueur de l’âtre,
Au vieux fauteuil de chêne où tu ne t’assieds plus.

VII


 
Je cache à mon ami que mon cœur est en deuil,
Que notre long amour qui faisait sa surprise,
Et dont il croit encor qu’il reste mon orgueil.
S’est brusquement rompu comme un jonc sous la bise ;

Quand je le vois venir, j’évite son accueil ;
Quand il parle de toi, ma réponse indécise
Fait penser que mes pas vont toujours vers ton seuil ;
Devant l’aveu cruel mon âme temporise,

Je recule le jour où je devrai répondre,
Et je parle de nous avec un air heureux
Qu’un sanglot mal vaincu menace de confondre ;

J’ai peur, quand je dirai nos éternels adieux
Et la ruine intime où tout mon cœur s’effondre,
J’ai peur de la pitié qui luira dans ses yeux !

VIII


1

Que le matin est long dans la blanche bourgade
Où je l’attends enfin après un an d’exil !
Je traîne impatient ma lente promenade ;
J’ai longé maint jardin, maint clos et maint courtil ;

J’ai contemplé l’église à la vieille façade
Où la pierre s’enroule en gothique tortil,
Et le petit hôtel de ville avec l’arcade
Et le beffroi d’ardoise au très léger profil ;

Je sens les paysans m’observer, étonnés
De voir cet étranger qui passe et qui repasse ;
Cent fois j’ai regardé l’horloge de la place ;

Mon cœur anxieux bat à coups passionnés ;
Dois-je sur mes chagrins mettre encor ce déboire ?
Ah ! la voici qui vient en grande mante noire !

IX


2

 
Ce jour, fait de rayons palpitants et d’averses,
Est le jour qu’il fallait à la triste entrevue
Où ma vie, imprudente amie, est suspendue.
Garderas-tu le ciel, clair soleil, qui disperses

Et déchires, de l’or de tes puissantes herses,
Le noir champ menaçant et morne de la nue ?
Nous apportons tous deux à cette heure attendue
Dans des cœurs divisés des volontés diverses :

Dans le sien, le reproche et les soupçons injustes,
Un amour inquiet, semblable à ces arbustes
Que le vent fait plier en des sens opposés ;

Dans le mien, un amour calme et sûr de lui-même,
Fort de pleurs dévorés et de transports brisés.
Qui vaincra des rayons ou de l’averse blême ?

X


3

 
Toujours je reverrai l’étroit sentier humide,
Entre des prés mouillés où de grands bœufs superbes
Paissaient dans l’infini scintillement des herbes
Qui luisaient sous un ciel d’un gris sombre ou livide ;

Au fond des prés la mer, par l’orage bleuie,
Reposait lourdement sous d’immenses nuages,
Que des coups de soleil mêlés de coups de pluie
Trouaient et déchiraient de monstrueux ravages ;

Près de nous ruisselaient des saules et des haies
De ronces, de sureaux et de jeunes futaies,
Où parfois un rayon éparpillait des flammes.

Va c’est là que de long en large nous marchâmes,
Jusqu’à l’heure où le soir mit ses premières taies
Sur le ciel, débattant le sort de nos deux âmes.

XI


4

 
Elle laissa son cœur se répandre en reproches,
Le chagrin de les faire y mettait sa douceur,
Je sentais à sa voix que ses pleurs étaient proches,
Et ses beaux yeux émus brillaient dans sa pâleur.

À mon tour je parlai ; je lui dis son erreur,
Qu’elle avait écouté de mensongères cloches,
Et pris pour vérité la vulgaire rumeur
Plus vaine qu’un écho perdu parmi les roches ;

Et je lui dis encor ma tendresse fidèle.
Les longs mois désolés habités par l’ennui,
Qu’elle était mon bonheur, que j’étais son appui,

Qu’il serait insensé qu’une ombre folle et frêle,
Passant sur notre amour, fût plus forte que lui ;
Et quelque chose aussi pour moi parlait en elle.

XII


5

 
Mais elle était venue avec l’arrêt cruel.
Qu’à sa propre tendresse elle avait imposé,
Que notre amour serait en ce jour-là brisé,
Et sa décision n’écoutait point d’appel.

Sa rigueur persistait dans son cœur apaisé,
Comme un nuage est noir malgré son arc-en-ciel ;
À sa bouche montait le même mot mortel,
Comme au puits d’un vouloir froid et profond puisé.

Alors, désespérant de pouvoir la fléchir,
Je connus que j’allais voir devant moi périr
Nos espoirs déchirés, nos délices perdues,

Et cet amour faussé qui n’était plus le nôtre ;
Pour un dernier adieu nos mains se sont tendues,
Et nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre.

XIII


6

 
O les profonds, les purs et les divins moments,
Moments qu’un infini de bonheur solennise,
Où je tins contre moi, pleurante et reconquise,
L’amie aux chers regards redevenus aimants !

Car ses yeux, qui mouillés et pleins de diamants
Avaient gardé leurs pleurs, vaincus par la surprise
Les laissaient s’écouler en une douce crise,
Et sa voix se mourait en lents sanglots calmants.

Nous étions arrêtés auprès d’un ancien saule,
Dont le feuillage gris nous avait abrités,
Et sur son front pâli tombé sur mon épaule,

À travers ses cheveux épars et tourmentés.
Ma lèvre encore tremblante où l’adieu frémissait
Posa le long baiser qui nous réunissait.

XIV


7

 
Ce ne fut qu’un instant, car il fallait partir ;
Elle, vers le village enfoui dans les dunes,
Où, devant son chalet, lorsque les larges lunes
Entre les ajoncs noirs commencent à rougir,

Elle laissa souvent son âme s’attendrir,
En songeant au sentier où gisaient ses rancunes.
Et peupla l’indécis brouillard des heures brunes
Des détails retracés de ce cher souvenir ;

Et moi je m’en allais vers les hauts monts lointains.
Mais lorsqu’en revenant je traversai les rues
Si douloureusement le matin parcourues,

Emportant de la joie et de nouveaux destins,
Prisonnier triomphant qui du chagrin s’évade,
J’étais reconnaissant à la blanche bourgade.

XV


8

 
Soleil, tu fus vainqueur, ce jour-là des nuées !
Infatigablement, d’un redoutable essor.
Tu chassas les vapeurs partout diminuées,
Dans leurs lianes déchirés brisant les lances d’or.

Elles s’accumulaient, un instant remuées
Au fond de l’horizon par un dernier effort,
Et s’étendaient enfin, lasses, exténuées,
Te faisant de leur pourpre immobile un décor.

Alors, le vaste ciel, tout l’azur fut à toi,
Et tu t’éloignas seul vers les confins du jour,
Ainsi qu’un chevalier qui, dans un long tournoi,

Ayant vu triompher la cause de l’amour,
Traverse, étincelant de ses armes en feu,
L’immense arène aux murs tendus de velours bleu !