À l’amie perdue/L’acceptation

Librairie Hachette et Cie (p. 191-206).




IX

L’ACCEPTATION

I


1

 
Comme un soldat blessé tu peux panser la plaie,
La chair est déchirée, et le sang coule encor,
Et, pendant de longs mois, il rougira la claie
Où ton corps douloureux et délaissé s’endort.

Bande-la de blanc linge, et lave-la d’eau fraîche ;
Sur ses bords toujours prêts à s’ouvrir, si le sang
Pendant un court instant coagulé se sèche,
Un battement du cœur te rouvrira le flanc.

Pourtant, il faut qu’un jour ta blessure guérisse,
Que tu vives, que tu marches, pâle mais droit,
Non pour ne plus souffrir, mais pour porter sur toi

Le brave et haut orgueil de cette cicatrice,
Qu’en un jour douloureux, dont la douleur s’accroît,
T’ont faite les divins glaives du sacrifice.

II


2

 
Les vieux soldats romains, lorsque dans la cité
Ils passaient en montrant leur poitrine meurtrie,
Ne la découvraient point pour leur propre fierté,
Mais ainsi qu’un trophée offert à la patrie.

Ces marques n’étaient point pour conter leurs exploits
Ils n’en avaient l’orgueil que comme d’une offrande
Dont ils avaient dépôt durant leurs jours étroits,
À la gloire de Rome, auguste, sainte, et grande.

Ainsi faut-il que toi tu portes ta blessure,
Non pour ton propre honneur, mais bien comme un hommage
À l’amour tout-puissant pour qui tu fus frappé,

Pour qui ton cœur saignant de pourpre fut drapé,
Et qui daigne laisser paraître un témoignage
De son culte immortel sur ta poitrine obscure.

III


 
Dans la salle où je vis, dont la large fenêtre
Laisse voir les flots gris et roulants de la mer,
Et la plage déserte où pleure un vent d’hiver,
À l’heure où, dans la nuit qui vient, tout s’enchevêtre,

Je suspends mon travail et fixe longuement,
Dans ses ors embrunis, le portrait où persiste
L’anxieuse lueur d’un regard tendre et triste.
Il me suit, mais bientôt, dans l’envahissement

Cruel, inexorable et froid du crépuscule.
Semblant presque mouillé de larmes, il recule ;
Et c’est comme un adieu déchirant chaque soir.

Alors pensif, le coude au bord de mon pupitre,
Et le front dans la main, je contemple, sans voir,
Les constellations qui tremblent sur la vitre.

IV


 
Lorsque le glaive d’or du matin extermine
Les débris attardés des ténèbres fuyantes,
Et que le jour, glissant dans les bois, illumine
Sous leurs rochers verdis les sources plus bruyantes,

L’impalpable bonheur dont je vis se termine :
Sitôt que les vapeurs se traînent suppliantes
Et meurent, il pâlit, fuit et se dissémine,
Evaporé parmi les ombres ondoyantes.

Car c’est un rêve, il veut la lumière indécise
Que la lune voilée et douteuse tamise
Sur les vallons baignés d’une brume bleuâtre ;

El j’y crois voir passer, chérissant ma méprise,
Une forme qui va, plus blanche que l’albâtre,
Dans de vagues bosquets de myrte et de cytise.

V


 
Avant que les rayons ne blanchissent les voiles
Des vaisseaux, sur la mer où l’ombre flotte encore,
Dans les cieux pâlissants où meurent les étoiles,
Tout défaille à l’instant qui précède l’aurore ;

Les astres, qui paraient la nuit de leurs figures,
Se sont évanouis, et la lune elle-même,
Brillante au milieu d’eux dans les heures obscures,
Solitaire à présent, comme un fantôme blême

Expire, se dissout dans la pâleur livide
Et froide qui s’étend sur le firmament vide.
Mais ce n’est que l’angoisse et le spasme du jour :

Au premier battement du vaste cœur du monde,
L’air tressaille, la vie éclate, et tout s’inonde
Du flot irrésistible et rose de l’amour.

VI


 
Quand l’hiver sur le pôle a clos sa longue nuit,
Tout semble à jamais mort ; un linceul ténébreux
À recouvert le monde insensible et détruit,
Sous le déroulement de ses plis monstrueux ;

La lumière d’un globe inanimé reluit
Sur un chaos blafard de sépulcres neigeux,
Et seuls les craquements des glaces font un bruit
Funèbre dans les airs lourds et silencieux.

Mais, par degrés, le ciel reprend un peu d’aurore,
Cette aurore indécise et pâle se colore,
Et, sous le glissement des molles avalanches,

Eclatent, tout à coup, comme un clair météore,
Des bouleaux tout joyeux de redresser leurs branches,
Et des lits azurés et riants de pervenches.

VII


 
Les coursiers emportés que l’Aurore conduit
Et qu’elle excite encore avec ses rênes d’or,
Bondissant dans le ciel d’un triomphal essor,
Galopent à travers les débris de la nuit.

L’ombre surprise et qui trop lentement s’enfuit
Roule sous leurs sabots enflammés et se tord ;
Elle saigne, écrasée ; et ce sang jusqu’au bord
Emplit le firmament qui s’illumine et luit ;

Car bientôt ces rougeurs se changent en clartés,
Et ce flot douloureux devient de la lumière.
En est-il parmi vous, ô cœurs ensanglantés

Sur lesquels a passé le Devoir votre roi,
Qui transforment ainsi leurs peines en prière,
Leurs regrets en sagesse, et leurs douleurs en foi ?

VIII


 
Je te vis dans un rêve après un triste adieu :
Tu marchais dans les plis pesants et magnifiques
D’une robe en velours d’un plus céleste bleu
Que celui des glaciers ou des flots atlantiques

Quand vers l’orient clair jaillit un premier feu ;
Une gorgone d’or aux cruels yeux tragiques
L’agrafait à ton cou, mais un doux désaveu
Descendait de tes yeux azurés et pudiques ;

Derrière toi luisait une mer de lapis
Dont les flots étagés montaient comme un parvis
Vers un grand ciel limpide aux bleuâtres splendeurs ;

Tu tenais dans tes mains de frais myosotis,
Sans me dire un seul mot tu me tendis ces fleurs,
Et j’y plongeai mon front pour y cacher mes pleurs.

IX


 
Si nous nous revoyons avant que de mourir,
Que ce soit dans un parc aux profondeurs voilées,
Où la mousse verdit le sable des allées,
Au moment où les bois vont bientôt s’engourdir ;

Alors que lentement les premières gelées
Détachent, des rameaux qui semblent s’agrandir,
Des feuilles dont l’or brun commence à recouvrir
Les gazons effleurés de brumes déroulées.

Parfois, dans ces bosquets dégarnis où l’automne
Montre des nids déserts dans le feuillage jaune.
Des bourgeons attardés s’entr’ouvrent sur les arbres.

Un rouge-gorge anime un buisson déjà noir,
Quelque rayon pâli vient toucher les vieux marbres ;
C’est en des lieux pareils qu’il faudra nous revoir.

X


1

 
Va ! tu triompheras, ô noble bien-aimée !
De cet amour sacré qui fait saigner ton âme
Sort infailliblement et s’écoule un dictame
Par lequel tu seras guérie et parfumée !

Tes enfants grandiront, hélas ! entre nous deux :
Leur vie, ainsi qu’un mur tourné vers le soleil,
Dont les bourgeons éclos font un rideau vermeil,
Montera, te cachant mon destin ténébreux ;

Tu songeras, de moins en moins, que ma pensée
Meurt de l’autre côté, fleur dans l’ombre blessée ;
Dans ton cœur lentement tu redeviendras seule ;

Et cette floraison dont une âme d’aïeule
S’emplit aux premiers mots confus d’un petit-fils,
Couvrira pour jamais tes chagrins abolis.

XI


2

 
Alors je serai seul à souffrir ! Je prendrai
Notre peine à nous deux, pour moi seul, en nous-même
J’élargirai mon cœur par un effort suprême,
Afin que ton chagrin, auprès du mien serré,

Laisse entier le malheur d’un amour déchiré,
Et que notre douleur, au moins en moi qui t’aime,
Se garde sans brisure, ainsi qu’un diadème
Qui doit rester intact pour rester consacré.

Mais alors ce sera vraiment la solitude.
Quand mon regret fidèle aura la certitude
Que de nouveaux espoirs sont du tien triomphants !

Et moi, lorsque le soir en rouvrira la source,
Je n’aurai pas l’amère et divine ressource
De répandre mes pleurs sur des cheveux d’enfants.

XII


3

 
Je vieillirai pareil aux chênes du pays,
Qui croissent isolés, chacun sur sa colline ;
Non loin d’eux un blé rare, un pied chétif de buis,
Dans le sol caillouteux et durci s’enracine.

Leurs troncs battus des vents, sous un ciel souvent gris,
Las et toujours courbés dans l’azur ou la bruine,
Ont l’air de voyageurs par l’orage assaillis ;
Leur apparition solitaire domine

La plaine verdissante ou jaunâtre de grains,
Va parfois l’un d’entre eux, dans sa morne attitude,
Offre un point de repère aux regards des marins.

Sur mon coteau désert m’attend la solitude ;
Heureux si quelquefois, ainsi que les vieux chênes,
Je puis servir de guide à des barques lointaines.

XIII


4

 
Et lorsqu’à mes rameaux moins touffus et moins verts,
Après l’hiver plus long, au printemps plus avare,
Le feuillage viendra plus tardif et plus rare,
Jetant moins d’ombre au sol, laissant mieux voir les airs,

Lorsque je sentirai mon trône, où meurt la force,
Se recouvrir de mousse, et que les derniers nids,
Ne trouvant plus d’abri dans mes bras dégarnis,
Descendront dans les trous profonds de mon écorce,

Lorsque plus près de moi viendra croître le blé,
Et qu’aux efforts des vents tremblera ma racine
Dont mon branchage à peine aurait jadis tremblé,

Alors, vieil arbre triste et que le temps incline,
J’aurai le souvenir d’avoir, pendant un jour,
Abrité le divin ramier de ton amour.

XIV


 
Ah ! chers instants du cœur conservés dans ces vers,
Vous que j’ai recueillis, ô corolles séchées,
Parce que vous gardez le parfum des bois verts
Où vous avez poussé sous les branches penchées,

Vous êtes quelques fleurs au hasard détachées
Parmi des sentiments infinis et divers,
Un rameau retiré des profondes jonchées
De mes délices morts, de mes chagrins soufferts ;

Vous êtes au bonheur dont mon âme fut ivre
Ce qu’est un bouton d’or emporté dans un livre
Aux prés où le printemps répand sa floraison ;

Et votre tristesse est à celle que supporte
Mon cœur triste toujours, ce qu’est la feuille morte
Au deuil de la forêt qui remplit l’horizon.