À l’œuvre et à l’épreuve/36
XXXVI
La messe était finie. La foule avait quitté l’église, emportant de cette heure un souvenir difficile à oublier.
Gisèle Méliand se leva du fond de la tribune où elle s’était dérobée aux regards.
Son beau front sérieux rayonnait encore d’inspiration, et tout en elle respirait une indicible sérénité.
Un instant, elle s’arrêta à regarder dans la nef où un brillant soleil d’hiver répandait partout un air joyeux.
Puis elle descendit l’escalier, traversa l’église et se dirigeant vers une dame en deuil qui restait absorbée dans sa prière, s’agenouilla à côté d’elle.
Madame Garnier — car c’était elle — releva la tête.
— Oh, Gisèle, que vous avez bien chanté ! murmura-t-elle. Et levant son voile noir, elle découvrit son visage encore mouillé de pleurs.
— Voulez-vous passer au parloir ? demanda doucement Gisèle ; nous pourrons voir le P. Jogues… Le P. supérieur me l’a promis.
Madame Garnier appuya le front sur ses mains et resta quelques minutes sans répondre, puis relevant la tête :
— Non, dit-elle enfin, sans doute, je serais bienheureuse de parler à ce missionnaire qui l’a vu… mais je ne me sens pas la force de voir de si près les marques de la cruauté des sauvages. Allez-y seule… je vous attendrai ici.
Mademoiselle Méliand passa donc seule au parloir.
C’était là, que huit ans auparavant, elle avait dit adieu à Charles Garnier, et comme elle entrait, elle le revit, à la merveilleuse lueur du souvenir, tel qu’elle l’avait vu pour la dernière fois, lui montrant le ciel.
Elle s’assit à la petite table où ils avaient eu leur suprême entretien et tâcha de contenir l’émotion soudaine qui gonflait son cœur.
Le supérieur ne tarda pas à arriver avec le P. Jogues.
Il présenta mademoiselle Méliand, fit observer que c’était elle qui avait chanté, rappela qu’elle était la parente du P. Garnier, et saluant, se retira.
— Je vous suis fort obligé d’avoir eu la bienveillance de venir chanter à ma messe, dit le missionnaire : j’ai été ravi de vous entendre, et je serai heureux de vous parler du P. Garnier… Quand je l’ai quitté, il était en parfaite santé.
Le P. Jogues parlait gaiement et sa figure touchante reflétait la paix de son âme.
— Y a-t-il bien longtemps, mon Père, que vous avez vu le P. Garnier pour la dernière fois ?
— Je l’ai vu pour la dernière fois le 2 juin 1642, en quittant Sainte-Marie. Il vint jusqu’à mon canot conduire le P. Raymbault[1] qui descendait à Québec, fort malade.
— Sainte-Marie… c’est une mission nouvelle ?
— Sainte-Marie n’est pas un village huron… C’est la résidence des missionnaires et des Français, le centre et la base de nos missions. On l’appelle indifféremment le fort, la résidence, ou la mission Sainte-Marie…
Après plusieurs essais, nous avons jugé qu’il valait mieux avoir une habitation indépendante des villages sauvages… dans une position isolée mais centrale. Le cardinal Richelieu a donné une somme considérable pour qu’on en fît un poste fortifié et qu’on y entretînt quelques soldats.
— À Sainte-Marie, mon Père, on est en sûreté ; on n’a rien à craindre des sauvages ?
— On a fait ce qui se pouvait faire pour se fortifier et la maison est relativement sûre. Elle est bâtie dans un site fort agréable… sur la côte d’une belle rivière qui, à cet endroit, sort d’un lac que nous avons nommé Lac bourbeux, à cause de ses marécages. La rivière qui le traverse va se jeter dans la mer douce. Dans un pays où il n’y a pas de chemins, ces voies d’eau sont un avantage précieux.
— À votre départ, le P. Garnier était à Sainte-Marie ?
— Seulement en passant. Les missionnaires s’y réunissent plusieurs fois chaque année, pour conférer ensemble et pour se retremper dans la retraite… C’est une consolation bien sensible à tous nos Pères. Vous ne sauriez croire jusqu’à quel point cette maison nous est chère. Tous les Français qui sont aux Hurons y résident avec nous. Le gouverneur l’a ainsi réglé. Il y a toujours deux ou trois missionnaires à Sainte-Marie.
— Ah ! dit Gisèle, je serais bien consolée de savoir le P. Garnier toujours là… Quand vous êtes parti mon Père, était-il employé bien loin de la Résidence ?
— Quand je suis parti, mademoiselle, il avait la charge de Saint-Joseph de Tenaustayaé… à sept lieues de Sainte-Marie.
— Sa dernière lettre, qui remonte à près de cinq ans, était datée d’Ossossané.
— Nous avons quitté Ossossané, dans l’automne de 1639, ou plutôt, on nous en a chassés, fit le religieux avec un doux sourire. Les desseins de Dieu sont bien insondables, mademoiselle. Vous savez qu’une maladie pestilentielle a ravagé le pays après notre arrivée… et tous les contes et les haines qui en ont été la suite. Cette maladie semblait arrêtée… Nous commencions à respirer. Mais dans l’été de 1639, les bandes montant de Québec apportèrent la petite vérole, le plus terrible des fléaux, pour les Peaux-Rouges. La maladie ne tarda pas à faire d’affreux ravages… Ces pauvres Hurons crurent plus que jamais que nous jetions des sorts sur le pays et nous chassèrent d’Ossossané… Le P. de Brébeuf, toujours tenu pour le plus grand sorcier, fut même outrageusement battu. J’ignore ce que Dieu veut faire, mais c’est un fait : partout où nous mettons le pied, la maladie et la mort nous suivent.
— C’est bien étrange, dit Gisèle. Et quelqu’un de vous a-t-il pris la petite vérole ?
— Non… Quoique sans cesse au milieu des mourants et des morts, nous n’avons pas été atteints. Cette marque si sensible de la protection divine confirme les sauvages dans l’opinion que nous sommes sorciers. Le chant des litanies, la récitation du bréviaire, la messe que nous célébrons portes closes, tout leur paraît de la magie noire. Notre horloge que le pays admirait tant est même devenue suspecte. Il a fallu l’arrêter.
Pourtant, malgré tout, la foi fait des progrès… Nous comptons parmi nos chrétiens, des capitaines considérés, et Eustache Ahatsistari était le premier guerrier des hurons.
— Ahatsistari, répéta mademoiselle Méliand, n’était-ce pas le chef qui a été l’un de vos compagnons de captivité ?
— Oui… Lui n’avait jamais cru aux calomnies débitées contre nous. Le P. Garnier l’avait instruit avec un plein succès, mais le croyant encore attaché à ses superstitions, il n’osait lui conférer le baptême. — Ah ! lui disait Ahatsistari, si tu voyais aussi clair dans mon cœur que le maître de nos vies, tu ne me refuserais pas le baptême. Il vint à Sainte-Marie plaider sa cause auprès du Père supérieur et la gagna. C’est moi qui le baptisai dans la nuit de Pâques 1641. Quand il apprit que j’allais descendre à Québec, malgré le danger terrible, il voulut m’accompagner afin de me défendre — Si je tombe entre les mains des Iroquois, disait-il, je sais ce qui m’attend, mais crois-moi, je ne t’abandonnerai point. Jamais promesse n’a été plus noblement tenue, continua le jésuite avec une émotion profonde. Après avoir combattu le dernier, se voyant pour être enveloppé, Ahatsistari s’élança dans les bois et, léger comme un chevreuil, fut bientôt hors d’atteinte. Mais s’apercevant que je ne l’avais pas suivi, il se rappela sa promesse de ne jamais m’abandonner et revint se livrer à ses bourreaux plutôt que de la violer. Ah, soyez-en sûre, mademoiselle, parmi nos sauvages il y en a qui ont de la générosité et de la grandeur d’âme.
— Ahatsistari a souffert une mort bien cruelle ?
Le P. Jogues ferma les yeux, comme pour se soustraire à une vision d’horreur, et fut quelques instants sans rien dire ; puis il reprit :
— Les Iroquois commencèrent par lui couper les deux pouces, et par la plaie de la main gauche, poussèrent jusqu’au coude un bâton très aigu…
Comme je pleurais, en le voyant si horriblement traité, il craignit que les Iroquois ne vissent dans mes larmes un manque de courage, et leur dit, avec sa fierté sauvage : S’il pleure c’est parce qu’il m’aime ; quand vous l’avez tourmenté, vous ne l’avez pas vu pleurer. Il fut brûlé vif ainsi que son neveu, Paul Ononchoraton, jeune homme de vingt-cinq ans. Comme son oncle, celui-ci possédait une force d’âme à toute épreuve et la plus admirable générosité. Quand les Iroquois s’approchaient pour me faire subir quelque supplice, Paul Ononchoraton s’offrait à eux… les conjurait de m’épargner et d’exercer plutôt sur lui leur cruauté… Comme son oncle, il passa par le feu, sans faiblir. Depuis son baptême, il répétait souvent : Je serai heureux au ciel.
Le P. Jogues parlait avec une émotion singulièrement communicative.
— Vous avez été plus d’un an chez les Iroquois ? demanda Gisèle qui pleurait.
— Oui, mon enfant, mais ne pleurez pas sur moi. Pendant mon esclavage, j’ai baptisé soixante-dix personnes, enfants, jeunes gens, vieillards, qui sont maintenant dans le paradis. Dieu a ses élus partout et le missionnaire n’est jamais sans consolations… Ah ! croyez-moi, je serais bien à plaindre, si je n’avais l’espoir de retourner chez mes sauvages. Dieu ne m’a jugé digne du martyre, mais je vais retourner bientôt à ma mission… J’ai la promesse de mes supérieurs.
Le jésuite se tut. On eût dit que son regard apercevait la terre lointaine arrosée de ses sueurs et de son sang.
Après quelques instants de silence :
— Mon Père, dit Gisèle, j’ai une faveur à vous demander… Voulez-vous me laisser regarder vos mains ?
Rien n’était plus pénible à l’humilité du missionnaire.
Cependant il se rendit à sa demande, et ouvrant ses mains qu’il avait jusque là tenues fermées, les présenta à mademoiselle Méliand.
Le pouce droit était seul entier, encore l’ongle en avait-il été arraché. L’index mâché et comme écrasé entre les dents avait été en outre horriblement tordu. Ce qui restait des autres doigts coupés à la première ou à la seconde phalange ou brûlés dans le calumet faisait mal à voir.
Gisèle sentit une douleur aiguë lui traverser le cœur à la pensée que le cher ami de son enfance pouvait être ainsi traité et fondit en larmes.
— Je vous en prie, dit le missionnaire, tout confus, ne faites pas attention à ces petites marques de mon séjour chez les Iroquois… Parlons du P. Garnier.
— Est-il bien changé ? demanda-t-elle, lorsqu’elle put parler.
— Je crois que oui, mais il a toujours sa physionomie rayonnante. Que ne puis-je vous dire ce que je sais de sa patience, de sa force, de sa charité céleste… Son zèle est infatigable. Je l’ai vu partir par les plus mauvais temps… aller d’un bourg à l’autre… tomber dans les rivières, risquer mille fois de tomber entre les mains des Iroquois. Rien ne l’arrête… Sa piété est pure et profonde. Mais surtout j’admirais son humilité. Quoique tout soit éminent en lui, il se mettait toujours au-dessous de tous. Lorsque nous étions ensemble, en mission, je remarquais qu’il prenait toujours ce qu’il y avait de pire pour lui, et il faisait cela d’une manière si agréable, qu’on eût dit que ce qui répugnait le plus l’accommodait davantage. Il ne voit que Dieu… il n’agit que pour Dieu… Les peines qu’il a souffertes et qu’il souffre encore sont inconcevables, mais soyez-en sûre, à part la volonté de Dieu, il ne changerait pas pour le paradis.
Gisèle écoutait, le visage caché entre ses mains.
Quand le religieux eut fini de parler, elle resta ainsi quelques instants, puis découvrant sa figure inondée de pleurs :
— Mon Père, dit-elle, écoutez-moi… Charles Garnier et moi, nous avons été, en quelque sorte, fiancés dès l’enfance… Il a entendu la voix de Dieu et m’a abandonnée. Lui parti, il n’y avait plus rien pour moi, en ce monde… La vie m’a été un ennui mortel… une fatigue extrême… Sans les soins que je dois à sa mère, il y a longtemps que je serais dans un cloître. En attendant, j’ai tâché de me fortifier, par la prière incessante, par l’espoir de notre réunion au ciel. Mais je reste si loin de lui !
— Ma fille, répondit le P. Jogues, avec bonté, on peut s’élever à la plus haute perfection, tout en menant une vie ordinaire, en apparence.
— Je le sais, mon Père, mais toujours gravir, c’est si rude. Heureux ceux qui ont des ailes !
- ↑ Il mourut dans le mois d’octobre 1642 et fut enterré dans le tombeau de Champlain. Le P. Raymbault est le premier Jésuite mort au Canada.