Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 174-177).


XXIX


Avez-vous jamais songé à ce qu’est la vie du missionnaire.

« Il faut, a dit un illustre écrivain, que le missionnaire se dépouille de tout. Il meurt d’abord à sa famille selon la chair : il la quitte, il ne lui appartient plus, et selon toute apparence il ne la reverra plus. Il meurt ensuite à ses frères selon l’esprit, parmi lesquels il s’est engagé pour prendre une part de leurs travaux : il quittera aussi cette seconde maison paternelle, et probablement pour n’y plus rentrer. Il meurt encore à la patrie : il ira sur une terre lointaine, où ni les cieux, ni le sol, ni la langue, ni les usages, ne lui rappelleront la terre natale ; où l’homme même, bien souvent, n’a plus rien des hommes qu’il a connus, sauf leurs vices les plus grossiers et leurs misères les plus accablantes.

« Et quand ces trois séparations sont accomplies, quand ces trois morts sont consommées, il y en a une autre encore où le missionnaire doit arriver, et qui ne s’opérera pas d’un coup, mais qui sera de tous les instants, jusqu’à la dernière heure de son dernier jour : il devra mourir à lui-même, non seulement à toutes les délicatesses et à tous les besoins du corps, mais à toutes les nécessités ordinaires du cœur et de l’âme. Le missionnaire n’a pas de demeure fixe, pas d’asile passager, pas une pierre où reposer sa tête ; il n’a pas d’ami, pas de confident, pas de secours spirituel permanent et facile. Il court à travers de vastes espaces. Quelques chrétiens cachés sur un territoire immense, voilà sa paroisse et son troupeau. Il en fait la visite incessante à travers des périls incessants. Trois sortes d’ennemis l’entourent sans relâche : le climat, les bêtes féroces et les plus cruels de tous, les hommes.

« Si Dieu lui impose le fardeau d’une longue vie, il vieillira dans ce dénûment terrible ; et chaque jour l’amertume des ans comblera et fera déborder le vase de ses douleurs. Il n’aura plus cette vigueur du corps et ces ardeurs premières de l’âme qui donnent un charme à la fatigue, un attrait au danger, une saveur même au pain de l’exil. Il se traînera sur les chemins arrosés des sueurs de sa jeunesse, et qui n’ont pas fleuri. Il portera dans son âme ce deuil qui fut le fiel et l’absinthe aux lèvres de l’Homme Dieu, le deuil du père qui a enfanté des fils ingrats. Contemplant ce peuple toujours infidèle, énumérant les lâchetés, les obstinations, les refus, les ignorances coupables, les perversités renaissantes, hélas ! les apostasies, et, pour ainsi dire, le sang de Jésus devenu presque infécond par l’effet de la malice humaine, il baissera la tête et il entendra dans son cœur un écho de l’éternel gémissement des envoyés de Dieu : Curavimus Babylonem et non est sanata ! Ainsi s’achèveront ses jours fanés presque dès leur aurore : Dies mei sicut umbra declinaverunt et ego sicut fœnum arui. Ainsi il attendra que son pied se heurte à la pierre où il doit tomber, que sa vie s’accroche à la ronce où elle doit rester suspendue, une masure, une cachette au fond des bois, un fossé sur la route. Car le cimetière même, cet asile dans la terre consacrée, le missionnaire ne l’a pas toujours ; trouvant à mourir jusque dans la mort, il se dépouille aussi du tombeau.

« Telle est la vie du missionnaire. Suivant la nature, elle est incompréhensible et c’est trop peu de l’appeler une lente et formidable mort. Qui nous expliquera pourquoi il se trouve toujours des hommes pour se consumer dans cet obscur et sanglant travail ; des hommes qui désirent cette vie, qui la cherchent, qui l’ont rêvée enfants, et qui, cachant à leur mère ce grand dessein, mais le nourrissant toujours, obtiennent des hommes à force de la volonté, de Dieu, à force de prières, qu’il soit accompli ? Ah ! c’est le secret du ciel et le plus noble mystère de l’âme humaine. Jusqu’à la fin, il y aura des hommes de sacrifice, illuminés d’une clarté divine, qui, les yeux tournés vers Jésus, sauront parfaitement ce que la foule des autres peut à peine comprendre. In lumine tuo videbimus lumen. À la lumière de Dieu, ils devinent les joies de cette vie d’immolation pour Dieu ; ils y aspirent, ils les goûtent, ils veulent s’en assouvir et le monde n’a point de chaînes de fleurs qui les empêchent de courir à ces nobles fers. »