Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 126-132).


XX


Quatre années s’étaient écoulées. On touchait à l’hiver de 1629.

M. de Champlain n’avait pas reparu en France ; Réginald de Brunand avait péri au siège de La Rochelle ; Charles Garnier était religieux.

Gisèle l’avait entendu prononcer ses vœux redoutables ; elle l’avait vu, prosterné sur le parquet du sanctuaire, recevoir l’onction qui le faisait prêtre pour l’éternité.

Violemment tentée souvent par l’idée du cloître, elle la repoussait pour ne pas désespérer ses parents d’adoption dont la tendresse pour elle avait pris les proportions d’un culte.

M. et madame Garnier avaient cru d’abord que le temps triompherait de ses regrets ; qu’après la résignation viendrait le calme, puis la possibilité du bonheur. Force leur fut de reconnaître qu’ils s’étaient trompés.

— C’est pour vous que je reste dans le monde, répondait-elle, lorsqu’ils lui parlaient de mariage. Si je vous survis, je me ferai religieuse. Voilà la question d’avenir réglée.

Malgré cette déclaration très ferme, ni le magistrat, ni sa femme n’avaient voulu consentir à ses désirs de vie retirée.

Mademoiselle Méliand allait donc souvent dans le monde, où elle se sentait seule au milieu des fêtes les plus brillantes.

Ces succès, ces hommages, qui font tourner les meilleures têtes, la laissaient froide. Le bal n’avait pas d’ivresse pour elle. Là, plus qu’ailleurs encore, le souvenir de Charles lui revenait vif et sacré.

Son amour pour lui s’était transformé, mais il remplissait toujours son cœur. Et, comme une femme prend les sentiments de celui qu’elle aime, ces vains plaisirs, ces frivoles joies qu’il avait méprisés, elle les méprisait, et cela, sans effort de réflexion ni de vertu.

Nul ne pourrait jamais le remplacer pour elle — elle le savait parfaitement. Mais, dans le secret de son cœur, sous les dehors du calme que donne la volonté, elle n’en portait pas moins toutes les tendres aspirations de son âge ; et ce désert comme infini qui s’étendait devant sa jeunesse lui semblait terrible à traverser.

Le premier déchirement de la séparation surmonté, elle s’était beaucoup appliquée à la musique ; et, à l’indicible jouissance de ceux qui l’entouraient, ses tristesses prenaient souvent la forme musicale.

Mais la musique, qui centuple le sentiment, ne lui avait pas été d’un grand secours. La vraie source de consolation était plus haut. Gisèle le savait ; et il n’était pas sourd à son appel, le Dieu qu’elle invoquait, pour combler le vide immense insupportable, qui s’était fait dans sa vie. Grâce à la prière persévérante, elle sentait chaque jour son âme plus ferme, plus sereine : — Là, où il a volé, je tâcherai de gravir, disait-elle.

Mademoiselle Méliand ne s’était liée avec aucune des jeunes filles de son âge, mais une grave amitié l’unissait à madame de Champlain.

C’était chez elle qu’elle se rendait par un beau jour de novembre 1629.

Un loup de velours noir couvrait son visage, suivant la mode d’alors. Escortée par sa femme de chambre, elle marchait lentement, sans souci du va-et-vient des passants.

Rue Saint-Germain-l’Auxerrois, mademoiselle Méliand s’arrêta devant une vieille maison au balcon de fer ouvragé et aux larges fenêtres à petites vitres. — Je crois qu’il y a des nouvelles de M. de Champlain, dit la vieille bonne qui lui ouvrit.

Gisèle détacha son masque de velours noir et, le cœur ému, prit l’escalier à rampe de chêne qui conduisait à un palier large et sombre sur lequel donnait le petit salon où madame de Champlain recevait d’ordinaire.

La porte en était grande ouverte ; et, du premier regard, Gisèle aperçut la jeune femme. Debout, appuyée sur le dossier d’un fauteuil, elle écoutait, avec une attention émue, extraordinaire, quelqu’un qui lui parlait avec animation. Mademoiselle Méliand ne voyait pas celui qui parlait, mais le son de sa voix mâle et douce la fit tressaillir, en rappelant au vif le souvenir d’une heure sacrée.

— Entrez, Gisèle, dit madame de Champlain apercevant la jeune fille. Vous allez voir un missionnaire que vous ne devez pas avoir oublié, le P. de Brébeuf.

— Je suis heureux de vous rencontrer, dit le jésuite. Le chant du départ m’est revenu bien des fois ; mais, comme vous voyez, je n’ai pas eu l’honneur d’être martyrisé.

Ces quatre années l’avaient vieilli. Mais c’était toujours le type de la force, l’athlète taillé pour le combat.

— Et M. de Champlain ? demanda mademoiselle Méliand, après une respectueuse révérence.

— M. de Champlain sera bientôt ici. Nous avons fait la traversée ensemble. Je l’ai quitté à Plymouth en route pour Londres, où il va travailler à se faire rendre Québec. La paix était conclue, lorsque les frères Kertk, huguenots au service de l’Angleterre, s’en sont emparés.

— Québec est au pouvoir des Anglais ! s’écria Gisèle. Mon Dieu ! quel malheur pour M. de Champlain ! Comment cela s’est-il fait ? mon Père.

— Depuis trois ans, Québec n’avait reçu ni provisions, ni poudre, ni balles. La flotte de M. de Roquemont a été arrêtée, en partie détruite par la flotte anglaise. Dès l’été dernier, les Kertk, mouillés à Tadoussac, avaient fait sommer M. de Champlain de leur livrer le fort. M. de Champlain reçut l’envoyé fort courtoisement et répondit : « Si les Anglais veulent nous attaquer, qu’ils s’acheminent au lieu de nous menacer de si loin ». Trompés par cette assurance, les Anglais n’osèrent pas, cette fois, risquer l’attaque. Pourtant, toute résistance était impossible. C’est à peine si les Français avaient cinquante livres de poudre ; et, quelques jours auparavant, deux tours du fort s’étaient écroulées. De plus, la faim commençait à se faire cruellement sentir à Québec. Mais, bonne mine n’est pas défendue, disait M. de Champlain. Il prit toutes les mesures possibles pour soulager ses gens, et on réussit à passer l’hiver sans mourir de faim… M. de Champlain s’était mis gaiement à la ration commune — sept onces de pois par jour. Au mois de mai, les pois étaient épuisés. Depuis longtemps on n’avait ni poudre, ni plomb. Les femmes, les enfants passaient les journées dans les bois à la recherche de glands et de racines… celles du sceau de Salomon étaient surtout estimées. On souffrit tant de la faim que, lorsque les Anglais se présentèrent au mois de juillet, ils furent reçus comme des libérateurs.

Madame de Champlain s’était couvert la figure de ses mains et les larmes filtraient entre ses doigts.

— Madame, dit doucement le jésuite, il a tout enduré héroïquement et vous avez lieu d’être fière… D’ailleurs, les termes de la capitulation ont été fort honorables. Les Kertk ont eu les plus grands égards pour M. de Champlain. Ils n’ont pas voulu qu’il abandonnât ses appartements. Ils lui ont même permis d’y faire célébrer la messe.

— Le P. Masse et le P. Lallemant sont-ils aussi revenus ? demanda mademoiselle Méliand.

— Il l’a bien fallu. Ces Huguenots n’auraient jamais voulu souffrir de jésuite, dit le P. de Brébeuf gaiement. Quand le commandant Kertk vint à Notre-Dame-des-Anges, sa première parole fut pour nous dire qu’il regrettait de n’avoir pu commencer les opérations en mitraillant notre maison. Du reste, pour leur rendre justice, les Kertk ont eu de bons procédés pour tous les autres… Mais c’était dur de voir la croix Saint-Georges à la place du drapeau blanc.

M. de Champlain était-il bien triste ? dirent les deux dames.

— La capitulation signée, il semblait malheureux… Il demanda qu’on le conduisît à Tadoussac : je descendis sur le même vaisseau. Les Hébert, les Couillard, tout ce qui restait à Québec vint le reconduire. — Je reviendrai, je reviendrai, je vous le promets, disait-il ; et je crois qu’il aurait volontiers pleuré. — À Tadoussac, il n’était pas triste et chassait souvent aux alouettes avec l’amiral anglais. Il est de ceux que le découragement n’atteint pas, dit le P. de Brébeuf, se levant pour prendre congé.

— Mon Père, dit Gisèle, avez-vous trouvé la vie de missionnaire bien terrible ? Avez-vous beaucoup souffert chez les sauvages ?

La figure fatiguée du jésuite s’éclaira d’un souvenir de bonheur :

Jesu dulcis memoria, dit-il. Ce que vous m’avez chanté, la veille de mon départ, j’en ai fait l’expérience ; et, comme M. de Champlain, j’espère bien retourner au Canada.