À l’œuvre et à l’épreuve/13
XIII
Le lieutenant de Brunand venait de prendre congé.
La voiture qui l’emportait avait déjà disparu sur la grande route.
Immobile et songeur, Charles Garnier restait à l’endroit où il lui avait dit adieu.
Gisèle, qui l’observait, le rejoignit. — Ce départ vous attriste ?… Vous aimez M. de Brunand ? demanda-t-elle avec cette merveilleuse douceur d’accent qui donnait à sa voix tant de puissance.
— Pauvre Réginald ! murmura Charles involontairement.
Un sourire effleura les lèvres de la jeune fille.
— Ne dirait-on pas qu’il s’en va à la mort, répliqua-t-elle.
Charles la regarda avec une expression sérieuse, indéfinissable, mais ne répondit rien.
— Rentrez-vous ?… venez-vous avec moi au jardin ? demanda-t-elle.
Debout sur les degrés, M. et madame Garnier suivirent du regard les deux jeunes gens.
— La jeunesse et le printemps sont deux belles choses… c’est incontestable, dit madame Garnier après quelques instants… Regardez… et dites-moi si ce n’est pas charmant de les voir ensemble dans le jardin.
— Charles a bien profité de son voyage, continua-t-elle, voyant que son mari restait silencieux et sombre. Plus rien de l’écolier, mais l’aisance et la grâce d’un homme du monde… La taille a maintenant toute son élégance, sinon toute sa force.
— Figurez-vous, fit le magistrat d’une voix basse et concentrée, figurez-vous qu’il a osé déjà me renouveler ses folles demandes d’entrer chez les Jésuites… Il ne dit plus : J’hésite, je voudrais voir… essayer… Non… Il m’a dit : Je suis décidé.
Deux larmes jaillirent des yeux de madame Garnier.
— Pourtant, dit-elle, il semblait si heureux d’arriver !
— J’ai maîtrisé ma colère comme j’ai pu… Je lui ai dit que nous en reparlerions dans six mois… En attendant, je lui ai formellement défendu de vous attrister avec ces propos-là… vous et Gisèle… Soyez tranquille… avant six mois, il sera revenu à la raison… Même il me semble qu’il craint déjà pour ses résolutions si bien arrêtées. La belle enfant ! que la joie lui va donc bien ! qu’elle est donc ravissante ! Il peut en prendre son parti… Ses résolutions de congréganiste n’y tiendront pas longtemps.
Pendant que M. et madame Garnier traitaient à fond le sujet qui leur tenait tant au cœur, Charles et Gisèle passaient et repassaient dans l’une de ces longues allées droites, alors à la mode en France.
Ils n’échangeaient guère que de brèves paroles.
Il semblait à mademoiselle Méliand que Charles ressentait beaucoup trop le départ de son ami.
Sa manière d’être avec elle l’étonnait… la gênait… et elle, qui avait tant désiré causer intimement avec lui, ne trouvait rien à lui dire. Mais la joie était dans son cœur.
Cependant à mesure que les jours s’écoulaient, cette joie ardente se mêla souvent de tristesse.
Sans doute, c’était délicieux de l’avoir, elle ne s’habituait pas au bonheur de le voir, de l’entendre ; sa présence donnait un charme infini à la vie domestique, mais il lui semblait parfois qu’il était plus loin d’elle que jamais.
Ce lien invisible et charmant qui les avait toujours unis, il ne le lui faisait plus jamais sentir.
— On dirait qu’il vit, qu’il respire dans une atmosphère supérieure, disait Gisèle à madame Garnier… Il m’inspire souvent une sorte de crainte… je ne sais quel étrange… quel invincible respect…