Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 59-71).


XI


Quelques heures plus tard, une modeste voiture de louage arrivait à Bois-Belle.

Un homme enveloppé d’un long manteau noir, en descendit et, ouvrant la grille du jardin, se dirigea vers la porte principale de la villa.

Il était de haute taille, très robuste ; et son manteau, relevé sur son bras, laissait apercevoir l’étroite soutane noire, le crucifix et le chapelet des fils de Loyola.

— M. de Champlain est-il encore ici ? demanda-t-il, soulevant son sombrero à la jeune servante, en coiffe blanche, qui lui ouvrit. Et sur sa réponse affirmative :

— Voulez-vous lui dire, ma bonne fille, que le P. de Brébeuf lui présente ses hommages et demande un instant d’entretien ?

La petite servante, marchant devant le jésuite, l’introduisit dans une pièce qui semblait un cabinet de travail, lui approcha un fauteuil et sortit.

Le religieux s’assit, sans jeter un seul regard autour de lui. Il y avait là, pourtant, des objets d’art, des marbres magnifiques, de beaux et graves tableaux. Mais il ne parut pas s’en apercevoir. La tête appuyée sur le dossier haut et droit de son fauteuil, il resta à regarder devant lui, par la fenêtre ouverte. Mais on voyait facilement que sa pensée était ailleurs — bien loin de ce beau jardin et des calmes, des gracieuses perspectives d’Auteuil.

Au bout de quelques minutes, une main bronzée souleva la portière, et M. de Champlain parut.

Le fondateur de la Nouvelle-France et le plus illustre de ses missionnaires se rencontraient pour la première fois. Ils échangèrent un rapide coup-d’œil, et se saluèrent avec le noble respect qui était, alors, dans les mœurs françaises.

— Monsieur, dit allègrement le jésuite, le P. Lallemant, le P. Masse et moi, nous sommes les élus. Mon supérieur m’envoie vous le dire et vous annoncer que, demain, nous partons pour Dieppe, où nous prendrons le vaisseau qui doit, au premier bon vent, faire voile vers le Canada.

M. de Champlain exprima sa satisfaction et, d’un geste courtois, invitant le P. de Brébeuf à reprendre son fauteuil : — Je vous suivrai bientôt, mon Père, dit-il, s’asseyant en face de lui.

Et, tout en causant du départ prochain, de la traversée alors si rude, il examina attentivement celui que la Compagnie de Jésus avait choisi pour porter l’Évangile chez les terribles sauvages du Canada.

Sa tête pâle, sereine, respirait la force tranquille. Sur ce mâle visage, labouré de rides précoces, les souffrances de la nature domptée avaient laissé leurs traces ; mais la transparence du bonheur intérieur les adoucissait, les embellissait. On sentait que le travail contre soi-même n’offrait plus de difficultés à ce jésuite. La joie du sacrifice illuminait son front paisible, un peu dépouillé par la maturité de la jeunesse ; et, chaque fois qu’il était question du départ, ses yeux doux et clairs rayonnaient.

Champlain avait le regard qui sait voir un grand caractère, et se dit bientôt : Ces jésuites ont du coup-d’œil ; il est trempé pour le combat obscur et sanglant.

Bon connaisseur de la force physique, Champlain ne pouvait s’empêcher d’admirer aussi la carrure du missionnaire : Taillé en athlète ! pensait-il, en regardant ses épaules puissantes, son cou large, musculeux, sur lequel tranchait le col noir de son ordre.

Il complimenta gaiement le jésuite, l’assurant que sa force lui serait bien utile et lui vaudrait l’admiration des sauvages.

— Je n’ai pas à me plaindre de ma constitution, dit le P. de Brébeuf avec un sourire. Mais je croyais, monsieur, que les Peaux-Rouges méprisaient les blancs.

— Ils se croient bien supérieurs à nous ; c’est incontestable… Ils ont la civilisation en mépris… la foi en horreur… Ils n’estiment que nos armes et l’eau-de-vie — l’eau de feu, comme ils disent.

— Ces pauvres sauvages !… on les dit bien dégradés… bien cruels ?…

— Quant à leur cruauté, il est impossible de l’exagérer. Je les ai vus à l’œuvre, répondit M. de Champlain avec un geste expressif. Priez Dieu, mon Père, de n’avoir jamais sous les yeux ces scènes d’enfer.

Un sourire vint aux lèvres du P. de Brébeuf :

— J’ai tant d’autres choses à demander à Dieu, dit-il doucement.

— Vous savez ce qui vous attend là-bas… vous savez que vous allez à une vie plus horrible que la mort, répliqua M. de Champlain, en le regardant droit dans les yeux.

Le missionnaire inclina silencieusement sa tête sereine.

— Vivre parmi les sauvages, c’est vivre de souffrances, ou plutôt, ce n’est pas vivre… c’est mourir à tous les besoins de l’âme et du corps.

— Mais tant mieux, monsieur ! que tout l’homme meure, en effet, et qu’il ne reste plus en moi que l’envoyé de Dieu.

— Dans les royaumes de Satan, les envoyés de Dieu courent bien des risques… Ils tiennent à leurs superstitions, ces sauvages grossiers et féroces… et la qualité d’envoyé de Dieu ne vous vaudra peut-être que la plus horrible des morts.

Une flamme céleste brilla dans les yeux du jésuite.

— C’est la règle ordinaire, s’écria-t-il joyeusement. Il faut du sang pour que la semence de vie germe et prenne racine… Mais Notre-Seigneur daignera-t-il accepter le mien ?… Je lui offre, dès aujourd’hui et de grand cœur, mon sang et ma vie.

Le P. de Brébeuf dit cela très simplement, avec une sincérité énergique qui émut Champlain. L’héroïque marin connaissait les hommes, et ressentit un frémissement en voyant la souffrance si ardemment embrassée. Mais on n’exprime guère aux saints l’admiration qu’ils inspirent. Pourtant, voulant dire quelque chose :

— Mon Père, demanda-t-il, avez-vous quelque connaissance des mœurs et des coutumes sauvages ?

— Là-dessus, monsieur, je n’ai que des idées fort générales.

— Les sauvages du Canada ont des usages tout à fait particuliers ; ainsi, c’est une impolitesse d’appeler quelqu’un par son nom ; en s’adressant aux sauvages on dit : mon oncle, mon frère, mon neveu, mon cousin… suivant l’âge et la position… Il ne faut jamais, non plus, rappeler le souvenir des morts. Dire à quelqu’un que son père et sa mère sont morts, c’est un outrage sanglant, et les sauvages sont terriblement orgueilleux, terriblement vindicatifs… Il vous faudra beaucoup observer, beaucoup étudier.

— Ah ! si je pouvais me faire comprendre de ces pauvres gens !… Mais on dit les langues sauvages bien difficiles.

— C’est vrai ; et, autant que j’en puis juger, très riches… très régulières… mais il faut les apprendre sans livre et, pour ainsi dire, sans maître. Quant à moi, bon gré mal gré, il m’a fallu passer un hiver chez les Hurons ; et, tout en chassant avec mon hôte, le chef Darontal, j’ai appris un peu la langue. Mais je suis encore obligé de recourir à mes interprètes.

— Eh bien, répliqua le missionnaire, en attendant de parler le huron, je baptiserai toujours quelques enfants mourants. Pour sauver une seule de ces petites âmes, je traverserais l’océan et j’irais vivre chez les sauvages.

— Le salut d’une âme vaut mieux que la conquête d’un empire, murmura Champlain.

— Vous l’avez déjà dit hautement, monsieur ; et, si je me rappelle bien, vous ajoutiez : Les rois ne doivent songer à s’emparer des pays idolâtres que pour les soumettre à Jésus-Christ.

— Il n’est pas nécessaire d’être grand docteur pour trouver cela.

— Non, fit le religieux, souriant ; il suffit d’avoir la foi, ces yeux illuminés du cœur dont parle saint Paul. Croyez-vous, monsieur, que les peuples du Canada soient bien difficiles à christianiser ?

— C’est à se demander si on y arrivera jamais… Les Récollets ont beaucoup travaillé… mais, travailler à instruire les sauvages, c’est, à la lettre, semer sur le sable mouvant, sur les pierres roulantes.

— Ils sont intelligents pourtant ?

— Oui, en certaines choses : ils mentent habilement… ils volent avec le pied aussi bien qu’avec la main… il y en a même qui sont éloquents. Mais ils sont si grossiers, qu’ils n’ont pas de mots pour exprimer l’idée de Dieu… Pour leur en parler, il faut inventer des périphrases : Celui qui a tout fait… le grand capitaine des hommes… À cette grossièreté, joignez l’orgueil, la vengeance qui fait le fond de leur nature, et dites-moi si l’on peut espérer en faire des chrétiens.

Le P. de Brébeuf écoutait tout avec une sérénité inaltérable.

— Quand nous aurons assez souffert là-bas, dit-il tranquillement, une église germera et sortira de terre.

— Et il y aura, là-bas, un royaume chrétien, un royaume français… c’est mon rêve, mon Père.

— Dites votre mission, monsieur… Dieu ne permet guère qu’un homme de votre valeur consacre sa vie à une chimère.

— Alors, s’écria Champlain, vous croyez à la Nouvelle-France ?… Dites-moi cela, mon Père.

Le missionnaire le regarda avec une admiration contenue, mais profonde.

— L’avenir est au-delà de nos regards, dit-il doucement ; il est caché dans les plans divins. Mais le patriotisme, qui fait les grands hommes, fait aussi les grands prodiges… Je crois qu’il y aura une Nouvelle-France, à l’éternel honneur de Champlain.

M. de Champlain s’inclina courtoisement et sa figure bronzée s’illumina.

— Dieu le veut, dit-il, c’est évident. Si Roberval, si La Roche ont échoué misérablement, c’est que la Nouvelle-France a de hautes destinées et ne pouvait pas sortir d’une bande de repris de justice… Quant à Chauvin… un protestant ne devait pas être le fondateur de la Nouvelle-France.

— Ne puis-je rien pour vous à Québec ? monsieur de Champlain.

— Mais si… Priez. « Si le Seigneur ne bâtit lui-même la maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la construisent. »

Le P. de Brébeuf se levait pour prendre congé.

— Mon Père, dit Champlain, mes hôtes et ma femme ne me pardonneraient pas de vous laisser partir ainsi… Ils seront heureux de vous voir, ne fût-ce qu’un moment.

Et, traversant quelques pièces, il conduisit le jésuite au salon où M. et madame Garnier, madame de Champlain et mademoiselle Méliand étaient à causer. Après les premières civilités :

— Mademoiselle Méliand, dit M. de Champlain, je demande le chant du départ pour ce chevalier du Christ, qui s’en va chez les sauvages du Canada… avec l’espoir d’être brûlé à petit feu l’un de ces jours.

— Non, non, dit le missionnaire, répondant au regard de la jeune fille. N’ayez nulle crainte. Je n’aurai pas un sort si beau. Tout au plus, je mourrai de misère et de rhumatismes chez mes sauvages… Mais, en attendant, je serai charmé d’avoir le chant du départ — comme parle M. de Champlain.

Sans trop savoir ce qu’elle faisait, Gisèle se leva et se dirigea vers sa harpe.

L’aspect du P. de Brébeuf, les paroles de Champlain l’avaient émue. Son cœur battait avec force et tout en effleurant les cordes de l’instrument : Mon Dieu ! pensait-elle, que chanter ! que chanter à ce jésuite qui sera, peut-être, un martyr…

Et, malgré ce que la vie de missionnaire a d’horrible et d’incompréhensible à la nature, ce fut un chant de tendresse et de joie qui lui vint aux lèvres : Jesu dulcis memoria : « Le souvenir de Jésus est doux, il donne au cœur la vraie joie. »

La jeune fille chanta en entier l’hymne suave, bien des fois chantée à Port-Royal, et son émotion ne fit qu’ajouter au charme de sa voix céleste.

Le P. de Brébeuf écoutait immobile, les yeux fermés, dans ce recueillement profond qui est la vie ardente et le repos divin de l’âme.

Il écoutait… et il lui semblait que cette voix ravissante n’était qu’un écho de l’amour qui chantait en lui.

Le chant est l’expression suprême du bonheur et de la vie. Il révèle l’âme à elle-même et la ravit complètement. Ceux qui étaient là l’éprouvèrent et n’oublièrent jamais ce moment.

Gisèle avait fini, et on l’écoutait toujours.

— Merci, mademoiselle, dit enfin M. de Champlain, essuyant brusquement ses larmes. J’emporterai ce souvenir dans les forêts du Canada.

Le P. de Brébeuf se leva transporté, rayonnant : Jesu dulcis memoria !… le beau chant de mort pour le missionnaire attaché au poteau de torture !

Et, dans une sorte de ravissement, il répéta :

Nec lingua valet dicere,
Nec littera exprimere,
Expertus potest credere
Quid sit Jesum diligere.

Le jésuite était magnifique à voir. On sentait que l’amour de Jésus-Christ le possédait tout entier ; que les souffrances de toutes sortes, loin d’étouffer ce feu céleste, ne serviraient qu’à l’embraser.

Debout, à côté de sa harpe et le cœur brûlant d’enthousiasme, Gisèle le regardait, sans s’apercevoir que les larmes inondaient son visage.

Le missionnaire s’approcha d’elle : — « Son amour surpasse toutes les délices, tous les désirs… » Ne l’oubliez jamais, dit-il, vous qui l’avez chanté comme les anges.

Il fit le signe de la croix sur cette tête charmante. Puis, regardant ceux qui l’entouraient, le P. de Brébeuf joignit les mains et répéta très humblement ce que saint Paul disait aux fidèles de Rome, en leur annonçant son départ pour l’Espagne : « Mes bien-aimés, je vous conjure, par Notre-Seigneur Jésus-Christ et par la charité de l’Esprit-Saint, de m’aider par les prières que vous ferez pour moi auprès de Dieu, car je dois annoncer l’Évangile à ceux qui n’en ont point ouï parler encore. »

M. Garnier et M. de Champlain voulurent reconduire le missionnaire jusqu’à sa voiture.

Gisèle resta sur le perron et le suivit du regard jusqu’au bout de l’avenue. Ce qu’on lui avait raconté de l’infernale cruauté des sauvages était encore tout vif en son esprit ; et, de ses yeux obscurcis par les larmes, il lui semblait voir P. de Brébeuf traîné à la cabane de sang, déchiré, brûlé, dévoré avec des railleries atroces et des hurlements d’allégresse.