À l’œil (recueil)/Préface

À l’œilFlammarion (p. 5-9).


PRÉFACE



Alphonse Allais ! je le revois encore, tel que je l’ai connu dans les dernières années de sa vie, avec sa longue figure colorée et douce, ses yeux bleus étonnés, ses belles mains dont il avait grand soin, et cet air de dignité répandu sur toute sa personne ; tel que l’a dépeint une de ses compatriotes, le poète Mme Lucie Delarue-Mardrus :

Vous qui l’avez connu, qu’il vous souvienne.
Il semblait un viking blond, sérieux et fier.

Eh ! oui, sérieux comme un humoriste, et c’est précisément ce sérieux qui faisait d’Alphonse Allais le prince des pince-sans-rire. L’humour, ce sont les jeux de la philosophie et de la plaisanterie, de la logique et de la fantaisie, de l’observation et de l’imagination, du cœur et de l’esprit. Il entre dans l’humour beaucoup de gravité.

On raconte que pendant qu’il accomplissait dans je ne sais quelle ville une période d’exercices de vingt-huit jours, Alphonse Allais, simple soldat, entra un matin à la salle des rapports. Il y avait là des officiers d’un grade élevé : le capitaine adjudant-major, un commandant, le colonel peut-être ! Alphonse Allais porta la main à son képi et dit du ton le plus naturel : « Bonjour, messieurs et dames ! »

Cela n’a l’air de rien ; mais, quand on y réfléchit, quand on songe à la hiérarchie, à la discipline, à la terreur militaire, à la grosse boîte, à Biribi, que sais-je ? cela paraît formidable ; devant cet inoffensif : — Bonjour, messieurs et dames ! — on demeure confondu, on est pris de vertige. Depuis que l’humanité est à l’âge des casernes, un seul troupier, un seul, est entré dans une salle des rapports en disant : — Bonjour, messieurs et dames ! — et ce troupier est Alphonse Allais… et c’est tout Alphonse Allais.

Certes, la plaisanterie était téméraire :

Humour, humour, quand tu nous tiens,
On peut bien dire : Adieu, prudence !

Mais ce qui préserva notre humoriste, dans une circonstance aussi périlleuse, ce fut son imperturbable sérieux. S’il avait paru s’amuser lui-même de ce salut prodigieux, s’il avait ri, le premier (et quel mauvais goût !) de sa plaisanterie, il était perdu. Le capitaine adjudant-major, le commandant, le colonel ne s’y seraient pas trompés : ils auraient bien vu qu’ils avaient affaire à un farceur ; que serait-il arrivé ? On frémit rien que d’y penser. Mais, encore une fois, le soldat ne riait pas, ni même souriait. Alors, les chefs prirent le parti de rire, croyant à quelque bizarrerie, à quelque passager dérangement cérébral.

Si j’ai un peu appuyé sur ce trait excellent, c’est qu’il m’apparaît bien caractéristique de la manière de ce grand humoriste : c’est une clé de son œuvre.

On a dit qu’Alphonse Allais était supérieur à son œuvre. J’entends bien : ex-élève en pharmacie, (ai-je mentionné qu’il était le fils d’un pharmacien d’Honfleur ?), chimiste distingué, curieux des sciences naturelles, des inventions mécaniques et des systèmes philosophiques, d’une culture étendue, très fin lettré, il aurait pu écrire des livres moins…, des livres plus…, enfin des livres ! C’est que trop de gens en France n’admettent pas qu’un à-peu-près puisse valoir parfois une grande pensée, surtout ne comprennent pas l’ironie, la seule arme pourtant que nous ayons contre les mauvaises puissances et les faux dieux.

Alphonse Allais a écrit la Vie drôle, et c’est considérable.

Sa sœur, Mme Leroy-Allais, dans une biographie toute pleine d’admiration et de piété fraternelles, nous le montre à vingt ans, après des débuts très modestes au Tintamarre, hésitant entre la pharmacie et la littérature. Un père le pressait de manipuler, un démon le pressait d’écrire. Celui-ci l’emporta. Ses premiers contes parurent dans le journal Le Chat Noir, dont le directeur était le gentilhomme-peintre-cabaretier Rodolphe Salis. Les lecteurs de cette feuille hebdomadaire et indépendante apprécièrent aussitôt la qualité de ces petits écrits. Cependant, la renommée de leur auteur descendit assez lentement, malgré la pente, de Montmartre sur les boulevards et ce n’est que quelques années plus tard, quand parut le journal Le Journal dont il fut un des premiers collaborateurs, que le grand public connut Alphonse Allais ; mais, dès qu’il le connut, il l’aima. Son nom devint bientôt populaire.

C’est qu’il n’y a pas seulement dans ces articles d’Alphonse Allais gaieté, blague et fumisterie, et une aptitude singulière à saisir des rapports inattendus entre les choses, et des applications inespérées des dernières découvertes de la science, il y a aussi de l’indulgence de la simplicité, de la générosité, de la pitié, de la bonté, et par là ils allaient au peuple. Joignez à cela qu’ils sont écrits dans un style pittoresque, souple, nuancé, ingénieux ; style d’un écrivain qui connaît admirablement sa langue, qui la connaît dans les grandes lignes et dans les coins. Dans plus d’un de ces articles, le fils du pharmacien d’Honfleur semblait doser et manipuler, si l’on peut dire, toutes les figures de l’intelligence.

Pendant quinze années et, plusieurs fois par semaine, Alphonse Allais a distribué de la joie à des milliers de lecteurs. Alors, dans les wagons qui des banlieues amènent à Paris ouvriers et ouvrières, petits et petites employés, dans le métro, dans les omnibus (il n’y avait pas encore d’autobus), dans la rue, on entendait cette phrase : — « Avez-vous lu celui de ce matin ? » — Il s’agissait de l’article d’Alphonse Allais et, pendant quelques instants, ces humbles gens avaient pu croire, effectivement, que la vie était drôle. Résultat émouvant !

L’explication de cette réussite, comme l’a très bien remarqué Alfred Capus, c’est qu’Alponse Allais avait du goût. La muflerie, la bassesse, l’hypocrisie, l’avarice, la méchanceté, lui faisaient horreur. Il avait aussi un grand bon sens, jusque-là qu’il a pu signer Francisque Sarcey de petites parodies d’une drôlerie impayable, et dont l’Oncle était le premier à rire aux larmes.

Ce qui contribuait encore à faire d’Alphonse Allais un homme d’une originalité extraordinaire, c’est qu’il n’était pas seulement humoriste en écrivant et sur le papier ; dans sa conversation, dans ses actes, à chaque instant, il réalisait son humour, il le vivait.

Ai-je besoin d’ajouter que la fin de l’auteur de la Vie drôle fut pathétique ? Je l’ai vu sur son lit de mort, dans une triste chambre d’un hôtel de la rue d’Amsterdam. Son visage avait une gravité, une sérénité, une noblesse admirables.

Si, à l’entrée de l’au-delà, il y a une salle des rapports, celui qui a écrit cette phrase célèbre : « Tous les jours que le bon Dieu fait — et il en fait le bougre ! — » celui-là aura su faire rire et, partant, désarmer M. Saint-Pierre.


Maurice Donnay.