À l’œil (recueil)/Les Petites Merry-Joë

À l’œilFlammarion (p. 200-207).


LES PETITES MERRY-JOË


Voulez-vous me permettre de vous présenter la famille Merry-Joë, American family ?

Très gentils, les Merry-Joë. Je les aime beaucoup.

Papa d’abord, né à Boston (U. S. A.), ex-clown dans tous les cirques du monde entier, actuellement père de famille et professeur de banjo.

Car — le croirait-on ? — il existe à Paris un certain nombre de professeurs de banjo. On m’a même affirmé — mais, que ne dit-on pas ? — que ces professeurs trouvent des élèves, parfois.

Tant mieux pour eux.

Merry-Joë renonça à la noble existence du cirque, voilà quelques années déjà, parce que des rhumatismes tourmentaient cruellement ses muscles. Mais il a conservé un petit goût très vif des spectacles clownesques, et ses meilleures soirées sont celles qu’il passe chez Fernando.

Auguste et lui sont très amis.

Mamma ensuite, Mme Merry-Joë.

Ah ! la brave et digne mère.

Avez-vous jamais vu une maman poule avec ses poussins ?

Seulement, elle ne caquette pas comme les poules, Mme Merry-Joë. Elle ne bouge même pas. Quand elle veut ramasser près d’elle ses trois fillettes, elle siffle un pssstt particulier qu’elles connaissent bien, et les petites s’abattent autour de mamma comme une nuée de jeunes cailles.

Le même procédé est employé par le père Merry-Joë pour grouper sa famille.

Les trois demoiselles maintenant les petites Merry-Joë : « American Pearls ! Great Attraction ! The young Trio ! le clou du Canapé cambodgien (concert tous les jours à 8 heures, dimanches et fêtes grande matinée). »

Mary Ann, l’aînée (15 ans), Martha (13 ans) et la petite Lucy (11 ans), idole du public.

Il faudrait avoir fait quinze fois le tour du monde pour posséder une idée d’un répertoire lyrique aussi varié, aussi cosmopolite, aussi imprévu que celui des petites Merry-Joë.

Il y a de tout là-dedans : la valse de Mme Angot, le chant national d’Honolulu, Au clair de la lune, Yankee Doddle, Viva Garibaldi, la Marseillaise, etc.

Un jeu mêlé, sans doute, mais pas monotone.

Et elles chantent tout cela avec d’adorables petites voix claires, bien timbrées et des mines extraordinairement graves.

Lucy n’est pas toujours sérieuse et, quelquefois même dans des chansons qui exigent une attitude posée et une figure réfléchie, son tempérament reprend le dessus et elle se livre à des sortes de plaisanteries qui répondent au nom de galipettes.

Oh ! soyez tranquilles, ce n’est pas pour le public qu’elle sort ainsi des règles, c’est bien pour elle-même.

Elle s’amuse, d’abord, et puis, si le public s’amuse aussi, tant mieux pour lui.

Elles dansent aussi, les petites Merry-Joë. Si leurs chansons sont variées, que dira-t-on de leur chorégraphie ?

Tous les peuples du monde y sont représentés et toutes les époques.

Voulez-vous un menuet ? voilà un menuet. Voulez-vous la bamboula ? voilà la bamboula. Et puis, pour finir, la gigue, la gigue, la gigue !

Pendant ce temps, la bonne Mme Merry-Joë est dans un coin de la salle, occupée à confectionner des costumes pour les petites.

Quand Mme Merry-Joë confectionne des costumes, l’humanité lui devient absolument indifférente. Rien ne lui est plus, plus ne lui est rien.

On crie autour d’elle. De tumultueux imbéciles réclament la revue ! la revue ! Les cannes heurtent le plancher, les verres se fracassent. Des chaises voltigent dans l’air. Une fois, même, on a tiré des coups de revolver. (Le Canapé cambodgien est réputé dans Montmartre pour ses soirées orageuses.)

Quand les petites ne sont pas en scène, Mme Merry-Joë, insoucieuse de ce bruit, confectionne, confectionne, confectionne.

Et ils sont toujours charmants, les costumes des jeunes misses.

Surtout les petits manteaux à carrick qu’elles portent maintenant.

Les chapeaux sont moins bien. Je n’aime pas les chapeaux des petites Merry-Joë.

Je trouve que la plume de paon ne fait pas bien avec les muguets, et que les roses ne gagnent pas au voisinage des coquillages de nacre.

Affaire de goût.

Tous les soirs après la représentation, je faisais des parties de cartes avec The American Trio.

Mary Ann est un peu ficelle ; Martha c’est la loyauté même ; quant à Lucy…

Si j’avais, à l’heure qu’il est, tous les verres de lait au kirsch qu’elle m’a gagnés en cinq sec, je pourrais monter, en pleine Forêt-Noire, une laiterie au kirsch, la plus importante de la région.

Et elle me les a gagnés grâce à une affligeante mauvaise foi.

— Le roi, annonçait-elle.

— Pardon, répliquais-je poliment, ce n’est que le valet.

— Le valet ! s’exclamait-elle, le valet ! Je te demande bien pardon, c’est le roi. Seulement les cartes sont un peu grasses.

Les cartes étaient si grasses que je ne pus jamais gagner une pauvre petite partie à Lucy.

Et à chaque partie que je perdais, Lucy commandait de sa petite voix de trompette américaine :

— Julien, un lait au kirsch !

Je ne lui en veux pas et voici pourquoi :

Un jour, après déjeuner, je les rencontre avec leurs jolis petits manteaux à carrick et leurs vilains chapeaux (plumes, fleurs et queues d’écureuil). Elles s’en vont par les rues, frimousses en l’air, gentilles, elles s’en vont n’importe où.

Et je les ai suivies.

Discrètement, sur l’autre trottoir, boulevard des Batignolles, une pauvre jeune femme, affaissée sur un banc, presse contre elle deux bébés, deux pauvres bébés, au teint de cire, des cheveux qui semblent d’une filasse passée au chlore, deux pauvres bébés sur qui pèse la misère bête, injustifiable.

Pauvres gosses qui ouvrent de grands yeux effarés et qui ont l’air de dire : Pourquoi, pourquoi donc si malheureux ? Pauvres gosses !

Alors, Martha, qui adore les enfants, prend le plus petit dans ses bras et le câline.

Lucy passe sa main sur le nez de l’autre.

Mary Ann parle à la maman.

De l’autre côté du boulevard, je contemple la petite scène, et j’ai bien envie de leur apporter des sous pour les rendre tous heureux.

Mais les voilà partis ensemble.

Ils entrent dans une grande maison.

Je les suis.

Les petites Merry-Joë se sont mises à chanter.

Comme elles connaissent leur public parisien, elles ont attaqué : En r’venant d’la revue.

J’entends la voix perçante de Lucy :


Moi j’faisais qu’admirer
Notr’ brave général Boulanger.

Et les sous tombaient comme s’il en pleuvait.

Après la Revue, c’est une tyrolienne.

Après la tyrolienne une « habanera ».

Après la habanera, God save the Queen.

Les sous tombent toujours comme grêle.

Après God save the Queen, pour changer un peu : En r’venant d’la revue.

Lucy ramasse les sous, une grosse poignée de sous, — même il y a des pièces blanches, — et elle les donne à la maman des bébés blêmes, qui sourit, radieuse.

Et voilà que les petites Merry-Joë s’en vont vite parce que cette petite séance les a mises en retard et que mamma pourrait être inquiète.

Bonne famille Merry-Joë, elle est partie hier pour Melbourne. Les reverrai-je jamais ?

J’ai donné une poignée de main à papa et à mamma. J’ai embrassé les petites.

Lucy m’a dit :

— Hein ! les laits au kirsch ? Vous m’en voulez ?

— De quoi donc ?

— Une fois que j’avais tourné le huit de pique et que j’ai annoncé le roi.

— Une fois seulement ?

— Ah ! non… tout le temps !

— Non ma petite Lucy, je ne t’en veux pas parce que je sais que si tu trouves à Melbourne ou ailleurs, des bébés pâles, tu chanteras dans les cours (y a-t-il des cours en Australie ?) tu donneras à la maman les pence qui tomberont et même les piastres.

Bon voyage, petites Merry-Joë !