À l’œil (recueil)/La Vie drôle

À l’œilFlammarion (p. 167-170).


LA VIE DRÔLE


Je viens d’accomplir une plaisanterie complètement idiote mais dont le souvenir me causera longtemps encore de vives allégresses.

Ce matin, un peu avant midi, je me trouvais à la terrasse de chez Maxim’s.

Quelques gentlemen préalablement installés y tenaient des propos dont voici l’approximative teneur :

— Ce vieux Georges !

— Ce cher Alfred !

— Ce sacré Gaston !

— Je t’assure, mon vieux Georges, que je suis bien content de te rencontrer.

— Depuis le temps !…

— Et moi aussi !

Abrégeons ces exclamations.

— Tu déjeunes avec nous, hein ?

— Volontiers ! Où çà ?

— Ici.

— Entendu !

— Et tu dînes avec nous aussi ?

— Oh ! ça, pas mèche !

— Pourquoi donc ?

— Tous les samedis que Dieu fait, c’est-à-dire 5.218 fois duns le cours d’un siècle, je dîne chez Alice.

— Quelle Alice ?

— Ma nouvelle bonne amie.

— Gentille ?

— Très !… Mais un caractère ?…

— Amène-la.

— Impossible ! le samedi, elle a sa famille.

— Alors, avise-la d’un empêchement subit.

Le nommé Georges, à qui ses camarades tenaient ces propos tentateurs, sembla hésiter un instant.

Puis brusquement :

— Et allez donc, c’est pas ma mère !

Un petit bleu apporté par le garçon fut aussitôt griffonné : Excuse-moi pour ce soir… forcé partir en province… Affaire urgente… mon avenir en dépend… Temps semble si long loin de toi !… etc., etc., etc.

Puis l’adresse : Alice de Grincheuse, 7, rue du Roi-de-Prusse.

Par le plus grand des hasards (je ne suis pas de nature indiscrète), mes regards tombèrent sur l’adresse de la dame : Alice de Grincheuse, 7, rue du Roi-de-Prusse.

À cette minute précise, je me transformai en artisan diabolique, comme dit Zola (non sans raison), de l’imbécile facétie suivante :

Je me rends à la Taverne Royale, je demande de quoi écrire et le chasseur :

— Chasseur, portez ce mot immédiatement à cette adresse, il n’y a pas de réponse.

Après quoi, je reviens sans tarder chez Maxim’s, où je m’installe à la table voisine des précités gentlemen.

Pendant que ces derniers dégustent leurs huîtres, lisez mon fallacieux petit billet à la jeune Alice :


« Ma chère Alice,

« Si tu n’as rien de mieux à faire, amène-toi donc tout de suite déjeuner avec moi et quelques camarades chez Maxim’s.

« Ne t’étonne pas (sans calembour) de ne pas reconnaître mon écriture ; je viens de me fouler bêtement le pouce et c’est mon ami Gaston qui tient la plume pour moi. Viens comme tu es.

« Ton fou de

« Georges ».

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! ce ne fut pas long !

La sole frite n’était pas plutôt sur la table, qu’une jeune femme, fort gentille, ma foi, envahissait le célèbre restaurant.

— Tu t’es fait mal, mon pauvre Georges ?

Inoubliable, la tête de Georges !

— Alice ? Qu’est-ce que tu fais ici ?

Inoubliable, la tête d’Alice !

— Comment, ce que je fais ici ? Tu es fou, sans doute ?

Inoubliables les deux têtes réunies d’Alice et de Georges !

D’autant plus inoubliables, que — j’omis ce détail — Georges et ses amis avaient cru bon de corser leur société au moyen de deux belles filles appartenant — je le gagerais — au demi-monde de notre capitale.

Un qui ne s’embêtait pas, c’était moi, avec mon air de rien…

Plus les pauvres gens s’interrogeaient, plus s’inextriquait la situation.

Est-ce bête ! Je n’ai jamais déjeuné de si bon appétit.