À l’œil (recueil)/Gendarme avec et sans pitié


GENDARME AVEC ET SANS PITIÉ


J’ai reçu la visite de Marcel, ce modeste héros dont je signalais, ici, tout récemment, l’incarcération suivant de près son sauvetage d’un jeune fils de marchande de pommes de terre frites.

Marcel me remercia des quelques lignes bienveillantes en question, se plaisant à en reconnaître la stricte exactitude, sauf, pourtant, un léger point qu’il me pria de rectifier.

— Je suis allé, l’autre jour, à Pont-l’Évêque non pour y faire de la prison, mais afin d’y purger une contrainte.

— Existe-t-il donc une différence entre le traitement des prisonniers et celui des contraints ?

— Nib ! Au Casino des Marronniers[1], c’est kif-kif pour tous les clients !

Avec Marcel, mille choses nouvelles à apprendre.

Laissons-lui la parole :

« Autrefois, me conta-t-il entre autres, quand j’avais de la prison à faire ou une contrainte à purger, je n’attendais pas qu’on m’arrêtât ; je filais tout droit à Pont-l’Évêque : « Bonjour, monsieur le directeur — Tiens, Marcel !… » À quoi bon déranger le monde ? Quand, un beau jour, voilà un gendarme qui me dit : « Marcel, veux-tu, chaque fois que tu vas là-bas, gagner trente sous ? Ça va, que je lui dis. — Alors, laisse-toi arrêter par moi : je toucherai trois francs de capture, nous partagerons… » Ah ! ça, c’était un bon gendarme ? Il vient d’être nommé brigadier à Livarot ; je le regrette, mais j’ai été bien content pour lui, car c’était un père de famille. »

Marcel ne conserve pas de tous les membres de la maréchaussée française la même opinion flatteuse, notamment d’un certain gendarme de marine auquel il réserve un cain de sa caine (un chien de sa chienne).

Il y a plusieurs années, n’écoutant que son courage, Marcel se jetait à l’eau et sauvait un matelot autrichien qui se serait certainement noyé sans cette heureuse intervention.

Quelques semaines plus tard, par le canal des autorités maritimes et municipales, Marcel recevait un pli l’invitant à passer chez M. le Consul d’Autriche, au Havre, afin d’y retirer un témoignage de satisfaction, une médaille et une petite somme d’argent, qu’on le priait de bien vouloir accepter.

Le gendarme de marine, en remettant cette communication à l’intéressé, ajouta :

— Je t’accompagnerai au Havre, Marcel ; ce sera plus sûr.

— Plus sûr de quoi ? objecta Marcel.

— Tu verras bien.

Or, savez-vous ce que Marcel vit bien ?… C’est que, après avoir été félicité de son courage, au nom de l’Autriche et même de la Hongrie ; après avoir reçu de M, le Consul son brevet et sa médaille, oui, savez-vous ce qu’il vit bien, Marcel ?… Il vit le gendarme de marine avancer la main et empocher froidement le billet de cent francs que lui tendait le représentant au Havre de Sa Majesté l’empereur d’Autriche.

— Au nom du fisc !

Car Marcel — on n’est pas parfait — doit une somme assez rondelette à notre vieux fisc français : assignations, frais de procès, amendes, etc. etc., sans compter les trois francs de capture si fraternellement partagés avec l’autorité.

Et le fisc, avisé de tant d’or autrichien tombant dans la poche de Marcel, n’avait pas cru devoir manquer une si belle occasion.

C’est ainsi que passa sous le nez de Marcel, une somme vingt fois plus importante que celles qu’il eût jamais, d’un seul coup, détenues dans toute sa vie.

(Il va sans dire que cette histoire est de la plus rigoureuse authenticité.)

P. S. — Je reçois de M. Albert-Émile Sorel, fils de M. Albert Sorel (de l’Académie française et autres branches), une demande de rectification devant laquelle je m’incline bien volontiers.

« Jamais, m’affirme ce bon fils, ni à aucune époque, M. Albert Sorel ne fut le concitoyen ni le contemporain de quiconque ou autre se livrant à des habitudes d’intempérance.

« Tout un passé d’honneur et de travail, ajoute M. Albert-Émile Sorel, s’érige et proteste contre une telle allégation ».

Dont acte.


  1. Surnom populaire de la maison d’arrêt de Pont-l’Évêque.