À l’œil (recueil)/Supériorité, parfois, des petits restaurants où l’on mange des tripes, sur les plus luxueux cabarets en vogue


SUPÉRIORITÉ, PARFOIS,
des petits restaurants où l’on mange des tripes, sur les plus luxueux cabarets en vogue.


Comme on n’aime pas les tripes à la maison et que je professe l’horreur du despotisme alimentaire, quelle joie quand, m’offrant l’occase d’un solo extra home déjeuner, je puis m’envoyer deux ou trois portions de ces succulences à modalités caennaises, arrosées d’une bouteille de cidre mousseux, avec, pour terminer, un morceau de livarot.

J’aperçois errer sur les lèvres de quelques raffinées lectrices un léger crisp de dégoût : des tripes, du cidre, du livarot, quelle nutrition canaille !

Que voulez-vous… belles dames ?

Faut-il que tous les goûts soient dans la nature ?

Si chacun des êtres composant le total humain se repaissait des mêmes spécialités, que ferait-on du reste ?

Quels déchets, quelles ruines économiques et sociales.

Quelle dot pourraient, à leurs crapules de futurs gendres, offrir les tripiers ?…

Grâce à quel numéraire les marchands de cidre mousseux pousseraient-ils leurs fils jusqu’à l’École polytechnique ?…

Et les trafiquants de livarot, oh !… que peu flatteur à leur égard deviendrait l’accueil de notre gracieuse Liane de Longy !…

Résumons-nous : si vous n’aimez pas les tripes et leur cortège, n’en dégoûtez pas les autres !

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À la même table, et tout à côté de moi, deux jeunes clients venaient de s’installer et c’était vraiment exquis, l’air de délices avec lequel les braves mômes engouffraient leurs portions.

Deux frères, l’aîné une quinzaine d’années, vêtu en apprenti, bien propre, l’autre dans les dix ans, écolier.

— C’est bon, hein ! reluisaient les yeux du plus gosse.

— Tu parles !

— Une bonne idée, hein ! qu’on a eue !

— C’est moi qui l’a eue, l’idée des tripes.

— Oui, mais c’est moi qui régale.

— Une autre fois, ce sera ma tournée.

— Oh !… toi, t’as jamais le rond !

Constatons que ce colloque ne retardait en rien l’absorption non seulement du divin aliment, mais encore des larges tranches de pain raclant le bon jus et le reraclant jusqu’à parfaite asaucie[1] de l’assiette.

Le tout petit exhale un long soupir de satisfaction :

— Si, propose-t-il, on en reprenait ?

— Oh ! non, mon vieux, ça ne serait pas raisonnable.

— Qu’ça peut t’fiche ? c’est moi qui raque.

— Alors, ton album ?

— Ça sera pour un autre coup.

— Non, je t’assure, t’as tort. Des tripes ça passe, un album ça reste.

Le moment me paraît favorable pour l’intervention.

— Fameux, les tripes, hein ?

— Oh ! oui, monsieur

— Vous venez souvent ici ?

— Oh ! non, monsieur, c’est trop cher.

— Alors, pourquoi aujourd’hui ?

— Parce que… explique le grand, voilà, monsieur. C’est la fête à mon petit frère. Alors, sa marraine lui donne quarante sous le jour de sa fête. On s’est demandé ce qu’on ferait avec les quarante sous, alors, on s’a décidé à venir manger chacun une portion de tripes et puis, avec le reste, il va s’acheter un album des drapeaux de tous les pays du monde qu’on a vu chez le papetier à côté de chez nous. Voilà, monsieur.

— Ça vous ferait plaisir, une autre portion ?

— Oh ! oui, monsieur, mais ça ne serait pas raisonnable.

— Mais si je vous l’offre ?

— Oh ! non, merci monsieur, je vous assure, on n’a plus faim.

— Pas besoin d’avoir faim pour manger des tripes… (Au garçon) Garçon ! trois portions, car, moi aussi, j’en reprends une.

Les enfants, enchantés au fond, se débattent un peu, de la jolie dignité rosit leur gueugueule de braves petits Parigots.

— Du cidre mousseux, les gosses, vous aimez ça ?

— Oh ! oui, monsieur, tous les ans à Noël, on en boit chez nous avec de l’oie aux marrons.

Je leur en verse une bonne rasade (ces pauvres petits avaient bu de l’eau).

— Et toi, l’aîné, ta marraine te donne quarante sous le jour de la fête ?

— Oh ! non, monsieur, j’ai pas cette veine-là, moi ! Mon parrain et ma marraine, c’est des gens de la campagne. Alors, le jour de ma fête, et puis à d’autres jours de fête, ils nous envoient un panier où qu’y a des poules…

— Des poules ?…

— Oui, des poules… Vous savez pas ce que c’est que des poules ?

— Si, si.

— Des poules mortes, bien entendu, ou des canards, avec des pommes, et puis des œufs, et puis du beurre, tout pour bouffer à la maison, mais nib de galette pour moi.

— Encore un verre de cidre ?

— Moi, oui, je veux bien, monsieur, mais pas Julot, il serait paf et maman qui me l’a confié, m’engueulerait.

— Alors, des fraises, des cerises ?

Des fraises, des cerises, le paradis !

Bientôt Julot extirpe gravement d’un morceau de journal, où elle se trouvait soigneusement enveloppée, sa pièce de quarante sous, en frappe la table, appelant le garçon, car l’heure s’avance.

— Garde ta galette, mon vieux.

— Oh ! non, monsieur, y a toujours nos deux premières portions qu’y faut que je paye.

— Je te les offre pour ta fête.

— Mais vous n’êtes pas mon parent.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— Je vous connaîtrais bien.

— Je suis un oncle à vous deux, brouillé depuis longtemps avec toute votre famille.

— Vrai… c’est pas un bateau ?…

— Puisque je te le dis…

— Eh bien ! moi, dans tous les cas, je suis pas brouillé avec vous, car vous êtes un chic type, mon oncle !

Et il me saute au cou dans un élan si gentil. Et l’aîné la même chose.

— Allez, mes petits enfants, ne vous mettez pas en retard.

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Voilà, chers lecteurs, une petite plaisanterie qui m’a coûté dans les trois francs.

Citez-moi un grand restaurant de Paris, où, pour ce prix, j’aurais passé une heure dans le goût de celle-là.

Ne faites donc plus, délicates lectrices, les offusquées quand on parlera, devant vous, de la soi-disant triviale alimentation à base de tripes.


  1. Asaucie, opération qui consiste à débarrasser intégralement un récipient de la sauce qui en souillait la paroi interne. (Note de l’auteur).