Revue L’Oiseau bleu (3p. 78-91).

CHAPITRE V

Le nouveau congé de Charlot


Perrine avait facilement obtenu du commandant la faveur de soigner elle-même Charlot. À cette fin, le transport du petit troupier s’était effectué le soir même de l’accident. Une chambre, un peu étroite peut-être, mais très confortable, lui avait été affectée chez le commandant. Cette pièce, contiguë à la chambre de Perrine, donnait également sur le même palier que l’appartement de la bonne aïeule, Mme  Catherine de Cordé.

Un peu de fièvre se déclara durant la nuit qui suivit l’incident. La chambre de Charlot devint l’objet d’une sévère consigne. Toutes visites furent interdites pour le lendemain. Perrine, très inquiète, pénétrait à tout instant, sur la pointe des pieds, auprès de son cher malade. Elle observait son sommeil, tout agité de soubresauts et coupé de balbutiements. Les mots étaient incohérents, mais des noms familiers, très chers, revenaient sans cesse sur les lèvres de son frère. Un, puis plusieurs appels plaintifs de Charlot à Julien l’Idiot, firent se serrer le cœur de Perrine. Ses yeux se voilèrent. Elle eut de nouveau, bien précise, la vision de la fin tragique du pauvre matelot, pris et brûlé par les Iroquois, il y avait deux ans. À quel désespoir s’était livré Charlot à l’affreuse nouvelle de la torture du protecteur de son enfance. Puis, de quelle fureur avait été suivi son morne abattement ! Il avait fallu le surveiller. Une seule pensée, un seul désir dominaient son chagrin : venger la mort de Julien, …courir sus aux Iroquois pour y parvenir…

« Julien… Julien ! gémit de nouveau Charlot. Perrine vint s’agenouiller auprès du lit de son frère. Elle posa sa main sur son front. Il parut s’apaiser, puis, bientôt, ouvrit les yeux. Mais le regard du blessé était encore bien troublé… « Perrine, souffla-t-il, que fait Julien, dis ?… Il ne répond pas à mon appel… J’ai besoin de lui, chérie, tu es,… toi… trop faible pour me soulever, m’emporter… loin, bien loin de mon Commandant… si si mécontent… Julien !… Julien !… se lamenta-t-il plus haut, en roulant sans trêve sa tête sur l’oreiller. Perrine, avec des mouvements prestes, doux, bien doux, vint appliquer une compresse sur la tête du blessé. Elle produisit l’effet désiré. Un profond sommeil saisit Charlot. Il ne bougea plus. L’aimante petite sœur s’empara d’une des mains du malade. Elle la caressait encore lorsque Madame Le Gardeur entra.

« Perrine, ma pauvre petite, dit tout bas la vieille dame en s’approchant, à quoi penses-tu ? Il est quatre heures du matin et tu n’as pas encore fermé l’œil. Relève-toi. Va prendre un peu de repos.

— Bonne maman, ne me grondez pas, supplia Perrine en s’éloignant un peu du lit. Ah ! si vous saviez comme Charlot, dans son délire, vient de m’émouvoir. Oui, jusqu’au fond du cœur, de mon cœur qui n’oublie rien, rien du passé… Il a appelé Julien, le bon Julien, savez-vous, tout à l’heure… » Elle saisit les mains de Madame Le Gardeur, des larmes brillaient dans ses yeux bleus.

« Voyons, voyons, Perrine… Quelle enfant très impressionnable tu demeures, au fond !

— Chère Madame Le Gardeur, Charlot, tout à l’heure, avait si bien repris son ton dominateur d’enfant choyé. Il a été longtemps le sien, vous vous le rappelez ?… Ah ! si vous l’aviez entendu ! »

Madame Le Gardeur enlaça tendrement Perrine. Elle revint avec elle près du lit. Le jeune blessé dormait toujours. Il semblait calme, quoique bien pâle. Ses traits n’avaient plus de crispation et son abondante chevelure brune encadrait sa figure avec beaucoup de grâce.

« Bonne-maman Le Gardeur, dit Perrine, n’est-ce pas qu’il est attirant mon chéri ?

— Oui, petite.

— Comme il s’est montré d’une belle générosité, hier. Il a fait fi de sérieux dangers en séparant les combattants.

— S’il y avait mis un peu plus de mesure tout de même, Perrine. J’ai peur, va, j’ai peur que précisément cette générosité naturelle, exercée avec fougue, fasse toujours beaucoup souffrir ceux et celles qui l’aiment.

— Qu’importe, protesta Perrine en se redressant, voyez-vous, bonne-maman, beaucoup de fierté se mêle aujourd’hui à mon inquiétude. J’ai grondé le commandant, hier soir. Il juge les gestes spontanés de mon Charlot toujours si sévèrement. Il le peine vivement, parfois. Je le sais.

— Cela lui est salutaire. Charlot doit devenir un soldat aussi prudent qu’audacieux. Dans ce pays, tu le sais bien, c’est un luxe condamnable que les beaux gestes inutiles… Le ménagement des forces physiques, leur bonne utilisation sont une stricte obligation pour nos colons.

— Mais à son âge, bonne-maman, reprit pensivement Perrine, peut-être est-ce nécessaire d’aller ainsi au delà du devoir… héroïquement, aveuglément ! Un élan calculé, est-ce un très noble élan à seize ans ?

— Perrine, Perrine, que signifient d’aussi amères réflexions, à ton âge ! Tiens, va te reposer. Cela, ce sera de la vraie sagesse. J’ai dormi, bien dormi, moi, depuis dix heures, hier soir. Je vais te remplacer. Dans une heure, je me rendrai à la chapelle pour la première messe. Reviens alors ici.

— Bien, je vous obéis, bonne-maman, chère bonne-maman ! Ah !… comme vous êtes toujours délicate et tendre pour Perrine et Charlot, ces orphelins que vous recueilliez jadis… » Et, après un dernier baiser, Perrine disparut.

Vers midi, le chirurgien fit un pansement au côté droit et à la main de Charlot. Il se déclara assez satisfait de l’état du blessé. Sa fièvre venait de tomber. « Non, vraiment, non, prononça-t-il, il n’y a aucune suite fâcheuse à redouter au sujet de ces coups d’épée… Seulement, mon petit ami, ajouta le médecin en levant vers Charlot un index menaçant, il faudra, pendant plusieurs semaines, vous interdire l’usage de votre main droite. Elle est très endommagée. Vous laisserez en repos, s’il vous plaît, épée, arquebuse et pistolet, tout bon tireur ou sabreur que vous soyez !… Sinon, oui sinon, l’on fera intervenir le commandant. Et mon ami La Poterie ordonnera… » Mais devant la mine tout de suite soumise, vaguement inquiète et un peu piteuse de son malade, l’homme de l’art se mit à rire. Il pinça l’oreille du jeune troupier et lui jeta, amusé : « Ah ! ah ! mon fringant mousquetaire, le commandant possède le secret de vous mettre au pas, hein ? Voilà qui est bon à savoir, fort bon. J’userai de ma découverte, à l’occasion. »

Normanville accourut vers cinq heures. Il aida Perrine à installer Charlot dans une chaise longue, près de l’étroite et unique fenêtre de la chambre. Elle donnait sur la cour intérieure du fort. Les allées et venues des soldats ne pouvaient manquer d’intéresser le jeune malade. Il se plaignit de façon bien cuisante d’avoir été tenu à l’écart, dans l’après-midi, des rumeurs qui accompagnaient la dernière assemblée des Sauvages.

« La séance a été courte et satisfaisante, cet après-midi, apprit aussitôt Normanville. Elle a consisté, mon petit Charlot, en une audience accordée par le gouverneur à Kiotsaeton et à ses compagnons.

« Il traita ces députés en la cabane d’un capitaine algonquin ; on leur porta deux paroles par deux présents. La première n’était qu’un remerciement de ce qu’ils n’avaient pas voulu accepter les têtes ou les chevelures de ses alliés par les Sokoquiais. La seconde leur signifiait que notre gouverneur avait résolu d’envoyer deux Français en leur pays, et qu’ils pouvaient partir dans trois jours. Ce qui fit résoudre les Algonquins de leur donner deux de leur nation pour être de la partie ». (Paroles authentique, Relation des Jésuites. Année 1646).

— Mais… s’exclama le malade, en se soulevant, vous partez déjà, pourquoi vous en allez-vous si tôt, M.  de Normanville ?

— Vous me reverrez demain, mes amis. J’ai une affaire à traiter avec mon frère Jean. Elle presse. Et puis, recouche-toi, Charlot. C’est assez de chaise longue pour une première fois.

— Bien, bien… approuva Charlot qui glissa sa tête fatiguée dans le creux de ses oreillers, puis se laissa remettre au lit par Normanville.

Perrine se remit à sa tapisserie, une fois l’interprète parti. Les yeux de Charlot se fixèrent sur les mains adroites de sa sœur. Il en suivait les gestes doux, prestes, gracieux. Mais qu’ils étaient donc toujours les mêmes, ces gestes, invariablement les mêmes…

Il s’assoupit.

Des aboiements bruyants, nombreux se firent entendre. Ils venaient du côté de la forêt contiguë à cette partie du fort.

Le malade s’éveilla.

— Perrine, tu as entendu ? C’est Feu, c’est mon bon chien qui se lamente ainsi. J’en jurerais.

Perrine se leva et se pencha à la fenêtre.

— Tu ne te trompes pas. Mais il est encore dans la forêt.

— Je t’en prie, appelle-le, fais-le monter ici dès qu’il aura sauté le mur du fort.

— Il te fatiguera.

— Allons donc !

— Il ne voudra plus te quitter.

— Tant mieux. Tu pourras te reposer cette nuit. Il fera bonne garde à ta place.

— Voyons, Charlot, sois raisonnable. D’ailleurs… » Et Perrine s’interrompit en rougissant.

— D’ailleurs quoi, petite sœur ?… Mais comme te voilà les joues roses tout à coup ! Qu’y a-t-il ?

— Écoute, Charlot. Il me faut t’apprendre certaines choses… assez embarrassantes… Ne fais pas ces yeux-là. Il n’y a rien de grave dans ces choses…

— Perrine, on ne fait pas languir ainsi un pauvre malade… Parle !

— Tu es guéri. Tu ne m’attendriras pas.

— Parle, parle.

— D’abord, mon chéri, sache-le bien. Feu, depuis hier, te fait infidélités sur infidélités.

— Qu’est-ce que tu me racontes là ? Feu, mon bon chien, me renierait ? Ah ! ah ! ah ! tu en as de bonnes, ma Perrine, pour distraire un malade.

— Je te dis la vérité, reprit en souriant la jeune fille.

— Qui me fait tort auprès de Feu ?

— Ton ami Iroquois.

— Kinætenon ?

— Oui. Feu et ton mystérieux ami sauvage reviennent sans cesse sous tes fenêtres. La plus parfaite intelligence règne entre eux. J’ai vu, de mes yeux vu, ce spectacle décevant. » Et Perrine se mit à rire doucement.

Un silence suivit cette déclaration. On entendait les aboiements du danois se rapprocher de plus en plus. Les appels gutturaux d’un sauvage se mêlaient aux démonstrations bruyantes du chien.

— Perrine, dit soudain Charlot, avec hésitation, pourquoi parles-tu avec hostilité de Kinætenon… oui, oui, je dis bien, avec hostilité ? Si tu savais comme il fut bon pour ton frère durant sa captivité chez eux.

— Quel mot dur tu prononces là, Charlot : hostilité, dit sans lever les yeux, Perrine, un peu confuse au fond.

— Pourquoi alors es-tu mal disposée envers Kinætenon ? Je te vois rarement injuste, ma petite sœur. As-tu quelques raisons ?

— Charlot, c’est que… non… non, je ne puis te le dire… » La tête de la jeune fille se baissait de plus en plus sur son ouvrage.

— Au fait, si tu ne veux pas parler, à ton aise », fit le blessé, légèrement vexé. Il s’agita un peu. Perrine s’alarma. Elle se pencha avec affection sur son frère.

— Charlot, voici, mon frère aimé… Ne pourrais-tu… prier Kinætenon de… de me regarder moins fixement dès qu’il se trouve en ma présence ? Aussi, si tu lui demandais, mais là, bien gentiment de ne pas me suivre, lorsque je fais le moindre pas en dehors du fort ?

Charlot ne put s’empêcher de rire en observant avec quelle mine, très fière, sa sage petite sœur lui faisait cette confidence.

— Voyons, Perrine, vais-je blesser Kinaetenon pour si peu ? Qu’y puis-je, moi, s’il te trouve à son gré ? Et cela est, il me l’a dit, tu sais.

— Oh ! Charlot !

— Et ce qu’il a raison Kinaetenon !

— Charlot !

— Et puis est-ce que tu t’attendrais, par hasard, à trouver chez un pauvre Iroquois la courtoisie, la réserve de… de Jean Amyot, par exemple ?

— Notre ami Jean n’aime guère, lui non plus, l’attitude, gênante pour moi, de ce sauvage.

— Serait-il jaloux, notre bon Amyot ? demanda Charlot avec un peu de malice. Ses conversations avec les soldats de la garnison de Québec avaient quelque peu éveillé sa perspicacité sur les choses du sentiment.

— Jaloux ! Jean Amyot !… Mais pourquoi le serait-il ? répliqua Perrine avec une surprise, une candeur tout à fait sincère.

— Tu ne sais peut-être pas cela, toi, ma Perrine. Et moi, je le sais si peu aussi, du reste. Mais notre beau Robineau de Bécancour a assuré devant moi, cet hiver, ou plutôt, non, il l’a soutenu avec vigueur, que l’on est toujours jaloux lorsque l’on aime beaucoup… Et vois-tu, ma sœur, cela n’est un secret pour personne que Jean Amyot a pour toi une grande, bien grande affection… Mais que fais-tu donc ?

Perrine, cette fois, n’avait pas répondu. Une vive rougeur était montée à son front. Elle s’était vivement levée pour aller ouvrir la fenêtre. Hé ! Feu se trouvait enfin à destination avec son compagnon. Il se tenait là, impassible, ce Kinaetenon, son regard levé avec persistance, là-haut.

« Perrine, pria alors Charlot, appelle Kinaetenon et Feu. Tout de suite. Je me sens mieux. Leur visite me ferait plaisir.

— Bien Charlot, répondit docilement Perrine.

Mais elle se ravisa aussitôt. Non, je crois qu’il vaut mieux que je descende moi-même au-devant d’eux. La consigne est sévère à ton endroit. Ton ami Iroquois et Feu pourraient être fort mal reçus par les soldats de la garnison, si ceux-ci ne reçoivent auparavant un mot d’avis…

— Tiens, tu as raison. Et puis, Perrine, n’est-ce pas, insinua avec malice Charlot, voilà qui va te donner une raison pour ne pas réapparaître ici. Un soldat te remplacera. Je devine, hein ?

— Voyons, Charlot, cesse de me taquiner. Tu voudras bien, en effet, m’excuser gentiment auprès de Kinaetenon.

— Ah ! ah ! ah ! Perrine, tu prends un Iroquois pour un capitaine de la cour de France, ah ! ah ! ah ! continua de rire Charlot… Hé ! t’imagines-tu qu’il comprendra quelque chose à tout cela. Kinaetenon ? Je ne dirai rien du tout, va, c’est encore ce qu’il y a de mieux à faire. Bon ! Qu’y a-t-il encore ?

— Charlot, ne garde pas plus qu’un quart d’heure ton ami, n’est-ce pas ? Et laisse-le ramener Feu encore pour cette nuit. Rappelle-toi que le Commandant a promis d’entrer ici avant le souper… Et s’il voit quels visiteurs tu reçois…

— Bah !… Et puis le Commandant peut oublier sa promesse… Je n’en serais pas marri du tout, du tout, finit Charlot entre les dents, et le regard rempli d’un peu d’amertume.

— Oh ! Charlot, quand tu parles ainsi, si tu savais quelle peine tu me fais.

— Mettons alors que je n’ai rien dit, rien pensé… Mais, vite, vite, descend, Perrine. Feu s’impatiente. Tu ne l’entends donc pas ?… Bon, voilà qu’un soldat s’en mêle… au pas de course, de grâce, ma Perrine ».