Revue L’Oiseau bleu (3p. 40-59).

CHAPITRE III

Prouesses


En apercevant Normanville et Charlot, à la porte de la cabane, les promeneurs hâtèrent le pas.

M. de Normanville, annonça aussitôt Amyot, ma présence, ici, n’est pas seulement un plaisir que je me permets, je suis chargé d’une mission.

— Oui, trancha vivement Marie de la Poterie. Et, figurez-vous, père a dû déléguer monsieur, auprès de vous, de force… de force, parce qu’il a compris que nous aimerions à l’accompagner, Perrine et moi.

— Oh ! Mademoiselle !… fit en rougissant Jean Amyot.

— Marie, comment peux-tu dire !… » s’exclama Perrine.

Les deux protestations s’élevèrent avec une telle simultanéité, qu’elles compromettaient bien un peu les sentiments de ceux qui les lançaient. On rit beaucoup, tout en se permettant encore des mots taquins à l’adresse de l’interprète. Il s’empressait avec Charlot d’installer à la porte de la tente une bancelle pour les jeunes filles. Normanville qui examinait avec soin son pistolet, se retourna tout à coup :

« Amyot, quel est ce message dont vous a chargé le commandant ? Dites vite, car je vous retiens tous ici, pour un quart d’heure. Charlot va nous gratifier de quelques prouesses au tir. Nous l’applaudirons. »

— Ou nous nous moquerons de lui, s’il échoue, ajouta Marie de la Poterie. Mais c’est délicieux, cela. Tu veux bien, Perrine ?

— Du moment que M. de Normanville le permet, je n’ai rien à objecter.

— M. de Normanville, voici, apprit Amyot, nous avons l’ordre de nous rendre au fort pour une heure de relevée. Il y a de nouveau concile plénier d’interprètes, aujourd’hui. Bien entendu, François Marguerie et le sieur Hertel en seront.

— Entendu, fit laconiquement Normanville qui se hâta de préparer les buts pour la partie de tir. Charlot, qui le suivait, cria à Perrine en désignant son chien, qui gambadait autour de lui :

— « Perrine, de grâce, appelle Feu. Retiens-le auprès de toi.  »

— « De force… comme M.  l’interprète allant au bois. » finit l’incorrigible Marie de la Poterie. Elle regardait sa compagne caresser avec grâce le danois accouru à son appel. Il se coucha à ses pieds.

Oh ! que la jeunesse de Perrine, toute pénétrée de gravité, était reposante à regarder par ce tiède matin de soleil ! Ses cheveux blonds, rangés en boucles mutines, répandaient la chaude lumière sur son fin visage. Ses yeux gris, d’où la pensée n’était jamais absente, se levaient avec une expression un peu lointaine, un peu mystérieuse… Mais il en était toujours ainsi. Il fallait sans cesse conquérir ce regard qu’une vision intérieure tenait recueilli, comme tourné vers le dedans. Le commandant La Poterie, avec sa vive affection paternelle pour l’orpheline, disait parfois, en lui adressant la parole : « Perrine, ma jolie Madone… » Très pieuse, peut-être la jeune fille eût-elle demandé à Mère Marie de l’Incarnation de la recevoir au nombre de ses filles, si des soins filiaux à rendre à Madame Le Gardeur, sa protectrice vieillissante, si surtout son amour fraternel exigeant, ne l’eussent retenue dans le monde. N’étaient-ce pas là autant d’impérieux et attachants devoirs, voulus par la Providence ?

Perrine s’apercevait fort bien de l’affection grandissante de Jean Amyot pour elle. Elle l’acceptait en souriant. Son esprit délicat jugeait que ce sentiment comblerait un peu le vide de cette existence d’orphelin. Cela seul, d’ailleurs, l’avait rapprochée de l’interprète. Elle se promettait d’être pour lui, aux heures essentielles, une sœur aimante et dévouée. Et Amyot ?… Amyot aussi, ne croyait qu’à un attachement fraternel, très paisible. Ah ! tous deux, ces beaux et sains enfants de la forêt, ne savaient guère où mène parfois le cœur, avec sa logique particulière, si déconcertante.

Jean Amyot était d’une nature spontanée, vive, frémissante. En quête continuelle d’action, il ne le cédait à personne en fait de vaillance, d’adresse, de témérité même parfois. On lisait cependant, sur son intelligente physionomie, une heureuse intervention du bon sens réfléchi. Peut-être la douce figure de saint Joseph, gravée avec art sur la garde de l’épée du jeune homme, expliquait-elle mieux que tout la réserve que s’imposait souvent ce cœur ardent de vingt-cinq ans ?

Charlot prenait maintenant une excellente position de combat. On voyait à une petite distance, à gauche, causer et rire le groupe bienveillant des spectateurs. Normanville se plaça en arrière de Charlot. Il tenait à commander le feu. Eh ! l’interprète se prenait malgré lui au jeu. Il s’irritait d’un échec… possible, après tout. Voyant Charlot tenir son pistolet dans sa main gauche, avec une nonchalance, gracieuse peut-être, mais un peu présomptueuse, il fronça les sourcils et toussa significativement. Mais non !… Il faisait erreur ! La main droite de Charlot, en cet instant, saisissait avec une maîtrise parfaite, et selon toutes les règles de l’art, la crosse de l’arme, tandis que la main gauche, lentement, se replaçait en attitude de tir. Normanville respira mieux.

« Es-tu prêt, Charlot ? » demanda-t-il gravement, observant la rigoureuse exactitude d’un professeur.

— Oui.

— Attention !… Feu !… Un !… Deux !… Trois ! »



Au commandement : « Feu ! », Charlot avait élevé rapidement l’arme ; puis, tout en serrant graduellement la détente, il faisait partir le coup, avec une virtuosité classique, bien avant le trois fatidique.

« Bravo ! bravo ! » cria-t-on.

Normanville rayonnait. « Tu peux faire mieux, mon petit sournois, je vois cela. Tu t’es payé notre tête, cette fois, hein ! Attends un peu !

— Une autre épreuve, M. de Normanville, une autre épreuve, cria Marie de la Poterie. Eh ! j’en pourrais faire autant moi ! »

La fine mouche avait vu elle aussi, l’amusement ironique de Charlot. Elle s’en vexait. Charlot riait, saluait, railleur et satisfait.

Un nouveau bouleau fut choisi, cette fois assez éloigné. Une marque infime y fut pratiquée.

« Allons, Charlot, vas-y d’une nouvelle prouesse », jeta gaiement Normanville, qui reprit sa position auprès du vainqueur.

Charlot, avec la même nonchalance amusée, leva son arme. Il l’abaissa aussitôt. Simon Piescaret, le capitaine algonquin, venait de bondir d’un fourré et d’entourer de ses bras l’arbre servant de cible. Ses doigts, ses longs doigts, bruns et agiles, se rangeaient en rond autour de la marque creusée dans l’écorce.



« Cible vivante, petit capitaine ! » Et l’Algonquin, un sourire railleur sur les lèvres, son regard brûlant enveloppant Charlot, ne bougea plus.

Mais on protestait hautement autour du jeune tireur. Cette bizarrerie pouvait s’achever tragiquement. Normanville, surtout, se montrait mécontent et fit un pas dans la direction de Piescaret. La mine ironique et décidée de ce dernier le fit se raviser. Le grand chef des Algonquins, Piescaret, aimait en toutes occasions à payer d’audace, de ruse et de malice. Il savait les colons français d’une bravoure égale à la sienne et leur adresse en les plus diverses joutes le piquait parfois jusqu’à la colère. Sa réputation prestigieuse, il la grandissait sans cesse de prouesses nouvelles, qu’elles fussent modestes ou éclatantes. Son peuple, d’ailleurs, entretenait avec fièvre, chez lui, ce sentiment de puissance, d’amour de la gloire.

Hé ! Piescaret, leur illustre capitaine, n’était-il pas, depuis un demi-siècle déjà, leur unique espoir de résurrection, leur incomparable héros victorieux de tous les Iroquois, en des rencontres vraiment exceptionnelles ? En les jours de Conseil, ne se trouvait-il pas, chaque fois, un jeune guerrier algonquin debout, pour rappeler et célébrer les triomphes nombreux de Piescaret ? Ne racontait-il pas, avec un enthousiasme délirant, par exemple, comment en une circonstance critique, se voyant poursuivi de près par tout un canton iroquois, « Piescaret avait tout à coup tourné ses raquettes bout pour bout, de sorte qu’il paraissait, à voir sa piste, marcher vers le sud, tandis qu’il se dirigeait au nord. Trompés par ce stratagème, les ennemis lui tournèrent le dos, croyant courir après lui. Il les suivit alors et assomma les traînards. Puis, Piescaret ne prenait-il pas les orignaux à la course ? Ne tenait-il pas tête en chaque bataille à plusieurs ennemis à la fois ? Et « un jour, surtout un jour, narrait-on encore, au milieu de cris et d’applaudissements assourdissants », se souvenait-on bien que, parti seul, tout à fait seul, « Piescaret était allé se cacher dans un village iroquois à plus de cinquante lieues des Trois-Rivières, sa demeure ordinaire. Le soir venu, il était sorti de sa cachette, avait pénétré dans une cabane et cassé la tête à une famille entière, puis s’était retiré dans une pile de bois de chauffage, non loin de là. Le soir suivant, il renouvelait cet exploit dans une autre cabane, n’oubliant pas plus que la première fois de lever les chevelures. Le troisième soir, bien entendu, tout le village fut sur ses gardes. Piescaret sortit quand même de sa cachette et réussit à fendre la tête d’un ennemi. Puis, il prenait la fuite, poursuivi par une bande furieuse de ses ennemis. Agile et dispos comme pas un, robuste, infatigable, il lassa ses ennemis après une journée de course. Il se glissa vers le soir dans le tronc d’un arbre creux. Il se trouva tout près de ses poursuivants, qui firent du feu, mangèrent, puis s’endormirent, désespérant vraiment de ne jamais atteindre Piescaret qui devait être, maintenant, loin, bien loin d’eux tous. Profitant de ce sommeil, le chef algonquin avait quitté l’arbre, s’était avancé sans être vu ni entendu, avait cassé la tête à tous, levé leurs chevelures, puis s’en était retourné tranquillement chez lui avec ces trophées sanglants. »[1]



Pourtant, Piescaret n’était plus coutumier de ces atrocités barbares. Les missionnaires jésuites, le chapitrant d’importance, parfois avec sévérité, le plus souvent avec une douceur conquérante, l’avait converti, rendu plus humain, moins satisfait de sa férocité et de sa malice. Cependant, on allait encore répétant, que la conversion de Piescaret était par-dessus tout un acte de politique, de finesse et de prudence. Sa sincérité était douteuse… Qu’importe, il en viendrait peut-être à s’améliorer encore, il vieillissait un peu Piescaret… Cela devait venir, en effet, à sa mort qui approchait rapidement…

Mais en ce moment, il faisait face avec quelles délices au petit ami de Thomas Godefroy de Normanville. Ou lui avait vanté, trop vanté vraiment la force surprenante de celui-ci au tir. Bah ! Piescaret supporterait bien la perte d’un ou deux doigts, pour obtenir cette joie d’humilier un de ces adroits Français, qu’il aimait pourtant beaucoup.

Normanville jeta un vif mais profond regard sur son petit ami Charlot. Il le savait capable de la détermination la plus folle, dès que son honneur entrait en jeu. Et Charlot, il le voyait, prenait au sérieux la plaisanterie du beau joueur qu’était l’Algonquin. Oui, il y avait chez le frère de Perrine un sang français vraiment trop impétueux, amoureux du risque, ne demandant quartier à aucun adversaire, fût-il roué, adroit, plutôt que droit tout simplement. Cette fière disposition de l’enfant, éveillait à la fois, chez l’interprète, l’admiration et l’inquiétude. Il souhaitait assagir tout cela, mais non certes, brusquer ou briser, d’aussi précieux élans. Il fallait, en tout cas, attendre une occasion plus favorable que celle-ci.

Normanville regarda de nouveau Charlot. Une flamme couvait au fond de ses yeux noirs, mais la main qui tenait l’arme paraissait calme, bien calme.

L’interprète se redressa. Rassuré, il prit à son tour, l’attitude nonchalante de Charlot. « Cela aidera à l’enfant, se dit-il s’il me voit indifférent, un peu blasé ». Il se pencha néanmoins un instant vers lui, et, tout en poussant du pied une motte de terre imaginaire, lui souffla : « Vise bien, petit, n’est-ce pas ? »

Charlot acquiesça de la tête. « Je suis prêt. Commandez ! » répondit-il brièvement.

Sur la bancelle, à quelques pas, les impressions des spectateurs se traduisaient diversement. Jean Amyot, franchement inquiet, retenait des deux mains le danois qui voulait s’élancer et aboyait d’une voix féroce au provocateur de son maître. Perrine et Marie de la Poterie, effrayées et serrées l’une contre l’autre, se tenaient debout, haletantes.

« Feu !… Un ! deux ! trois ! » lança Normanville. Le coup partit. Une petite fumée blanche voila le bouleau. En se dissipant, elle laissa voir Piescaret, les bras levés, en proie à un fol enthousiasme. Le succès de Charlot était complet. Tous se dirigèrent en hâte vers le bouleau. On félicitait à qui mieux mieux l’heureux et crâne petit soldat. Sauf Perrine, cependant, dont les yeux étaient pleins d’affectueux reproches, et Normanville qui haussait les épaules, en murmurant : « La folle témérité ! » Charlot fit face soudain : « Vous me traiterez donc toujours en enfant, tous deux, » fit-il, un pli de mécontentement au front.

— Nous t’aimons, mon chéri, voilà tout, » se contenta de répliquer Perrine, en glissant sa main dans celle de son frère.

Mais Charlot lui échappa bientôt. On le vit rejoindre au pas de course, deux Iroquois, qui venaient d’apparaître, à l’entrée du bois. Les coups de feu et le bruit de voix nombreuses les attiraient sans doute.

Perrine s’alarma. « M.  de Normanville, voyez Charlot ! Il se précipite toujours ainsi, dès qu’il aperçoit Kinaetenon et ses compagnons !… Nos ennemis de demain, peut-être, » achevait-elle tout bas, avec tristesse.

— Bah ! laissons-le se livrer à sa petite manifestation d’amitié. Elle est sans danger, ma bonne Perrine, répliqua en souriant Normanville. Nos ennemis sont en ce moment des agneaux, des anges ! »

Normanville se rapprocha pourtant, avec Amyot, de Charlot et de Kinaetenon. Celui-ci n’était-il pas accompagné du chef de l’ambassade iroquoise, le beau, fier et éloquent Kiotsaeton ? La conversation s’engagea, très amicalement.

Seul, Piescaret resta à l’écart. À demi caché dans les broussailles, immobile, muet, très sombre, l’Algonquin se montrait un peu dégoûté de la scène.

« Je suppose, Charlot, dit Normanville au bout de quelques instants d’entretien, que tu aimerais à régaler tes amis de quelques bons plats français. Venez tous sous ma tente. Nous en trouverons. L’invitation est générale », ajouta-t-il en faisant signe à Piescaret de bien vouloir s’approcher, lui aussi.

L’Algonquin les suivit, mais à regret, les sourcils froncés, les yeux méfiants, la bouche un peu tordue par une haine dont il ne parvenait pas à éteindre toute manifestation extérieure.

Les uns acceptèrent avec empressement ce repas inespéré, les autres durent en décliner le plaisir. Le premier, Charlot rappela qu’il avait demandé et obtenu un service de quelques heures au Fort, vu les grands préparatifs à faire pour les jours prochains de réjouissances. Il se reposerait ensuite jusqu’en août prochain, tel que convenu avec le médecin. Il devait donc quitter immédiatement ses amis. Perrine et Marie de la Poterie décidèrent de retourner sous son escorte, car on s’inquiéterait certainement chez le commandant d’une trop longue absence. À cette explication donnée par les jeunes filles, le front de Piescaret se rasséréna. Il s’avança, se plaça gravement près de Marie de la Poterie, déclarant qu’il était de son devoir d’accompagner jusque chez elle, la fille du grand capitaine français, qui commandait au fort.

Il ne resta donc pour partager le pot-au-feu, pourtant bien appétissant de Normanville, que Jean Amyot et les deux Iroquois.

  1. Authentique. Voir Sulte, Benjamin. Chronique trifluvienne. (Dans La Revue Canadienne, 1877-1878).