À l’école des héros/01
— I —
UNE PROMENADE ET SES INCIDENTS
— Tu es prêt pour la promenade, Charlot ? demanda la voix douce de Perrine. Elle frappait à la porte de la chambre de son frère, ayant à ses côtés sa fidèle amie, Marie de la Poterie, la brune et impétueuse fille du Commandant du Fort, aux Trois-Rivières, Jacques Le Neuf de la Poterie.
— Hâtez-vous, Charlot, de grâce, il est déjà trois heures de relevée, précisa la voix claironnante de Marie de la Poterie. Perrine et moi, ajouta-t-elle, en se baissant vers la serrure et en s’en servant en guise de porte-voix, devrons être de retour ici, au Fort, à cinq heures, à cinq heu-res son-nant, entendez-vous, soldat Le Jeal ?
— Entrez, mesdemoiselles, entrez d’abord, répondit gaiement de l’intérieur le frère de la blonde Perrine, vos voix me parviennent mal, là où je suis… »
Les jeunes filles obéirent, mais s’arrêtèrent bientôt, interdites, à l’entrée de la chambre. Le jeune soldat n’était pas seul. Il était entouré du brave Jean Amyot, l’un des interprètes du Fort, du capitaine René Robineau, de la garnison de Québec, de passage aux Trois-Rivières et d’un ambassadeur iroquois, l’un de ces Agniers, venu en cet été de 1646, pour tenir des Conseils et consolider la paix des Cinq Cantons avec les Français. Coïncidence curieuse, ce Kinætenon avait été jadis, le protecteur de Charlot, lors de la captivité de celui-ci dans sa tribu. Tous deux avaient renoué, grâce aux circonstances, les relations les plus amicales du monde.
— Oh ! Charlot, murmura Perrine, pourquoi ne pas nous avoir dit que tu étais occupé ? La jeune fille semblait fort intimidée, et pour cause. Deux paires d’yeux la considéraient avec un plaisir par trop évident. Jean Amyot y mettait une nuance de profond respect, pourtant, et Kinætenon baissait son regard dès que Perrine se tournait vers lui.
Marie de la Poterie, au contraire, avait mis, bien vite, toute confusion de côté. Elle paraissait enchantée. Elle s’approcha vivement de René Robineau, qui s’inclina devant elle. Elle se prit à causer avec lui, retrouvant plus que sa vivacité habituelle. Ses yeux brillaient. Il était visible que l’élégant et fier militaire lui plaisait énormément.
— Ne m’en veux pas, Perrine, reprit Charlot en entourant tendrement sa sœur de ses bras. Vois-tu, nos amis ont décidé de fêter cette première longue sortie du convalescent… que je suis encore, paraît-il. Il nous faut du renfort aussi pour…
— Mais nous n’allons pas nous éloigner beaucoup du Fort ? interrompit Perrine. Cela était convenu.
— Perrine, les plans sont modifiés. Et j’en suis si heureux ! C’est l’air de la forêt, vois-tu, qu’il me faut, de ma chère forêt canadienne. Je veux, enfin, pouvoir le respirer à pleins poumons. Ne t’effraie pas. Je me sens très vigoureux aujourd’hui. Et la course sera sans danger avec l’escorte que nous aurons, à laquelle vont se joindre, tout à l’heure, à cause de toi et de Marie, deux Hurons armés. Et mon bon chien Feu vient aussi. Il est en bas à la salle de garde.
— Ouf ! Rien que cela pour un brave soldat comme vous ! cria de son angle Marie de la Poterie à la fois rieuse et moqueuse.
— Oui, rien que cela ! riposta Charlot. C’est une garde d’honneur, mademoiselle, sachez-le, pas autre chose. J’en suis tout confus.
— Le Commandant est-il au courant ? demanda encore Perrine. Elle savait quelle sévère discipline existait à la petite garnison du Fort.
— Oui, mademoiselle, le Commandant le sait et le permet avec plaisir, répondit René Robineau. Je n’ai eu qu’à dire que vous seriez de la partie, d’ailleurs, ajouta-t-il en riant.
— Bravo ! capitaine Robineau, s’exclama Marie de la Poterie. Votre perspicacité vous a déjà servi ce touchant détail dont nous bénéficions tous ; la partialité du sévère Commandant de la Poterie, mon père, pour notre Perrine aux grands yeux d’ange suppliant.
Tous se mirent à rire de bon cœur de cette boutade d’enfant terrible. Jean Amyot s’approcha de Perrine rougissante et la pria d’user de lui comme chevalier servant. « Voyez-vous, mademoiselle, expliqua-t-il, je remplacerai auprès de vous Normanville. Il est retenu chez son frère, Jean Godefroy, pour une besogne urgente. Il m’a chargé de vous exprimer tous ses regrets ainsi qu’à Charlot. Mais vous n’êtes pas trop contrariée de notre présence, au moins, dites ?
— Contrariée, oh ! non, Jean. Surprise tout au plus. Charlot devient par trop cachottier depuis quelque temps, conclut Perrine, en souriant et en menaçant son frère du doigt.
— Et toi, ma sœur, trop avare de ta présence dès que mes amis sont auprès de moi, glissa entre haut et bas Charlot, tout en achevant de boucler son ceinturon, avec l’aide de Kinætenon. Celui-ci ne perdait aucun détail de vue, et toujours son regard finissait par se poser sur les cheveux d’or de Perrine. De la vénération tout autant qu’un vif sentiment se peignaient dans ses yeux. Cela commençait à n’être plus un secret pour personne que cette attirance extraordinaire de Kitætenon pour Perrine. Peut-être, le Commandant de la Poterie, qui voyait comme tous cette préférence, jugeait-il plus prudent de bien entourer Perrine et Charlot en toute occasion tant que cet Iroquois demeurerait aux Trois-Rivières. Il en donnait une nouvelle preuve dans la solide escorte qu’il donnait aux promeneurs cet après-midi même.
Cette petite scène amicale se passait donc au Fort des Trois-Rivières, en la Nouvelle-France, le 11 mai 1646, exactement. C’est là que nous venons de retrouver nos jeunes amis, Perrine et Charlot, ces orphelins normands, recueillis par la noble famille de Repentigny, il y avait dix ans. Perrine comptait maintenant dix-huit années. Elle était demeurée aussi simple, prudente, avisée et bonne qu’aux jours de son enfance. Et combien sympathique et gracieuse, avec ses grands yeux bleus suppliants, ainsi que venait de le dire, l’espiègle Marie de la Poterie. Charlot, lui, était devenu un brave fantassin de dix-sept ans ; un tireur extraordinaire, ce qui compensait pour sa constitution physique, pas très vigoureuse. Avait-il donc hérité de la faiblesse de poitrine de sa mère ? Perrine le craignait fort, parfois. Il jouait aussi, en musicien consommé, de la flûte. Ce petit instrument ne le quittait jamais et voisinait avec ses pistolets et son épée. Les Sauvages prisaient fort son talent de flûtiste et aussi sa connaissance des diverses langues indigènes. Le soldat Le Jeal était vraiment très populaire, soit chez les Hurons, soit chez les Algonquins. Le caractère de Charlot ne s’était pas plus modifié que celui de Perrine. Il était toujours impulsif, enthousiaste, chercheur d’aventures, fort attachant aussi. Il adorait Perrine, qui le manœuvrait assez bien à l’occasion, lorsque la foudroyante spontanéité du jeune homme ne venait pas se mettre à la traverse. Charlot aimait et admirait aussi de tout son cœur l’un des plus célèbres, des plus vaillants interprètes des Trois-Rivières, Thomas Godefroy de Normanville. L’attitude chevaleresque de celui-ci en toutes occasions, lui faisait se souvenir des héros antiques dont l’avait souvent entretenu son précepteur, l’abbé Le Sueur.
Perrine et Charlot avaient suivi un jour, aux Trois-Rivières, leur douce protectrice aux cheveux blancs, Mme Catherine de Cordé, veuve de René Le Gardeur de Tilly. Celle-ci avait dû quitter les Repentigny et venir habiter au Fort des Trois-Rivières avec sa fille Marguerite, l’épouse du Commandant, Jacques Le Neuf de la Poterie.
Catherine de Cordé ne s’était jamais relâchée de sa surveillance aimante envers les deux orphelins d’Offranville. Elle avait été heureuse de les voir acquérir une fort jolie fortune, à la mort de leur tante Le Jeal et avait vu elle-même aux bons placements des capitaux des enfants. Elle avait fort approuvé surtout que Charlot ajoutât à son nom celui de Le Jeal, comme l’avait demandé la vieille tante repentante, à son lit de mort. Elle souriait de voir le frère de Perrine devenir aussi populaire sous le nom du Soldat Le Jeal que sous celui attachant et bref de Charlot.
Enfin, Charlot fut prêt, admiré, moqué et porté presque en triomphe jusqu’à la salle de garde. On reprit du sérieux en cet endroit, où les attendaient les deux Hurons dévoués au Commandant. Ces derniers tenaient en laisse, le beau chien danois, cher à Charlot : Feu, le bien nommé, à cause d’une rapidité étonnante à la course, et d’une vivacité égale à l’éclair dès que son jeune maître lui commandait quelque chose.
Quel beau et chaud soleil de mai enveloppait les promeneurs dès leur sortie du Fort ! On côtoya le fleuve. Le sable fin de la grève était doux aux pas vifs des jeunes gens ! Bientôt, à la faveur d’une clairière, on put s’enfoncer dans la forêt. Charlot respira profondément à plusieurs reprises. Il pressa avec affection le bras de Kinætenon, son compagnon le plus rapproché. Il était sensible à tout ; à la bonne odeur mouillée de la forêt ; au bruit musical du vent dans les feuilles ; aux mousses d’un vert si tendre ; aux herbes et aux frêles arbustes qui s’écrasaient doucement sous leurs pas ; au chant des milliers de petits hôtes de la forêt.
Cet enthousiasme de Charlot ne fut pas toujours partagé par tous. Perrine et Marie de la Poterie manifestèrent à maintes reprises ou de la terreur ou de l’embarras. Tantôt, ce fut en apercevant une couleuvre, un crapaud ou quelque autre animal de forme repoussante ; tantôt, ce fut en se trouvant en face d’un obstacle insurmontable, tel un ruisseau coulant entre deux bords assez larges. Leurs compagnons riaient, lançaient une aimable taquinerie, puis s’empressaient avec une fine courtoisie.
Naturellement, le capitaine Robineau se portait au secours de la brune et un peu gamine Marie de la Poterie. Et vraiment, la fine mouche exagérait bien à dessein ses craintes et son effroi. Dès qu’elle voyait l’élégant officier s’engager à fond dans une conversation, d’où elle était complètement exclue, elle poussait les plus beaux cris d’effroi du monde. Ils avaient l’immédiat effet de ramener auprès d’elle le jeune homme qui souriait, un peu moqueur, pas tout à fait dupe.
Perrine, à sa confusion, voyait, dès qu’il y avait lieu, deux chevaliers accourir à son aide. Kinætenon l’Iroquois, d’abord, grâce à la finesse d’ouïe qu’il possédait comme tous les sauvages. Jean Amyot, dépité, regardait et scrutait, les yeux sombres, cet Iroquois étrange, si respectueux qu’il cédait la place avec empressement dès qu’il fallait donner la main ou prendre le bras de la jeune fille. On fit halte au bout d’une heure de marche. Des provisions restaurèrent les forces de tous. Les rires et les bons mots n’en reprirent ensuite que de plus belle, au grand étonnement du grave Kinætenon, qui ne pouvait comprendre cette aimable mobilité d’humeur à la française. Elle lui plaisait, tout de même, surtout en ce qu’elle possédait de bonhomie, d’aimable simplicité et de franchise. Et puis, il s’employait de son mieux à retenir Feu qui aurait volontiers saccagé l’assiette de Perrine. Le danois aimait beaucoup la jeune fille qui le gâtait fort à l’occasion. Kinætenon, tout en retenant le bon animal, pouvait à son aise contempler la jeune fille. Elle se tenait assez loin de lui : il n’apercevait que son profil.
Marie de la Poterie se souleva soudain. « Mes amis, regardez le soleil ! Ciel ! il est au moins quatre heures et demie ! En retard, nous allons être en retard. En route, vite, tous ! »
On se remit en marche à la hâte. Les deux Hurons, au pas de course, en avant ; Perrine, Marie de la Poterie et Jean Amyot suivaient ; Charlot, que le capitaine Robineau et Kinætenon soutenaient de chaque côté, fermaient la marche. Au bout d’un quart d’heure, Perrine vit revenir les deux Hurons, les yeux un peu effrayés. « Qu’y a-t-il ? questionna la jeune fille, qui parlait assez bien la langue huronne-iroquoise.
« Une femme à moitié morte fait des bonds terribles sur la grève. Nous ne comprenons pas les signaux qu’elle nous fait.»
— Mon bon Amyot, si vous alliez voir ? supplia Perrine.
— J’y cours, mademoiselle. Qu’un des Hurons demeure ici. L’autre va me suivre. Reposez-vous, à l’ombre de cet arbre. Vous mettrez Charlot au courant. Le voici qui contourne l’arbre voisin ».
Jean Amyot revenait cinq minutes plus tard. Il raconta au groupe qu’une femme presque nue, d’une maigreur de squelette, gisait, en effet, sur la grève. Il croyait comprendre que la pauvre misérable désirait un vêtement quelconque pour le jeter sur elle avant qu’on l’abordât.
Marie de la Poterie enleva sa mante. « Viens avec moi Perrine. Nous lui lancerons ce vêtement nous-mêmes. Nous l’apprivoiserons peu à peu, la malheureuse. Ce qu’elle doit avoir besoin de soins et de nourriture ! »
« Allez, allez, bonnes Samaritaines, crièrent les jeunes gens. Nous vous suivons à peu de distance, tout en nous tenant invisibles pour commencer. »
Le charitable stratagème de Marie de la Poterie réussit à merveille. Bientôt, les jeunes filles purent s’approcher de la pauvre femme, qui s’enveloppait avec satisfaction dans la mante secourable. Elle se leva et tenta quelques pas dans la direction des compatissantes enfants. Mais elle retomba lourdement, complètement évanouie cette fois.
Tous, avec des exclamations de pitié, accoururent alors, l’entourèrent, lui prodiguèrent les soins de circonstance.
Enfin, la malheureuse ouvrit de nouveau les yeux. Elle regarda ses sauveurs les uns après les autres. En apercevant Kinætenon, l’Iroquois dont le regard en dessous, narquois indiquait qu’il avait déjà saisi le secret de sa fuite, elle poussa un gémissement et referma les yeux. Elle les rouvrit aussitôt, larges, terrifiés, et les fixa sur Kinætenon. Puis, dans un effort prodigieux, combien pénible à voir, elle se souleva toute.
Visiblement, elle voulait fuir. Mais sans forces réelles, elle retomba, et bientôt s’affaissa de nouveau entre les bras de Perrine.
Kinætenon haussa les épaules et s’éloigna de quelques pas. Sur un signe de Perrine, Charlot le suivit en compagnie de René Robineau et des deux Hurons. On se mit à causer discrètement en tournant le dos. Kinætenon ne se mêla pas à la conversation. Il resta silencieux, les yeux fixés sur le lointain horizon. Songeait-il à son village iroquois, là-bas, et aux siens quittés depuis longtemps déjà ? Bien vivement, la vue de cette femme, échappée, il n’en avait aucun doute, à la vengeance de ses frères, devait lui rappeler son wigwam, tout enveloppé le soir, de fumée bleue, tandis que sur le feu, grillait doucement la chair de l’orignal ? Il y vivait solitaire et heureux dans ce pays au climat plus clément que celui-ci ! Oui, il y était heureux ! Car nuls yeux d’azur, nulle chevelure de lumière n’y avaient encore troublé son repos !… Ici, oui ici, tout cela avait changé pour le malheureux Kinætenon… À deux pas de lui, froide, indifférente, hostile peut-être, au fond, se tenait la gracieuse femme blanche qui pouvait tout sur son cœur… Ah ! pauvre, pauvre Kinætenon. Impassible en apparence, un œil exercé aurait pu cependant voir la tête du sauvage se baisser de plus en plus sous l’amertume de ses réflexions.
Jean Amyot n’avait pas suivi ses compagnons. Il était demeuré debout, près de la fugitive. Il continuait de l’examiner avec attention. Enfin, il en détourna les yeux et se prit à rassurer Perrine et Marie de la Poterie. Il voyait les jeunes filles s’empresser avec tant d’inquiétude auprès de la femme sauvage. D’ailleurs, lentement, celle-ci revenait à la vie. Avec des mouvements légers et adroits, Marie de la Poterie n’en continua pas moins de baigner la figure de la fugitive et de ranger ses longs cheveux en désordre. Un beau front, large, haut, cuivré à souhait, apparut enfin.
« C’est là une Algonquine, vous l’avez deviné, n’est-ce pas, Perrine ? prononça presque à voix basse le compatissant Amyot. Une Algonquine, prisonnière des Iroquois… Un tel dénuement ne saurait avoir d’autre explication. Au prix de quels dangers, de quelles douleurs a-t-elle pu s’échapper d’entre les mains de ses ennemis et parvenir jusqu’ici ? Je frémis rien qu’à y songer.
— Vous avez raison, Jean, affirma à son tour Marie de la Poterie. Voyez sa main… Non, non, la droite… celle que tient Perrine. Elle est horrible. Les ongles manquent à chaque doigt.
— La torture iroquoise débute ainsi. Les premières « caresses » lui ont été prodiguées pour parler le langage féroce de ces barbares, précisa Amyot, avec tristesse.
— Oh ! ces Iroquois ! murmura Marie de la Poterie, en serrant les dents, et en levant son poing minuscule dans la direction de Kinætenon, j’espère bien un jour lever la chevelure d’une de ces têtes bronzées. Vous m’aiderez, n’est-ce pas, Jean Amyot ?
— Chut, Marie, chut ! dit Perrine, un peu effrayée… Jean, continua-t-elle, suppliante, parlez à cette femme. De grâce ! Quelques mots dans sa propre langue lui feraient tant de bien. Ah ! que n’ai-je appris de Charlot un peu d’algonquin comme j’en ai appris la langue huronne-iroquoise… Jean, rassurez-la, n’est-ce pas ? Ses misères sont bien finies maintenant. Nous allons la conduire dans quelques instants chez le Commandant.
— C’est cela, c’est tout à fait cela qu’il nous reste à faire, appuya Marie de la Poterie, de ce petit ton coupant qui rappelait si fidèlement parfois la voix autoritaire de son père. Je cours auprès des deux Hurons. Il faut qu’ils nous fabriquent un brancard d’occasion. Nous ne pouvons songer à transporter autrement cette misérable, à moitié morte de faim, de fatigues et de terreur… Et puis, Perrine, durant mon absence, écoute à son sujet ce que va te traduire ce savant de Jean Amyot. Tu nous en feras le récit dès que nous reprendrons le chemin du Fort…
— Oui, oui, allez, notre Commandante, finit l’interprète, qui s’amusait de la vivacité affairée de la jeune fille. »
Un dialogue court, entrecoupé de plusieurs pauses, s’engagea entre l’Algonquine et l’interprète.
« Oui, apprit la femme sauvage, qui parlait à cause de son état de faiblesse, avec une extrême lenteur, oui, je me suis échappée… d’entre les mains des Agniers… que mon frère blanc le sache bien ! J’ai brisé… mes liens… J’ai passé par-dessus les corps… de mes gardiens… endormis. Mais alors, …malheureusement alors… un besoin de vengeance m’a saisie. …Je suis revenue et… et au moyen… d’une hache… j’ai cassé la tête… d’un des dormeurs…
On m’a poursuivie… poursuivie… Le creux d’un arbre où je me suis cachée… m’a d’abord sauvée… Mais au sortir, ma… ma piste hélas ! fut retrouvée… Je me suis enfoncée, cette fois, dans un étang des heures… et puis des heures… J’ai marché ensuite, j’ai couru… marché encore, mangeant des racines… des fruits sauvages. Au Fort Richelieu… j’ai construit un « cageux », …celui qui est là,… là sur la grève. J’ai pris, enfin… le fleuve… jusqu’ici !
— Ma pauvre femme, n’ayez plus aucune crainte, ne pensez plus du tout à ces affreuses misères. Vous êtes sauvée, bien sauvée, allez, maintenant. Nous allons essayer de réparer vos fatigues, de vous fortifier… Ayez confiance, c’est si bon d’avoir confiance, ayez, confiance, répétait Perrine, en manière de conclusion, et au moyen d’une pantomime des plus expressives. La jeune fille pleurait sur cette détresse tragique, que seuls le courage, l’héroïsme, l’esprit avisé de cette femme en alerte, avaient pu rendre supportable jusqu’au bout.
Les deux Hurons s’approchèrent avec le brancard d’occasion, puis Marie de la Poterie et tous les promeneurs, fort apitoyés. Perrine enleva à son tour sa mante de serge blanche et l’étendit sur les branches rugueuses. Doucement alors Jean Amyot vint déposer l’Algonquine sur le brancard.
Tous se hâtaient maintenant vers les Trois-Rivières. On gardait le silence. Ce pénible sauvetage de l’Algonquine provoquait de tristes réflexions. Kinætenon raidissait malgré lui son attitude depuis l’incident et peu à peu Charlot, qui avait le prétexte de la fatigue, put cheminer seul avec lui, en arrière de tous.
Le crépuscule descendait, rapide. Son ombre subtile enveloppait, envahissait en maître la forêt bruissante et chantante. Enfin on reprit la route de la grève, et bientôt le Fort se découpa sur les vertes futaies du bois, large tache grise, froide, un peu hostile. Mais derrière ces murs, on le savait, une vigilance incessante rôdait et flairait le danger. Cela suffisait, les regards s’émouvaient, s’attachaient avec persistance sur la dure enceinte protectrice.
À quelque cent pas du Fort on vit venir deux soldats, au pas de course. L’un n’était autre que l’ordonnance même du Commandant La Poterie, du gouverneur des Trois-Rivières.
Perrine se désola. « Marie, souffla-t-elle à l’oreille de sa compagne, vois, nous avons causé beaucoup d’inquiétude à la maison. L’ordonnance de ton père vient lui-même à notre rencontre.
— Bah ! comme c’est une œuvre de grande miséricorde qui nous a retardés, tout s’expliquera à notre avantage. »
La jeune fille courut tout de même au devant des Soldats. Ils s’arrêtèrent respectueusement à sa vue, la main au front. Elle leur rendit, avec sa gracieuse drôlerie, le classique salut militaire qui lui plaisait toujours beaucoup. Puis l’espiègle prit vivement à partie l’officier attaché au service particulier de son père. Elle savait qu’il craignait ses réparties désinvoltes, railleuses, un peu agressives, parfois.
« Eh bien, lieutenant, dit-elle, que nous voulez-vous ? Perrine et moi nous n’étions pas sous assez bonne escorte peut-être ?
— Oh ! mademoiselle !
— Messieurs mes amis, continua sans pitié la jeune fille à ses compagnons, tout près d’elle maintenant, voilà comment l’on vous traite. Mais je vais vous défendre.
— Je vous en prie, mademoiselle, je… balbutiait l’ordonnance, un peu interdit devant ce flot de paroles narquoises.
— D’abord, qu’y a-t-il, lieutenant ? Le feu est au Fort ?
Non, mademoiselle, répliqua en riant le lieutenant, non. L’on souhaite seulement votre présence immédiate à la maison de mon Commandant. Celles de mademoiselle Perrine et du soldat Le Jeal également. Le père Jogues vient d’y arriver avec quelques personnes de Montréal. Il y a eu…
— Comment, comment, interrompit sans façon la pétulante jeune fille, la chaloupe du Montréal est entrée, et je n’étais pas là :
— L’on ne vous a pas attendue, c’est certain, mademoiselle. » Un sourire glissait sous la moustache finement relevée du militaire.
— Sergent, vous vous moquez de moi, je crois ?
— Mais non, mademoiselle, mais non ! »
On repartit vers le Fort. Le capitaine Robineau questionna à nouveau les soldats sur les dernières nouvelles. Des décisions importantes et nombreuses en effet venaient d’être prises. L’ordonnance du Commandant les énuméra : Primo, un dernier Conseil, très court, se tiendrait le treize, en la cabane d’un capitaine algonquin, grand ami de Piescaret… Secundo, le départ pour le lointain village des Agniers, des ambassadeurs iroquois, accompagnés du père Jogues, du procureur général de la Colonie, Jean Bourdon, de quelques Algonquins et de Hurons avait été fixé au seize mai au matin. Entre ces deux dates, du 13 au 16 mai, de grandes réjouissances publiques allaient avoir lieu, en l’honneur de tous les sauvages alliés.
« Morale, conclut Marie de la Poterie, qui avait écoulé cela d’un air boudeur, allez vous promener, montrez-vous gracieux envers vos amis, pratiquez héroïquement la charité et l’on découvre la route des Indes en votre absence… Oh ! pardon, pardon, reprit-elle, voyant qu’on souriait avec malice autour d’elle, ça n’est pas gentil pour vous, ce que je dis là… je…
— Pour ma part, je ne t’en veux pas, Marie, je t’assure. Je me sens trop heureuse à la pensée que je vais revoir à l’instant le père Jogues. La bénédiction de notre doux martyr me porte toujours bonheur.
Amyot se pencha vers la jeune fille. « Ralentissez un peu le pas, voulez-vous, Perrine ? J’ai enfin obtenu du Père Buteux une copie de la lettre du père Jogues. Vous savez, cette émouvante missive, qui a bouleversé d’émotion M. de Montmagny lui-même, lors des préliminaires des Conseils pour la paix.
— Vraiment, Jean ? Oh ! vite, vite, laissez-moi lire cette acception d’un trop héroïque voyage.
— Voici, Perrine ». Et Jean Amyot tendit un mince papier. Elle n’était ni très longue, ni très élaborée la lettre qu’avait écrite de ses pauvres mains mutilées le père Jogues, mais elle contenait des caractères d’écriture aussi élégants que ceux d’autrefois. Il avait une merveilleuse calligraphie ce Jésuite très humble, mais fort instruit…
Perrine dut essuyer souvent ses yeux embués de larmes en lisant les quelques lignes suivantes :
« Croiriez-vous bien qu’à la lecture des lettres de Votre Révérence, mon cœur a été comme saisi de crainte… La pauvre nature qui s’est souvenue du passé a tremblé ; mais Notre-Seigneur, par sa bonté, y a mis et y mettra le calme encore davantage. Oui, mon père, je veux tout ce que Notre-Seigneur veut, au prit de mille vies. Oh ! que j’aurais de regrets de manquer une si bonne occasion ! Pourrais-je souffrir la pensée qu’il a tenu à moi que quelques âmes ne fussent sauvées ! J’espère que sa bonté, qui ne m’a jamais abandonné dans les autres rencontres, m’assistera encore : Lui et moi nous sommes capables de passer par-dessus toutes les difficultés qui se pourraient opposer…
« Mais il faudrait que celui qui viendra avec moi fut bien vertueux, capable de conduite, courageux, et qu’il voulût endurer quelque chose pour Dieu…
« Je prie Votre Révérence de me croire son très humble et obéissant serviteur.
— Ô la lucide, la belle vaillance ! murmura Perrine en repliant la missive. C’est là aussi le frémissement d’une chair déjà bien cruellement crucifiée… Pourquoi, oh ! pourquoi, demande-t-on encore au père Jogues de retourner là-bas ?
— Nos pères, si possible, ont plus de sainteté encore que d’héroïsme… On ne s’adresse pas en vain à la générosité de l’un d’eux, répondit Amyot.
— Pauvre père Jogues, reviendra-t-il jamais de chez ces loups dévorants ?… soupira la jeune fille.
— Perrine, Perrine, voyez dit soudain à voix très basse Amyot. Votre frère marche à l’écart de nous tous et tient une conversation fort attachante avec Kinætenon… Oui, vraiment, ce qu’ils s’y absorbent tous deux !…
— Je devine ce dont il s’agit, allez, Jean, répondit avec tristesse la jeune fille. Kinætenon, ainsi que deux autres de ses compagnons ne partiront d’ici qu’en juillet, au retour probable du père Jogues et de M. Bourdon. Si, alors, tout va bien au pays des Agniers, Charlot rêve d’y aller passer une ou deux semaines. Kinætenon organisera une partie de chasse en son honneur, dans les beaux bois giboyeux d’Ossernenon.
— Vous avez confiance en ce barbare ? Vous laisseriez partir volontiers votre frère ?
— Non, Jean. Car, si j’ai en effet confiance en Kinætenon, qui aime sincèrement Charlot, je ne me défie que trop des entours de ce dernier.
— Mettez-vous en travers du projet ?
— Mauvaise tactique !
— Invoquez l’aide du Commandant ?
— Vous oubliez, Jean, que Charlot est en congé de maladie. Il ne sera pas tenu d’obéir au Commandant.
— Il y aurait encore à s’adresser à Normanville ?
— Mon pauvre ami, quelle démarche inutile ! M. de Normanville finira par approuver Charlot. L’insouciance dans le danger de ce grand ami de mon frère égale au moins son incomparable bravoure.
— C’est vrai. Si je tentais quelques observations de mon côté ?
— Non, non, il devinerait vite que vous le faites pour moi…
— Croyez-vous Perrine ? Sincèrement. Hé ! que ne tenterais-je pas en effet, pour vous être agréable, pour que vous compreniez que je…
— Jean, voici mon frère », interrompit vivement la jeune fille qui rougissait, moins sous l’effet des paroles de l’interprète, que sous la musique fervente de l’accent.
Charlot en voyant s’ouvrir les grandes portes du Fort, s’était rapproché de Perrine. Il mit avec affection son bras sous le sien.
« Avec quel plaisir, dis, ma petite sœur, nous allons tous deux revoir le père Jogues ? Chaque fois que je me retrouve en sa présence, sais-tu que la même gracieuse image de notre aventureuse enfance se lève devant moi. Je revois le navire, le Saint-Joseph, celui qui nous amena jadis au Canada. Je revois M. de Courpon, le distingué capitaine, debout près du père Jogues. Tous deux se tiennent au chevet d’un petit malade de six ans. La dévouée et mignonne sœur du mioche est à genoux, près du lit improvisé. Elle implore soins et protection… Ah ! Perrine, Perrine chérie, jamais, entends-tu, jamais, je n’oublierai la figure divinement compatissante du père Jogues se penchant sur la mienne !
— Vite, vite, mes amis, entrons au Fort, s’exclama Marie de la Poterie, en s’approchant à son tour. Je viens d’apercevoir la tête de petit père à l’une des fenêtres. Il a l’air mécontent… Perrine, ma belle enfant, ma touchante colombe de paix, tu voudras bien passer la première. Les plis du front de père vont s’effacer un peu en te voyant. Puis, c’est toi, entends-tu, toi, qui plaideras la cause des, des… braves cœurs que nous sommes tous après tout… Allons, filons, engouffrons au pas de gymnastique, cette petite porte, là… là, à gauche ! »
- ↑ Lettre authentique fidèlement reproduite.